Édition du 23 avril 2024

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Afrique

MENACES DE PARTITION, RUMEURS D’INTERVENTION

Effondrement du rêve démocratique au Mali

Naguère modèle de démocratie africaine, le Mali s’enfonce dans l’instabilité politique tandis que la rébellion au Nord, dominée par des groupes islamistes radicaux, coupe le pays en deux. Depuis le coup d’Etat du 22 mars dernier, le président de transition, M. Dioncounda Traoré, tente de concilier partisans et opposants du putsch. Cette crise révèle d’anciennes fractures.

(tiré du Monde diplomatique de septembre 2012)

LE MALI est-il menacé d’une généralisation de la charia ? Depuis le 27 juin, le nord du pays se trouve aux mains des groupes islamistes radicaux qui ont pris le contrôle des régions de Kidal, puis de Gao et de Tombouctou, soit au total près des deux tiers du territoire. Leur domination mêle exactions perpétrées au nom d’Allah et assistance aux populations démunies, celles du moins qui n’ont pas pris la fuite. Les salafistes installés dans les trois grandes régions septentrionales distribuent argent et secours, et n’ont pas de mal à recruter parmi les jeunes chômeurs sans perspectives d’avenir. A Gao, ils fournissent carburant et denrées à prix coûtant, équipent les centres de santé, payent leurs agents… Un élu du Nord raconte qu’il a tenté de joindre le chef du mouvement islamiste radical Ançar Dine, M. Iyad Ag Ghali, pour le rencontrer. Réponse : « Je te verrai quand tu auras démissionné de ton poste. Les députés n’ont aucune légitimité face à la loi de Dieu. »

Cependant, dans un pays grand comme deux fois et demie la France, le Nord reste loin. Loin du pays « utile », où se concentre 90% de la population. A Bamako, sous les changements de ciel de l’hivernage, en plein ramadan, la tolérance traditionnelle reste de mise : restaurants ouverts, alcool disponible et quelques fumeurs en pleine rue. S’il implique une majorité des habitants, le mois du jeûne (achevé à la miaoût) se vit « à la malienne », avec une piété sans contrainte publique (lire l’encadré). Première source d’anxiété : le travail. A cause de la crise, l’économie est en lambeaux. De nombreuses entreprises, notamment de services, ont fermé ou mis leur personnel en chômage technique.

Après l’hôtellerie et la restauration, frappées d’emblée, l’ensemble des secteurs fonctionnent désormais au ralenti. De gros employeurs licencient, telle la compagnie Air Mali. Seul le secteur minier semble tirer son épingle du jeu, et l’Etat continue à payer les salaires.

Autre motif de désarroi : l’effondrement politique d’un pays jusque-là érigé en modèle démocratique. La popularité du coup d’Etat militaire du 22 mars 2012, partout dénoncé à l’étranger, a surpris

Malgré leur invraisemblable calendrier – quelques semaines avant une élection présidentielle ouverte – et leur conduite favo risant pillages et règlements de comptes, les soldats du camp de l’armée de terre de Kati, dirigés par le capitaine Amadou Sanogo, intervenaient sur un terrain propice : outre qu’ils ont profité de l’exaspération après les revers militaires face à la rébellion touarègue au Nord, le discours des putschistes sur la corruption des élites et la « démocratie coquille vide » a rencontré un écho favorable dans la population. Très vite, les responsables politiques se sont succédé auprès d’eux, y compris – discrètement – ceux qui avaient condamné le coup à travers le Front uni pour la sauvegarde de la démocratie et la république (FDR, ou « front du refus ») (1).

Pour M. Oumar Mariko, protagoniste de la révolution de 1991, qui avait renversé le régime de parti unique du général Moussa Traoré, et responsable du parti Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance (SADI), « ce coup d’Etat nous a libérés d’un mirage et replace le problème dans son contexte, à savoir la quête de la démocratie pour les peuples maliens (2) ». L’intellectuelle Aminata Dramane Traoré ne dit pas autre chose lorsqu’elle considère que « Sanogo n’est pas le problème, Sanogo est un symp - tôme (3) ». Cette thèse rencontre un fort écho à l’étranger, en France notamment, où l’on revisite vingt ans de « gabegie » à la faveur de l’effondrement de l’Etat malien (4) – après avoir encensé le « modèle » proposé par ce pays.

« De mauvaises décisions ont été prises »

CES VOIX ne tirent-elles pas trop rapidement un trait sur les acquis de la IIIe République, née en 1991 ? La liberté d’expression, qui autorise les journalistes à critiquer de manière acerbe la situation politique (même si cela leur vaut parfois d’être agressés physiquement) ; l’ouverture sociale, avec la création d’une myriade d’associations qui jouent à présent leur rôle dans les mobilisations en faveur du Nord ; ou encore le dynamisme de la scène culturelle, qui a fait de la capitale malienne une plaque tournante artistique sur le continent : des Rencontres de la photographie de Bamako au festival Etonnants Voyageurs, le pays fait figure de référence, tandis que les chanteurs partent à la conquête des scènes internationales. Sur le plan économique, le crédit « démocratique » dont jouissait le Mali a favorisé l’apparition d’une nouvelle génération de chefs d’entreprise et l’ouverture au tourisme ainsi qu’aux investissements étrangers.

« Il faut être fou pour diriger ce pays », avait confié en 1992 M.Amadou Toumani Touré (sur nommé ATT) à M.Alpha Oumar Konaré, l’archéologue élu président après le premier scrutin libre de l’histoire du Mali. Le chef de l’Etat a ensuite dû affronter successivement la rébellion – déjà – au Nord, la poussée des revendications corporatistes, l’agitation incessante des étudiants stimulés par leur participation à la transition politique de 1991, ainsi que les vives tensions entre partis à chaque rendez-vous électoral. Le grand chantier de ses deux mandats fut la décentralisation, dont l’échec, faute de ressources, n’a pas entamé l’attrait (5). Elu à son tour président en 2002, M. Touré fut l’artisan d’une réelle détente politique. Son rôle dans le renversement du régime Traoré en 1991 lui valait une forte popularité. Alors général, il avait pris la direction du coup d’Etat pour ensuite remettre le pouvoir aux civils.

Porté à la tête du pays dix ans plus tard,il s’est voulu rassembleur. Au point d’inventer un mode de gouvernement qui a atomisé la scène politique : sans parti pour l’appuyer, il recherchait le consensus et réunissait autour de lui des représentants de toutes les tendances. Ce système a peu à peu anesthésié les forces d’alternance, la capacité de proposition des partis, voire tout débat public. Tandis que le pays se couvrait de chantiers et que les infrastructures (routes, canalisations, énergie…) faisaient un bond en avant, la corruption désormais généralisée et la cooptation aux plus hautes fonctions de cadres médiocres ont discrédité le régime : de nombreux Maliens percevaient désormais le consensus comme un mode pacifique de « partage du gâteau » dans une démocratie « globalement goudron née » – selon l’expression de l’ancien militant démocratique devenu ministre Mamadou Lamine Traoré, aujourd’hui décédé.

Le même mode de gestion s’est étendu à la question du Nord, où les tensions ont été ravivées par le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), devenu en 2006 Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), puis par les conséquences de la guerre en Libye, qui a favorisé la circulation des armes dans le Sahel (6). Pour M. Touré, qui avait ramené le calme dans le Nord en 1992 en négociant le pacte national du 11 avril scellant la paix avec les rebelles (7), l’échec était patent.

Toujours attaché à la conciliation, discutant avec tous au risque d’envoyer des signes de collusion, il a cru pouvoir sanctuariser le territoire malien face à la progression des groupes combattants algériens opérant à partir de 2003 dans le Sahel. En obtenant, cette même année, la libération de trentedeux Occidentaux enlevés en Algérie, il endossait un rôle de médiateur. Il y était encouragé par les puissances européennes, comme le montre la pression exercée par Paris pour la libération de l’otage Pierre Camatte, en février 2010. Mais, à cette époque, le « pacte » avec AQMI ne fonctionne plus, et les enlèvements se déroulent au Mali, ce qui vaut à M. Touré des accusations de laxisme de la part de l’Algérie et de la France.

Pour ce militaire chevronné, mais responsable de la désorganisation de l’armée, le désaveu est aujourd’hui complet. « De mauvaises décisions ont été prises : il y a eu des officiers écartés ou court-circuités, des nominations de généraux inexplicables, des problèmes d’approvisionnement et de logistique en général non résolus », témoigne un ancien ministre de la défense. De l’avis des responsables maliens, l’intégration des combattants touaregs au sein de l’armée, prévue par le pacte national, était réelle. Aussi, personne à Bamako n’a vraiment compris la résurgence – limitée à certaines factions – de la rébellion du Nord en 2006.

Souvent préconisée, la mise en oeuvre effective des décisions du pacte national a tardé, notamment sur l’autonomie administrative et le développement économique. « Des erreurs ont été commises, reconnaît Souleymane Drabo, directeur du quotidien public L’Essor. Il aurait fallu donner la priorité au désenclavement du Nord, au moment où l’on mettait en chantier tant de nouvelles routes. Mais il est faux de dire qu’ATT – et avant lui M. Konaré – n’a rien fait au Nord. Pour qui connaît bien Kidal, la ville a été métamorphosée.

Pour un étranger, c’est toujours le même dénuement, mais nous, nous savons d’où l’on vient. L’opinion malienne n’a d’ailleurs jamais accepté de voir tant de fonds se déverser sur les trois régions du Nord, alors que le sous-équipement est partout. On se dit : la région de Kayes [sud-ouest du pays] a changé de visage, certes, mais pas grâce à l’Etat, grâce aux ressources des travailleurs émigrés ! » Sous-administré et miné par une corruption qui gangrène aussi les collectivités locales, l’Etat malien était sans doute incapable de mettre en oeuvre la vision du président Konaré : englober la question du Nord dans le grand mouvement de décentralisation. Cinquante ans après l’indépendance, « nous sommes toujours aux prises avec la question nationale », reconnaît M. Soumeylou Boubeye Maïga, le dernier ministre des affaires étrangères de M. Touré. Au-delà de l’actualité, il témoigne d’une crainte réelle au Mali : voir le Sud s’éloigner des régions septentrionales et les abandonner à leur sort.

Un autre spectre menace l’expérience démocratique. Tandis que les pères de l’indépendance valorisaient les grands empires de l’histoire malienne (8) comme autant de creusets pour la cohabitation des ethnies, l’heure est au repli identitaire. M. T., historien et sociologue, témoigne, mais ne souhaite pas être cité nommément, tant la question est devenue sensible : « Le Malien se pense de plus en plus bambara [ethnie dont la langue est devenue véhiculaire], et regarde les relations entre ethnies comme les liens de dépendance qui existaient sous le règne des rois de Ségou, aux XVIIe-XVIIIe siècles. » Dans la même aire communautaire, on valorise à l’excès l’héritage malinké et la « noble » histoire de l’Empire mandingue au XIIIe siècle, alors que celle-ci relève plus du mythe que de l’historiographie.

Menace du radicalisme islamique, vision révisionniste de la démocratisation, montée du communautarisme, à quoi s’ajoute un nationalisme revêche qui s’exprime face aux interventions diplomatiques étrangères depuis le 22 mars : telles sont les caractéristiques alarmantes d’une IIIe République malienne menacée dans ses fondements.


Notes

(1) Le FDR regroupe cinquante partis et cent associations opposés aux putschistes.

(2) Le Nouveau Courrier, Bamako, 22 juin 2012.

(3) « Afrique presse », TV5, 26 mai 2012.

(4) Cf. Laurent Bigot, « Les défis du Sahel : focus sur la crise malienne », séminaire de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Paris, 22 juin 2012.

(5) Cf. Ousmane Sy, « Reconstruire l’Afrique », Charles Léopold Mayer, Paris, 2009.

(6) Lire Philippe Leymarie, « Comment le Sahel est devenu une poudrière », Le Monde diplomatique, avril 2012.

(7) Pacte national conclu entre le gouvernement du Mali et les Mouvements et Fronts unifiés de l’Aza - wad (MFUA) consacrant le statut particulier du nord du Mali.

(8) Il s’agit des empires du Ghana, du Mali et songhaï, qui, du IXe au XVIe siècle, dominaient le Sahel et l’Afrique de l’Ouest.


Un islam tiraillé

L’ISLAM malien est tout sauf unifié. Rassemblés en juillet 2012, les responsables musulmans du pays entendaient protester contre le saccage des mausolées des saints, entamé le 30 juin à Tombouctou. Mais leur unanimité de façade cache mal de profondes divisions. Aux chefs traditionnels, respectueux de l’islam maraboutique qui irrigue depuis des siècles la religiosité populaire, s’opposent les tendances « modernistes », sou tenues par les monarchies pétrolières du Golfe. Pour ces dernières, marabouts et culte des saints sont des superstitions à extirper.

La seconde tendance rencontre un écho de plus en plus important au Mali. Une marqueterie de courants flirte aujourd’hui avec le wahhabisme, dont l’introduction, par de jeunes intellectuels partis étudier au Proche-Orient, date de la fin de la colonisation ; or la doctrine venue d’Arabie saoudite a gagné en influence depuis vingt ans. Le président du Haut Conseil islamique malien (HCIM), M. Mahmoud Dicko, en est proche. Des dizaines d’associations musulmanes sont nées avec le printemps démocratique du Mali, en mars 1991. L’une des plus populaires a pour responsable M. Ousmane Madani Haïdara, qui a tenu à dénoncer l’« usur pation » du nom de son organisation, Ançar Dine (« Défendre l’islam »), par le groupe islamiste opérant sous ce nom dans le Nord, qu’il qualifie de terroriste et de « satanique ». D’inspiration soufie, M. Haïdara, dont les sermons sont très populaires, prône, lui, la tolérance. Tous adhèrent cependant à la même tendance purificatrice qui s’élève contre la permissivité de la société.

Si le HCIM, organisme consultatif créé en 2002, a qualifié la destruction des tombeaux d’« actes d’un autre âge », il a joué un rôle déterminant dans les débats sur le nouveau code de la famille, en recul quant aux droits des femmes.

J. D.

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