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État d’urgence, instrumentalisation, banalisation et machiavélisme

photo wikipédia

Banaliser : Action de rendre ou de devenir banal, ordinaire, d’entrer dans les mœurs.

Instrumentalisation : Considérer (qqch., qqn) comme un instrument ; rendre purement utilitaire.

Machiavélisme : Doctrine de Machiavel ; art de gouverner efficacement sans préoccupation morale quant aux moyens.

© 2021 Dictionnaires Le Robert - Le Petit Robert de la langue française. Consulté le 19 mai 2021.

Pour affronter la crise sociosanitaire qui est venue avec le virus COVID-19, le gouvernement Legault a promulgué « l’état d’urgence ». Cette mesure extraordinaire a pour effet d’accorder des pouvoirs exceptionnels à une poignée de personnes qui dirigent au sommet de l’État et suspend certaines règles de fonctionnement conventionnées, pour une certaine période de temps. L’état d’urgence est par conséquent une mesure imposée unilatéralement par un gouvernement en situation de péril imminent et grave. Les droits et libertés se retrouvent suspendus ou limités dans leur application. Dans un « État dit de droit » (sic), « l’état d’urgence » est prévu, mais il s’agit d’une mesure exceptionnelle qui doit être utilisée d’une manière justifiée, acceptable et surtout limitée dans le temps.

À ce sujet, l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement fédéral le pouvoir « de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces ».

Du côté du gouvernement du Québec, ce sont les articles 118 et 119 de la Loi sur la santé publique, qui l’autorisent à déclarer « l’état d’urgence sanitaire » « pour une période maximale de dix jours ». Cet état d’urgence peut être renouvelé pour d’autres périodes maximales de 10 jours ou, avec l’assentiment de l’Assemblée nationale, pour des périodes maximales de 30 jours.

«  SECTION III

DÉCLARATION D’ÉTAT D’URGENCE SANITAIRE

118. Le gouvernement peut déclarer un état d’urgence sanitaire dans tout ou partie du territoire québécois lorsqu’une menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente, exige l’application immédiate de certaines mesures prévues à l’article 123 pour protéger la santé de la population.

119. L’état d’urgence sanitaire déclaré par le gouvernement vaut pour une période maximale de 10 jours à l’expiration de laquelle il peut être renouvelé pour d’autres périodes maximales de 10 jours ou, avec l’assentiment de l’Assemblée nationale, pour des périodes maximales de 30 jours.

Si le gouvernement ne peut se réunir en temps utile, le ministre peut déclarer l’état d’urgence sanitaire pour une période maximale de 48 heures. »

http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/showdoc/cs/s-2.2. Consulté le 19 mai 2021.

La question qui se pose ici est la suivante : jusqu’à quand au juste « l’état d’urgence sanitaire » est-il justifié ?

État d’urgence et conventions collectives

Lors du point de presse du premier ministre François Legault du mardi 18 mai 2021, le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, s’est permis une intervention étonnante pour certaines personnes qui a soulevé l’indignation, avec raison, des leaders syndicaux. Voici l’extrait litigieux :

«  M. Boissonneault (Alex) : J’aurais aimé ça vous entendre sur l’état d’urgence, savoir ça va durer combien de temps encore. Normalement, c’est une mesure exceptionnelle qui donne des pouvoirs exceptionnels. Est-ce que vous... Quand pensez-vous que la mesure ne sera plus nécessaire ? Est-ce que ça va dépendre du taux de vaccination ?

M. Dubé : Bien, écoutez, l’état d’urgence, il faut bien comprendre qu’elle a toutes sortes d’impacts, elle a un impact sur notre personnel, elle a un impact aussi sur les primes qui sont payées à notre personnel notamment, elle a un impact, entre autres, sur les différentes mesures qui nous permettent... je vais aller jusqu’à dire que sur l’information qu’on reçoit, etc. Donc, on est en train de regarder comment on va pouvoir passer à l’après, si je peux l’appeler le 2.0.

Mais, en ce moment, tant qu’on n’a pas réglé notamment, je vous dirais, nos conventions collectives avec le Conseil du trésor, je pense que c’est un peu prématuré pour avoir la flexibilité qui nous a été donnée par ça, avec une très, très grande collaboration des syndicats, je dois le dire, dans les derniers mois. Ça fait que c’est quelque chose, en ce moment, qu’on discute et avec le cabinet du premier ministre, mais aussi avec le Trésor pour être sûrs que, lorsqu’on passera à l’après-COVID, mais qu’on a tous les moyens de continuer à bien travailler en santé. »

http://www.assnat.qc.ca/fr/actualites-salle-presse/conferences-points-presse/ConferencePointPresse-74165.html. Consulté le 19 mai 2021

Qu’un gouvernement impose un « état d’urgence » pour éviter une plongée en abyme, c’est une chose. Prolonger l’état d’urgence en raison du fait que les conventions collectives ne sont pas réglées et que cela donne au gouvernement de la « flexibilité », cela se qualifie de la manière suivante : instrumentalisation, banalisation et machiavélisme.

Une chose est de plus en plus confirmée, le gouvernement Legault instrumentalise la crise sociosanitaire (et l’état d’urgence qui l’accompagne) à d’autres fins. Cela lui donne une marge de manœuvre qui lui permet de gérer la grande majorité de ses salariéEs syndiquées des réseaux de la santé et de l’éducation à l’extérieur des règles conventionnées. Cela fait depuis le 13 mars 2020 que nous sommes dans une situation « d’état d’urgence sanitaire ». Parmi les victimes de la pandémie, il y a un nombre élevé de salariéEs syndiquéEs du réseau de la santé qui ont perdu la vie au travail et d’autres qui s’épuisent au front. Les personnes toujours actives ont besoin de repos et de vacances. Le gouvernement Legault de son côté tient mordicus à maintenir le plus grand nombre de salariéEs au travail.

Le premier ministre du Québec a annoncé hier la levée de certaines mesures de confinement. Soit. Mais, bizarrement, tout en levant certaines mesures restrictives, il maintien et prolonge l’état d’urgence. Pourquoi ? Pour une seule raison mentionnée avec une candeur déroutante par le ministre Dubé : la flexibilité dans la gestion des conventions collectives. Bref, le gouvernement Legault gouverne à coups de décrets parce que cela lui permet également de passer outre à certaines de ses obligations conventionnées avec ses salariéEs syndiquéEs. En agissant ainsi, il se rend la vie facile, il joint à ses yeux « l’utile et l’agréable ». L’état d’urgence sanitaire pour François Legault et Christian Dubé est un mode de fonctionnement qui est devenu ordinaire et banal qui peut se prolonger au-delà des risques associés au virus COVID-19.

Conclusion : De l’utilisation abusive de l’état d’urgence à des fins machiavéliques

La levée de certaines mesures de confinement est une indication forte à l’effet que la pandémie est, aux yeux des autorités publiques, « sous contrôle ». Le gouvernement Legault devrait donc annoncer également la levée du régime exceptionnel qui a pour nom l’état d’urgence. Cet « état d’urgence sanitaire » doit être lié au virus qui a pour nom le COVID-19 et en aucun moment à la négociation des conventions collectives des secteurs public et parapublic.

Un gouvernement qui instrumentalise la réalité à ses fins et qui n’y voit aucune matière à remettre en question certaines de ses décisions est un gouvernement qui agit sans préoccupation morale face aux moyens qu’il préconise et utilise. Le gouvernement Legault gouverne en ce moment d’une manière « pragmatique » à ses yeux, mais essentiellement machiavélique aux yeux de plusieurs personnes qui subissent ses décisions unilatérales.

Yvan Perrier

19 mai 2021

8h50

yvan_perrier@hotmail.com

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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