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États-Unis : la guerre anti-femmes des républicains hystérise un peu plus la campagne

L’ambiance est survoltée. Elles ont entre 20 et 30 ans et vivent pour la plupart leur premier meeting féministe après des semaines d’échanges et d’indignation sur Facebook, Twitter, les sites et les blogs. Étudiantes ou jeunes actives, artistes, militantes, elles sont réunies un dimanche dans un petit local associatif d’un coin de Brooklyn, à New York, dans un quartier que l’on pourrait comparer au Montreuil bobo, en lisière de Paris. « C’est une sale période pour la santé des femmes, nous n’avons pas d’autre choix que de nous battre », lance Elizabeth, qui vient de créer un groupe de lecture pour redécouvrir les « ouvrages fondamentaux » du féminisme.

25 mars 2012 | tiré du site de Mediapart
New York, correspondance

« Mais d’où vient cette réaction violente à l’encontre des femmes ! En 2012, aux États-Unis, ça n’a pas de sens de s’opposer à la contraception ! », s’insurge Anurita, étudiante en médecine d’origine indienne. « Nous avons besoin de gens qui nous comprennent et qui savent comment protéger notre santé. Si on laisse les républicains décider pour nous, on est mal, très mal », renchérit-elle.

« Une amie m’a glissé, gênée : “Mais moi je suis catholique et j’ai aussi besoin de la pilule” ! Cette lutte nous concerne toutes », note Amy Klein, musicienne de 28 ans, organisatrice de l’événement avec son association Permanent Waves née en 2010 et qui est déjà intervenue lors des manifestations contre la libération de DSK ou contre la libération de deux policiers new-yorkais accusés de viol en 2011. « Il faut s’allier, il faut manifester, il faut un féminisme différent de celui des années 90, incarné par des femmes qui aspiraient surtout à de belles carrières. Nous devons êtres solidaires pour défendre nos droits », conclut-elle.

L’énergie militante et la colère que l’on trouve dans cette salle donne une idée de l’ambiance dans laquelle se déroulent les élections primaires américaines de 2012, à huit mois de l’élection présidentielle du 6 novembre. « À l’étranger, ils doivent se demander si notre utérus est en sécurité ! », lançait ainsi Samantha Bee, comédienne new-yorkaise, lors de l’émission télévisée satirique et populaire The Daily Show with Jon Stewart. « Ou peut-être que cette campagne n’est qu’une vaste blague en fait, une grande comédie », proposait-elle, exaspérée.

Mais que se passe-t-il aux États-Unis ? Les républicains ont-ils vraiment déclaré la guerre aux femmes ? Est-ce une exagération médiatique, utile aux démocrates ? Est-ce un nouvel exemple de cette polarisation qui frappe la société américaine, de ces fractures entre les défenseurs d’une Amérique blanche, traditionaliste et religieuse et les Américains du centre et du centre-gauche ?

Cette “guerre anti-femmes” est à la fois réelle, alimentée par les décisions et les discours des républicains, et à la fois une formule choc, très utile aux démocrates en cette année électorale. « D’abord, ce langage est si fort qu’il a un impact important sur le positionnement politique de nombreux jeunes, notamment des jeunes femmes bien sûr. C’est un moment très favorable à l’engagement, où il devient nécessaire se dire “avec eux ou contre eux” », analyse la politologue Maryann Barakso, de l’université du Massachusetts, qui travaille sur les femmes dans la vie politique américaine. « En cette année d’élections, c’est par ailleurs un outil parfait de mobilisation des femmes. Et c’est essentiel quand on sait qu’elles constituent 53 % des électeurs, la majorité. »

Une année de remise en cause des droits des femmes

La fameuse expression de « guerre anti-femmes » (“war on women”) est apparue au cœur du débat public au mois de mars, suite aux propos surréels de Rush Limbaugh, l’un des animateurs de radio phares de la droite conservatrice. Ses mots ont mis le feu aux poudres car ils ont été prononcés dans un contexte déjà nauséabond pour les femmes.

Au cours de son émission de radio diffusée sur plus de 600 stations américaines, Rush traite de « prostituée » et de « salope » une jeune femme qui vient de témoigner devant une commission parlementaire de l’intérêt du remboursement obligatoire de la pilule par les assureurs américains, dans le cadre de la réforme de l’assurance maladie du président Obama. « Sandra Fluke veut qu’on la paye pour qu’elle ait des relations sexuelles ? Ça fait d’elle une salope, une prostituée. » Il ajoute, quelques jours plus tard, « mademoiselle Fluke et vous toutes, fémi-nazies, si vous voulez qu’on paye pour que vous baisiez, voilà ce que je propose : postez les vidéos en ligne qu’on puisse tous regarder ».

Les errements de Rush Limbaugh ne sont pas nouveaux, ils sont même sa marque de fabrique. Il aime faire des déclarations plus que douteuses sur les Noirs, les étrangers et les femmes qu’il considère comme des petits chats qui parlent, pour citer l’un des exemples les moins vulgaires. Mais, ce qui choque cette fois-ci, c’est l’absence de condamnation claire des républicains, comme si les insultes et la violente opposition à la contraception – à laquelle ont, ou ont eu recours 99% des Américaines – n’étaient pas si dérangeantes.

« Rush n’a été ni marginalisé ni diabolisé », note Bonnie Anderson, historienne du féminisme au Brooklyn College. Michelle Bachmann, un temps candidate à l’investiture républicaine, a seulement noté que l’animateur avait pris soin de s’excuser via son site internet.

Mitt Romney, le candidat favori pour affronter Barack Obama le 6 novembre prochain, s’en est tenu à cette remarque : « Ce n’est pas le langage que j’aurais utilisé. » Quant à l’ultraconservateur Rick Santorum, le principal opposant de Mitt Romney dans la course à l’investiture républicaine, il est depuis le début de la campagne ouvertement opposé à la contraception qu’il considère comme « un péché ». En octobre, il résumait pour le site chrétien évangélique Caffeinated Thoughts : « La contraception n’est pas ‘ok’, car c’est la porte ouverte à des pratiques dans le domaine sexuel qui sont contraires à ce qu’elles devraient être. »

En février, il a ajouté qu’il était contre le remboursement obligatoire par les assureurs américains d’examens prénataux comme l’amniocentèse – remboursement prévu par la réforme de l’assurance maladie du président Obama –, puisque ces examens font, selon lui, augmenter le nombre d’avortements (en révélant les cas de trisomie par exemple). Il a également fait quelques commentaires sur le « féminisme radical » qui détournait les femmes des tâches domestiques.

Cette vision des choses n’a rien de très étonnant au regard de l’année écoulée. Car, si guerre contre les femmes il y a, elle a en fait commencé dès les élections législatives de novembre 2010 qui ont donné une majorité de sièges aux républicains à la Chambre des représentants, notamment grâce au vote des femmes dites “indépendantes”, déçues par l’administration Obama. C’est le moment où le mouvement Tea Party se fraye un chemin à Washington.

Parmi ces nouveaux élus sous l’étiquette Tea Party, un certain nombre de chrétiens évangélistes aux positions ultraconservatrices. Tant dans les assemblées locales, à l’échelle des États, qu’à Washington, cela donne lieu à une série de débats et de votes particulièrement violents à l’égard des femmes. Depuis janvier 2011, 83 décrets ont été votés à travers les États-Unis afin de restreindre le droit à l’avortement (contre 23 pendant l’année 2010). Ces décrets réduisent le délai légal d’avortement, ils allongent le temps de réflexion obligatoire…

Au Texas, après un an de bataille juridique, une loi vient d’entrer en vigueur en février obligeant le médecin avorteur à montrer et décrire à voix haute à sa patiente la forme du fœtus ainsi que les battements de son cœur s’il existe.

Cette “OPA” Tea Party s’est également traduite par une remise en cause du financement des plannings familiaux. Ce réseau de cliniques gratuites est l’un des seuls recours pour les femmes sans assurance maladie. Il prend en charge 3 millions de femmes par an à la fois pour des consultations gynécologiques, des suivis de grossesses et des avortements. Financé entre autres grâce aux fonds publics, il a donc été pris pour cible par les élus républicains à travers le pays et à Washington, sous prétexte de réduction de la dette publique et de restriction budgétaire.

Au Texas, l’assemblée a ainsi voté une réduction du budget du planning des deux tiers, passant de 111,5 millions de dollars annuels à 37,9 millions, signant ainsi la fermeture de cliniques. Et le débat s’est intensifié en décembre dernier, quand une célèbre fondation de lutte contre le cancer du sein, la Susan G. Komen for the cure Foundation, a annoncé qu’elle allait cesser de financer les plannings afin d’éviter d’être au cœur d’un sujet sensible et de perdre des donateurs. Le tollé fut immédiat, des donateurs démocrates et républicains modérés exprimant leur inquiétude et refusant que la fondation se laisse déstabiliser par les luttes partisanes.

Enfin, en février, est arrivé le débat sur le remboursement de la contraception, devenu, suite à l’intervention de Rush Limbaugh, une nouvelle remise en cause des droits reproductifs.

Le parti démocrate se frotte les mains, le parti républicain se crispe

Logiquement, ces attaques répétées contre la santé des femmes se sont transformées en opportunité pour les démocrates dont l’objectif est de re-séduire les femmes qui ont préféré voter républicain lors des élections législatives de novembre 2010. Pour ce faire, le parti ne lésine pas sur les moyens : dès la mi mars, des e-mails exprimant le « soutien démocrate » ont été envoyés à 11 millions de femmes, la campagne “Les infirmières derrière Obama” a été lancée afin de souligner l’implication du président à défendre les soins de santé… Enfin, le 14 mai, le président prévoit de faire un discours lors de la cérémonie de remise des diplômes du Barnard College de New York, cette université réputée, libérale et réservée aux femmes.

Cette stratégie a toutes les chances de fonctionner. La cote de popularité du président est en train d’augmenter de nouveau chez les femmes. Un sondage New York Times/ CBS de la mi-février a ainsi montré qu’elles soutenaient le président à 53 % contre 48 % en janvier. Un autre sondage du Wall Street Journal / NBC News indique que, chez les électrices, le président mène devant Mitt Romney avec un écart de 18 points.

« Il n’y a pas de doute, c’est une période très favorable pour les démocrates. Ces débats les aident à lever des fonds de campagne et à gagner le soutien des indépendantes. Ils mobilisent les femmes, un électorat essentiel pour eux », résume la chercheuse Maryann Barakso.

« En revanche, ça ressemble à une stratégie perdante pour les républicains. Et ce n’est absolument pas ce que le candidat Mitt Romney voulait. Il souhaitait parler d’économie et il se retrouve à parler de contraception, tiré vers la droite par la frange la plus radicale du GOP, par Rick Santorum mais aussi par les commentateurs conservateurs comme Glenn Beck et Rush Limbaugh dont il ne faut pas négliger l’influence ».

« Nous assistons à la crispation d’un parti autour des sentiments de frustration et de peur d’hommes blancs voyant leurs privilèges diminuer : leurs privilèges de race et leurs privilèges de sexe. Il ne faut pas absolument pas sous-estimer cette frustration depuis l’élection d’un président noir qui, par ailleurs, n’a rien contre l’avortement », explique l’historienne du féminisme Bonnie Anderson qui cite même l’exemple de son frère, « un homme blanc en colère, qui était de ceux militant pour qu’Obama montre son certificat de naissance et qui a viré Tea Party ».

L’historienne ajoute « quand vous parlez d’une société post-chrétienne en Europe, ici, nous traversons une période de résurgence chrétienne et d’affirmation des courants les plus extrémistes et fondamentalistes ».

« J’ai l’impression qu’un mouvement politique traditionaliste s’est organisé dans notre pays dernièrement, sans que nous nous en rendions bien compte », précise la journaliste Irin Carmon, du site internet Salon et souvent présentée comme l’un des nouveaux visages du féminisme américain. Une analyse que l’historienne Bonnie Anderson met en perspective : « Les républicains sont en train de redonner vie à une “guerre culturelle” commencée dans les années 60 et qui n’a finalement jamais cessé. Elle était seulement moins visible. »

L’Amérique des années 50 versus l’Amérique de 2012

« Mais il ne faut pas non plus considérer les républicains plus bêtes qu’ils ne le sont. Ces positions ne sont pas si insensées par rapport à leur cible électorale », tient à préciser Maryann Barakso. Déjà, leur stratégie dans cette course à la présidentielle peut et va évoluer, et l’option de choisir une femme comme candidate à la vice-présidence n’est pas exclue. Le nom de Susana Martinez circule, puisque la gouverneur du Nouveau-Mexique serait un moyen de séduire à la fois les femmes et les hispaniques.

Des républicaines comme l’éditorialiste Mary Kate Cary militent ainsi pour que le parti républicain rectifie le tir en donnant un plus grand rôle à des femmes républicaines peu visibles, comme Ileana Ros-Lehtinen, élue de Floride à la Chambre des représentants, la Sénatrice du Texas Kay Beiley Hutchison, l’ancienne secrétaire d’État Condoleezza Rice, ou encore Nikki Haley, l’actuelle gouverneur de Caroline du Sud à l’étiquette Tea Party.

Ces femmes ne proposent pas une autre version du Grand Old Party, elles lui apportent seulement une touche “féminine” et valident la vision des hommes qui dirigent le parti. Maryann Barakso cite ainsi les nombreuses organisations de femmes républicaines, « finalement incroyablement anti-femmes ». Par exemple, au moment où seuls 16 % des membres du Parlement sont des femmes, l’Independant Women Forum milite pour que plus de femmes soient élues dans les assemblées du pays, mais plus de femmes à l’étiquette Tea Party, « qui savent comment réduire les dépenses puisqu’elles gèrent l’argent du foyer » (voir leur site).

Côté jeunes militantes, le Network of Enlightened Women (Réseau des femmes éclairées) est une organisation de jeunes conservatrices créée en 2004 sur les campus du pays, qui se revendique féministe et se donne entre autres comme mission de « récompenser les vrais gentlemen sur les campus ».

« Il y a donc un ensemble de femmes républicaines dans ce pays qui sont attirées et portées par la vision du monde de leurs pairs républicains, une vision qui nous renvoie aux années 1950 », analyse Maryann Barakso. L’historienne Bonnie Anderson s’intéresse ainsi à cette nostalgie des années 1950 qui se trouve même chez de jeunes générations d’Américains.

Elle note par exemple le succès de la série télévisée Mad Men qui décrit le monde new-yorkais de la publicité au tournant des années 1960, dans une société en changement mais encore très largement machiste. « Le niveau de vie de nombreux Américains a baissé ces dernières années, ils joignent difficilement les deux bouts et c’est encore plus compliqué pour des femmes célibataires. Alors, il n’est pas inintéressant d’essayer de comprendre en quoi cette société des années 1950-1960 que l’on observe dans une série comme Mad Men peut avoir un côté séduisant : finalement, le modèle social de cette période peut sembler plus simple et plus confortable à certaines femmes et à certains hommes. La femme reste celle qui s’occupe du foyer au lieu d’essayer de jouer sur tous les tableaux : gérer un couple, une famille, une carrière et l’apparence physique et vestimentaire à la fois… Il faut croire que ce rôle de superwoman n’est pas toujours un symbole de libération », analyse-t-elle.

Cette période où les droits des femmes redeviennent un objet de lutte et de tension apparaît donc comme une nouvelle illustration de la polarisation de la société américaine. « Sauf que nous sommes plus nombreux, hommes et femmes confondus, à croire au progrès social dans ce pays. L’ampleur de l’indignation face aux insultes de Rush Limbaugh le prouve », affirme Bonnie Anderson, quittant ses habits de chercheuse pour retrouver ceux de la militante aux quarante ans de féminisme.

Comme s’il était possible de garder confiance malgré les débats politiques d’un autre âge, nourris par les peurs et les crispations de certains.

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