Édition du 30 avril 2024

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Nicaragua : « Exilés par la dictature, apatrides, ils revendiquent la lutte pour les droits démocratiques et leur citoyenneté »

La grande majorité des prisonniers politiques qui purgent leur peine dans les prisons de la dictature Ortega-Murillo, pour des crimes qu’ils n’ont jamais commis, qui ont été inventés par des lois répressives dictées à cet effet, ont été libérés, mis dans un avion charter et envoyés à l’aube du 9 janvier en exil [aux Etats-Unis – voir article ci-dessous sur Oscar René Vargas]. Cela de la même manière arbitraire qu’ils avaient été arrêtés et jugés dans des procès qui n’ont jamais eu de valeur légale. Incarcérés de plus dans des conditions iniques dans des cellules d’isolement, quelques-uns d’entre eux étant en arrêt domiciliaire.

10 février 2023 Alencontre *

Photo
Les prisonniers politiques José Adán Aguerri et Suyen Barahona (en haut), Óscar René Vargas et Juan Sebastián Chamorro (en bas), à leur arrivée aux Etats-Unis.

Par Sergio Ramírez

Je viens de voir la vidéo officielle dans laquelle un magistrat, le président de la Cour d’appel de Managua [Octavio Rothschuh Andino], lit d’une voix caverneuse, dans une salle déserte de public du complexe judiciaire [Sala Uno del Tribunal de Apelaciones de Managua (TAM)], la sentence dans laquelle la peine de prison est remplacée par un bannissement. Les prisonniers et prisonnières sont également privés, à perpétuité, de tous leurs droits politiques et citoyens pour « trahison », un autre acte arbitraire, sans aucun fondement.

Peu après, l’Assemblée nationale, réunie en session d’urgence, a consciencieusement et unanimement approuvé un décret visant à retirer la nationalité nicaraguayenne aux traîtres à la patrie, c’est-à-dire aux personnes expulsées, dans un vol charter, en violation de la Constitution. Encore plus d’arbitraire. Et les élu·e·s oublient que les lois ne sont pas rétroactives, selon un principe universel, même s’il s’agissait d’une loi constitutionnelle. Mais au Nicaragua les principes universels ne s’appliquent plus.

Exilé, apatride, mais libre. Le Seigneur écrit les lignes de la liberté de travers, mais avec une main ferme. Et ce n’est que la première page. Les meilleures pages sont encore à venir.

Ils sont déchus de leur nationalité pour trouver le moyen de plaire aux oreilles de fanatiques enragés, de militants aveugles, de paramilitaires compromis avec leur sang dans la répression, qui doivent être actuellement troublés, habitués qu’ils sont au discours enragé, martelé chaque jour, que ces traîtres à la patrie, terroristes responsables d’un coup d’état déjoué en 2018, ne verraient jamais la lumière du jour. C’est le discours officiel. Traîtres, terroristes, racailles, vendus. Et ils l’ont vu, ils l’ont vu la liberté. Comme tout le pays le verra un jour.

***

Tous les prisonniers et prisonnières politiques de la dictature, ceux et celles qui sont montés dans l’avion qui les a emmenés en exil – et ceux et celles qui sont restés, on ne sait toujours pas pourquoi – sont des Nicaraguayens exemplaires. Ils ont résisté dignement pendant de longs mois à l’isolement, dans des cellules disciplinaires, et ont fait de la prison leur tranchée de lutte, une prison où ils n’auraient jamais dû être. Des hommes et des femmes courageux, des dirigeants politiques, syndicaux et paysans, des défenseurs des droits de l’homme, des chefs d’entreprise, des journalistes, des leaders étudiants, des juristes, des universitaires, des prêtres catholiques, et même un évêque, chef des diocèses de Matagalpa et d’Estelí, Monseigneur Rolando Álvarez, une voix prophétique de la vérité.

Tous, accusés d’un crime tiré d’un chapeau juridique, « l’atteinte à la souveraineté nationale » ; une souveraineté appropriée par un couple, une famille au pouvoir, un vieux parti révolutionnaire transformé en dérision d’un rêve depuis si longtemps abandonné, brisé.

Ils n’ont jamais courbé l’échine. Ils n’ont jamais baissé la tête devant les juges nains lors d’audiences orwelliennes. Ils ont porté des uniformes de prisonniers sans porter atteinte à leur dignité. Ils/elles ont donné un exemple de dignité à un pays réduit au silence par la force, qui pendant ce temps voit des milliers de personnes s’exiler, en passant par les failles des frontières, fuyant la répression, le silence, la peur. Un peuple qui ne s’est pas encore réveillé de son long cauchemar – après une autre dictature encore plus féroce [celle des Somoza] –, mais lorsque décolle l’avion qui emmène les prisonniers déportés, célèbre intérieurement ce « départ », avec une joie contenue, même s’il sait qu’il est loin du but final de la liberté et de la démocratie.

***

Il a toujours été clair que ces prisonniers politiques étaient des otages. La dictature, confrontée à son isolement international croissant, voulait garder cette monnaie d’échange, la seule possible. Les prisonniers en échange de quelque chose : les sanctions économiques imposées par les Etats-Unis, l’Union européenne, le Canada, la Suisse, l’Angleterre, aussi bien aux entités gouvernementales qu’aux entreprises publiques et privées favorables au régime, ainsi qu’aux policiers, aux fonctionnaires et aux membres de la famille dictatoriale. Ont-ils obtenu quelque chose ? On ne sait pas encore ce qu’ils ont obtenu en retour.

Le vol spécial dans lequel ont voyagé les otages était à destination de l’aéroport de Washington Dulles, mais le département d’état s’est empressé de préciser, dans une communication aux membres du Congrès, qu’il s’agissait d’une décision unilatérale d’Ortega, « sa propre décision », et qu’il exhorte Ortega-Murillo [1] à prendre d’autres mesures en vue du rétablissement de la démocratie et de la liberté au Nicaragua, sans reconnaître aucune transaction.

Dans tous les cas, la dictature est repartie les mains vides. Sa meilleure stratégie aurait été de négocier les otages par lots, et de ne pas les libérer tous en même temps, afin de garder ses cartes en réserve, de cacher son jeu. Un mauvais signe, en ce qui la concerne. Les libérer n’est pas une preuve de force, mais de faiblesse. Elle le prouve en les déclarant apatrides, une ultime revanche, alors qu’ils sont déjà hors de portée de leurs griffes. Cela avec l’idée que leurs décrets, et les sentences et lois de leurs acolytes, les juges et les députés, avaient une valeur perpétuelle, et que pour toujours le Nicaragua continuerait à être sous leur domination.

Ces exilés sont plus nicaraguayens que jamais. (Article publié sur le site de Confidencial, le 9 février 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Sergio Ramírez, ancien vice-président du Nicaragua de 1985 à 1990, a reçu le Prix Cervantes en 2017.


[1] Selon le site La Prensa en date du 9 février : « Soutenu par l’ensemble de son appareil répressif en charge des institutions de l’Etat, le dictateur Daniel Ortega a déclaré jeudi qu’après avoir appris que l’ambassadeur des Etats-Unis au Nicaragua, Kevin Sullivan, se rendrait dans son pays, Rosario Murillo son épouse et coprésidente lui a suggéré de lui [Sullivan] proposer d’emmener avec lui les prisonniers politiques qu’il considère comme des « terroristes ». “Pourquoi ne pas dire à l’ambassadeur d’emmener tous ces terroristes avec lui ? Dis-le toi, je le lui ai dit, peut-être qu’ils l’écouteront là-bas”, a déclaré le dictateur, dans une émission diffusée à la radio et à la télévision nationales, six heures après l’arrivée des 222 prisonniers politiques à Washington. » !! (Réd. A l’Encontre)

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