Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Fin des « obligations électorales » en Inde : un grain de sable dans la machine Modi

Alors que les élections législatives se profilent au printemps 2024, la Cour suprême indienne vient de prendre une décision historique mettant fin aux « obligations électorales », ces contributions financières anonymes aux partis politiques. Celles-ci ont été jugées « inconstitutionnelles » au motif qu’elles violent le droit à l’information des électeurs quant aux sources du financement politique.

Tiré du blogue de l’auteur.

Une analyse d’Aurélie Leroy, chercheuse au CETRI - Centre tricontinental.

Le système très controversé des « Electoral Bonds » a été introduit en 2017 par le gouvernement Modi pour formaliser les dons aux organisations politiques. Défendu par ses promoteur·trices comme un moyen de lutter contre l’argent noir dans les processus électoraux, il a été, dès le départ, fortement critiqué par des institutions de contrôle (comme la Banque centrale indienne et la Commission électorale) et par des opposant·es, qui y ont vu « une forme de corruption institutionnalisée » (The Wire, 26/02/2024) et « l’une des plus grandes fraudes à la démocratie électorale » (The Wire, 25/02/2024).

Le principe de ce mode de financement est simple. Des obligations sont achetées, sans limite, auprès de la State Bank of India (SBI) par des particuliers ou des entreprises pour ensuite être remises de manière anonyme aux partis politiques. En théorie, ces contributions sont donc anonymes, mais dans la pratique, la SBI, en tant que plus grande banque commerciale du secteur public, donc sous le contrôle du gouvernement, a donné au parti au pouvoir un accès non déclaré à ses données. Le nom des contributeur·trices est donc inconnu des électeur·trices, mais connu du pouvoir.

Le jugement rendu ce 15 février par la plus haute juridiction du pays est sans appel. Il rejette un système opaque et exige le droit pour les citoyen·nes de savoir qui finance les partis politiques. La Cour suprême somme également la SBI, vu l’imminence des élections, de cesser de vendre des « bonds » et de soumettre les détails des encaissements réalisés depuis 2019.

Cette décision représente un revers significatif pour l’homme fort de l’Inde. Elle le prive non seulement d’une source de financement dont il avait abondamment profité lors des scrutins de 2014 et 2019. Mais remet aussi en cause « la position morale du gouvernement » (Frontline, 16/02/2024) dans sa lutte contre la corruption, le cheval de bataille de Modi au cours de son premier mandat. La magistrature estime en effet qu’un tel système a permis aux entreprises donatrices d’offrir des pots-de-vin aux partis en échange de faveurs politiques ou de renvois d’ascenseur, à la base du « capitalisme de copinage » indien.

Lever le voile sur les contributeur·trices et les contreparties risque de causer quelques embarras au premier ministre, en raison de ses liens étroits avec des industriels comme Gautam Adani et Mukesh Ambani, qui ont exercé une influence grandissante sur le monde des affaires depuis son accession au sommet de l’État. Une situation d’autant plus fâcheuse qu’elle intervient quelques mois après le scandale autour de l’affaire Adani, accusé par Hindeburg Research de s’être rendu coupable de « fraude comptable éhontée, de manipulation d’actions et de blanchiment d’argent » (Le Monde, 19/11/2023). Cette récente décision de la Cour suprême met ainsi le doigt sur les relations fusionnelles et de dépendance mutuelle qui existent entre les mondes politique et une poignée de conglomérats privilégiés qui se partagent les richesses du pays. L’interdiction des obligations électorales n’est qu’une première étape, certes insuffisante, mais néanmoins indispensable pour réduire cette collusion qui gangrène l’économie et la politique indienne.

Cet acte fort replace aussi la Cour suprême, fortement affaiblie ces dernières années, dans un rôle de contre-pouvoir et de garante de la démocratie et de la Constitution. Il restaure une certaine confiance dans le pouvoir judiciaire et constitue « un point lumineux dans une longue série de verdicts judiciaires inexplicablement timorés » (Venkatesan, 2024). En 2023, la cour semblait en effet avoir baissé les bras et renoncé à s’opposer au pouvoir, en entérinant la décision prise par l’exécutif en 2019 d’abroger l’article 370 relatif à l’autonomie de l’État du Jammu-et-Cachemire ; ou encore en autorisant, toujours en 2019, la construction d’un temple hindou à Ayodhya sur les ruines de la mosquée Babri, démolie par des extrémistes hindous.

Les retombées de la décision de la Cour suprême sont potentiellement explosives en cette période de campagne pré-électorale. Les détails des obligations achetées depuis 2019 pourraient révéler quelles sont les entreprises ayant financé le principal parti au pouvoir et les avantages en retour qui leur ont été accordés (modification de réglementation, octroi de licence, etc.). Tout comme les « désavantages en retour » subis par les entreprises qui ont soutenu des partis de l’opposition. Si le processus en cours aboutit, les dons octroyés par les médias seront certainement, eux aussi, passés à la loupe. Cela pourrait entacher la crédibilité de certains organes de presse et de leurs contenus si des liens électoraux douteux sont identifiés.

Cette victoire judiciaire, sans juger de ses effets sur les prochaines élections générales, a permis de braquer les projecteurs sur les dysfonctionnements et les défaillances dans la marche de l’État et de l’économie. Elle est aussi un soubresaut démocratique bienvenu, qui freine le glissement progressif de l’Inde vers l’autoritarisme. Mais la démocratie indienne n’en reste pas moins vulnérable. « L’épisode des obligations électorales révèle les limites des contrôles institutionnels dans notre démocratie. Lorsqu’un pouvoir exécutif fort décide qu’il veut quelque chose, même quelque chose de dangereux et d’inconstitutionnel, il y a peu de résistance interne pour l’arrêter » (Patel, 2024).

Bibliographie

 Bardhan P. (2023), « Unmasking India’s Crony Capitalist Oligarchy », Project Syndicate, 13 février, https://www.project-syndicate.org/commentary/gautam-adani-scandal-india-crony-captalism-by-pranab-bardhan-2023-02?barrier=accesspaylog

 Dieterich C. (2023), « En Inde, le scandale de l’affaire Adani embarrassant pour Narendra Modi », Le Monde, 19 novembre, https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/11/19/en-inde-le-scandale-de-l-affaire-adani-remonte-jusqu-a-narendra-modi_6201125_3234.html

 Patel A. (2024), « Modi Government’s Tryst with Electoral Bonds Should Neither Be Forgotten Nor Forgiven », The Wire, 20 février.

 The Wire (2024), « Humiliation and the Upending of Poll Narratives : The Impact of the SC’s Electoral Bonds Judgment », 26 février.

 The Wire (2024), « Electoral Bonds : Where Did They Come From, Where Did They Go ? », 25 février.

 Venkatesan V. (2024), « Supreme Court declaring electoral bonds unconstitutional is a monumental defence of democracy », Frontline, 16 février, https://frontline.thehindu.com/columns/supreme-courts-decision-to-declare-electoral-bonds-unconstitutional-is-a-monumental-defense-of-democracy/article67852053.ece

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Aurélie Leroy

Historienne, chargée d’étude au CETRI.

https://www.cetri.be/_Aurelie-Leroy_

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