Édition du 30 avril 2024

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Planète

En 1989, Shell savait que ses activités mèneraient au chaos climatique

Avant même le premier rapport du Giec, le géant pétrolier a prédit avec précision les impacts de la catastrophe climatique si les groupes énergétiques continuaient de produire des énergies fossiles. Malgré cela, Shell a sciemment opté pour le « business as usual », conduisant aux résultats dévastateurs qu’il avait décrits.

Tiré de Médiapart.

C’est une pierre de plus à l’imposant édifice de la responsabilité climatique des multinationales pétrolières.

Depuis quelques années, la littérature scientifique a démontré que TotalEnergies, ExxonMobil, BP ou Shell avaient connaissance depuis les années 1970 du fait que l’extraction d’énergies fossiles pourrait entraîner des dérèglements climatiques.

Mais un nouveau document confidentiel interne à Shell dévoile un autre pan de la connaissance des majors sur le réchauffement global : le fait de savoir précisément quels impacts sur l’humanité engendrerait soit la poursuite de leurs activités fossiles, soit la bifurcation écologique. Et ce, bien avant les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), dont le premier date de 1990.

Durant cinq ans, Vatan Hüzeir, activiste climatique néerlandais et doctorant à l’université Erasmus de Rotterdam, a compilé des documents internes à Shell qui ont été rendus publics il y a quelques semaines, dans le cadre de son travail de recherche scientifique.

Parmi ces derniers se trouve un rapport estampillé « confidentiel », daté d’octobre 1989 et intitulé « Scénarios 1989-2010 ».

Dans ces pages, Shell modélise deux voies pour la planète jusqu’en 2010, puis à l’horizon 2050. La première est un scénario baptisé « Monde durable », où les émissions de gaz à effet de serre atteindraient leur maximum autour de l’an 2000, pour ensuite diminuer rapidement. Une voie, en somme, où les industriels énergétiques auraient entrepris leur transition vers des énergies renouvelables.

L’autre voie explorée est intitulée « Mercantilisme mondial », où la demande en énergies fossiles continuerait de croître et où les températures moyennes globales augmenteraient considérablement plus que les + 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle – la route sur laquelle nous sommes désormais pleinement engagés.

À l’époque, le géant pétrolier anglo-néerlandais modélisait déjà depuis une dizaine d’années le climat à venir. En 1975, une étude appuyée par Shell avertissait que « l’augmentation de la teneur en CO2 de l’atmosphère […] suffirait à induire des changements climatiques majeurs ». Quatre ans plus tard, des travaux financés par la compagnie montraient des simulations d’augmentation du CO2 atmosphérique issu des activités industrielles jusqu’en 2400.

Enfin, dans un rapport confidentiel de 1988 intitulé « L’effet de serre », Shell avait connaissance de l’augmentation de la concentration de CO2 dans l’atmosphère au cours des 150 prochaines années à cause de la combustion d’énergies fossiles.

Des prédictions précises et clairvoyantes

Ce qui frappe toutefois à la lecture de « Scénarios 1989-2010 », c’est sa clairvoyance et sa description précise des impacts du climat si les groupes énergétiques perpétuaient leurs activités fossiles.

Pour le scénario intitulé « Mercantilisme global », Shell prédit des conditions météorologiques « plus violentes – plus de tempêtes, plus de sécheresses, plus de déluges », mais aussi que « le niveau moyen de la mer augmenterait d’au moins 30 cm » et que « les modèles agricoles seraient radicalement modifiés ».

Le pétrolier indique par ailleurs qu’une modification « modérée » du régime des précipitations perturberait « les écosystèmes, et de nombreuses espèces d’arbres, de plantes, d’animaux et d’insectes qui ne seraient pas en mesure de se déplacer et de s’adapter ».

Pour terminer, Shell avertit que les dérèglements climatiques dans un monde dépassant les + 1,5 °C de réchauffement auraient des impacts sans précédent sur les humains, citant les réfugié·es climatiques à venir, l’avènement de nouveaux conflits. Avant de conclure : « La civilisation pourrait s’avérer fragile. »

Le groupe industriel indique que le scénario « Monde durable », qui atténue le recours aux énergies fossiles, est celui « d’une société qui choisit de flécher certains investissements dans la protection de l’environnement pour faire face à cette éventualité ».

Des modélisations qui rejoignent celles du Giec

Tous ces risques climatiques seront ensuite martelés à partir de 1990 jusqu’à aujourd’hui par le Giec. En mars dernier, les expert·es de l’ONU ont publié une synthèse de leurs études sur le changement climatique, constituant le recueil le plus complet de données scientifiques sur le climat.

On peut y lire, trente-quatre ans après les scénarios climatiques de Shell, que « plus d’un siècle de combustion d’énergies fossiles » a entraîné un réchauffement de la planète de + 1,1 °C par rapport aux niveaux préindustriels.

Ou encore que des phénomènes météorologiques extrêmes « plus fréquents et plus intenses », comme les inondations ou les sécheresses, ont des répercussions de plus en plus dangereuses sur les humains, sur l’agriculture et les écosystèmes, un million d’espèces animales et végétales étant désormais menacées d’extinction.

Enfin, tout comme le rapport de Shell, le Giec souligne que « l’élévation du niveau de la mer » entraîne déjà « une vague de migrations ». Et comme dans le scénario « Monde durable » modélisé par Shell, l’instance de l’ONU répète que la « réduction substantielle » des énergies fossiles fait partie des moyens les plus efficaces pour limiter l’emballement du climat.

Responsabilité climatique

Ce rapport confidentiel « Scénarios 1989-2010 » vient rappeler de façon terrible comment Shell a sciemment opté pour un désastre mondial qu’il avait prévu, en contrepartie de profits à court terme.

Comme l’indique à Mediapart Vatan Hüzeir, « lorsque le fait que le climat se réchauffe a été popularisé à la fin des années 1980, dépassant les sphères scientifiques et politiques, Shell s’est engagé dans une communication agressive basée sur le déni du changement climatique et la fabrique du doute quant au réchauffement global. Cette stratégie a été très puissante dans les années 1990 et 2000 ».

  • En 2022, Shell a engrangé un bénéfice record de 40 milliards de dollars.

Aujourd’hui, Shell perpétue notre dépendance au carbone. Pour chaque dollar investi dans les énergies renouvelables en 2022, la firme a injecté plus de 6 dollars dans le pétrole et le gaz. D’ici à 2030, près de 80 % de l’énergie produite par Shell sera fossile.

« Finalement, peu de choses ont changé depuis les années 1970, se désole Vatan Hüzeir. Conscient des dangers potentiels du changement climatique, Shell décide malgré tout de les nier et de maintenir notre société accrochée à la principale cause de la crise climatique : les énergies fossiles. Son plan de production n’est pas aligné sur la limitation du réchauffement global à + 1,5 °C. »

En 2022, Shell a engrangé un bénéfice record de 40 milliards de dollars. Et en mars dernier, l’entreprise a supprimé le poste de responsable mondial des énergies renouvelables pour se recentrer notamment sur le gaz naturel liquéfié (GNL), une forme de gaz fossile actuellement en plein boom sur les marchés mondiaux.

Shell communique par ailleurs énormément sur la compensation carbone, une pratique de greenwashing (écoblanchiment) qui vise à faire croire que planter des arbres absorbera les émissions des activités fossiles. Cette fausse solution verte était déjà mentionnée dans « Scénarios 1989-2010 », dans un encadré intitulé « Ne restez pas là. Plantez un arbre ».

La justice en embuscade

Le 7 avril dernier, une coalition de chercheurs et chercheuses sur la désinformation climatique et d’ONG a déposé un nouveau mémoire judiciaire dans le cadre d’un procès intenté depuis 2020 par le District de Columbia, aux États-Unis, contre ExxonMobil, Chevron, BP et Shell pour dissimulation des dangers climatiques. Au sein de ce dossier figure le rapport confidentiel de Shell « Scénarios 1989-2010 ».

Par ailleurs, à la suite d’une vaste campagne citoyenne aux Pays-Bas, Shell a été obligé, par une ordonnance du tribunal de La Haye datée de mai 2021, de réduire ses émissions de carbone de 45 % d’ici 2030, par rapport aux niveaux de 2019. Une décision historique que le groupe s’est empressé de contester en faisant appel.

C’est que ces menaces de poursuites judiciaires ne semblent pas le moins du monde entraver le cours mortifère des activités fossiles de Shell.

Le 28 mars dernier, dans les colonnes du Wall Street Journal, Wael Sawan, tout nouveau PDG du groupe, a affirmé : « Je crois fondamentalement au rôle du pétrole et du gaz pour longtemps, très longtemps. »

Mickaël Correia

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