Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Honte et pornographie

Le porno a été totalement normalisé et généralisé, alors pourquoi les hommes ont-ils encore honte de leur consommation de porno ?

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/05/31/honte-et-pornographie/

Depuis de nombreuses années, on m’accuse de « faire honte » aux gens à propos de leurs passe-temps sexuels. Cela est dû en grande partie à mes critiques du porno et de l’industrie du sexe.

Pour être honnête, j’ai probablement écrit et dit des choses moins que positives sur diverses perversions et fétiches, en particulier ceux de nature violente. Je n’ai jamais caché mon opinion sur les hommes qui ont besoin de costumes, de sketches, de scénarios tordus ou de spectacles pornographiques pour prendre leur pied. Votre corps est littéralement conçu pour apprécier le sexe : le bon vieux sexe classique du type pénis dans le vagin. Bien entendu, ce sexe « normal » est qualifié de « vanille » afin de défendre les personnes qui ont conditionné leur corps et leur esprit à avoir besoin d’un tas de cloches et de sifflets pour faire ce que la nature a prévu, bien avant l’invention des téléphones intelligents et du Hentai. Mais exiger un costume ridicule ou une expérience de mort imminente, que ce soit pour vous ou pour l’objet de votre éjaculation, me semble signaler l’existence d’un réel problème.

Si, par le passé, le porno était quelque chose qu’il fallait faire un détour pour trouver, souvent de manière assez embarrassante – en entrant furtivement dans une succursale de la firme Red Hot Video à la tombée de la nuit ou en achetant une revue enveloppée de plastique vendue sous le comptoir – aujourd’hui, le porno est devenu non seulement facilement accessible, mais même inévitable. Vous ne pouvez vraiment pas évoluer en ligne sans que le porno vous soit imposé d’une manière ou d’une autre – via des robots pro-porno inondant de promotion vos messages sur les médias sociaux, des pop ups sur les sites de torrents, ou ce qui est simplement intégré dans la culture pop – des vidéos de musique, des films, des blagues de fin de soirée, vos streamers Twitch préférés, etc.

Le porno est donc loin d’être encore tabou – il est plutôt devenu prévisible. Les hommes diront souvent aux femmes que tout homme qui prétend ne pas consommer de porno est un menteur.

Le message dominant est donc que le porno est un élément normal – voire sain – de la vie des hommes et des garçons. Il s’agit d’une blague de longue date dans les films comiques et les vestiaires, mais aussi d’une activité à laquelle les filles et les jeunes femmes s’attendent à devoir participer. Pour les jeunes générations, « envoyer des photos nues » fait partie des rencontres, regarder du porno avec son partenaire est recommandé comme un moyen amusant et sexy de se mettre dans l’ambiance, et jouer des scénarios pornographiques dans la chambre à coucher est une pratique à laquelle s’attendent parfois vos partenaires. Pour les jeunes femmes d’aujourd’hui, le fil d’actualité des médias sociaux est l’occasion d’afficher sa « baisabilité » en échange de la validation des hommes et la plate-forme proxénète OnlyFans est considérée comme à peine plus qu’une activité lucrative d’appoint.

Malheureusement, le féminisme de la troisième vague est en grande partie responsable de cette situation. Le faux féminisme moderne a fait un mantra de l’affirmation « le travail du sexe est un travail », insistant sur la prétention que le porno et la prostitution ne sont que des emplois « comme les autres ». Les féministes de la deuxième vague et les féministes radicales qui, pendant des décennies, ont formulé des critiques passionnées à l’égard du commerce du sexe ont longtemps été qualifiées de démodées, régressives, haineuses des hommes et elles ont été censurées – comme « en tenant un discours de droite », bien entendu. Toute personne suggérant que le porno ne consistait pas d’espaces de liberté, de neutralité ou d’empouvoirement était décrétée coupable de « slut-shaming ».

La réalité est, bien sûr, que les jeunes femmes qui se lancent dans l’industrie du sexe ont tendance à être exploitées et recrachées rapidement, avec peu de résultats financiers à la clé, mais plutôt avec beaucoup de regrets, souvent des traumatismes et des problèmes de santé mentale supplémentaires. Le caractère éternel des images internet devient beaucoup plus bouleversant lorsque des vidéos de vous dans votre état le plus vulnérable sont diffusées à vie. Le mensonge raconté aux jeunes femmes par ce « féminisme » endossé par la grande entreprise est censé leur donner les moyens d’être fières de leurs choix, mais il ne leur dit pas la vérité : certains choix sont néfastes, même si on les enveloppe d’un vernis de libération sexuelle, et la véritable valeur personnelle ne vient jamais de ce qui est superficiel.

Il n’est pas, soyons honnêtes, sexuellement libérateur de pratiquer des actes sexuels désagréables, dégradants ou douloureux avec des hommes qui ne s’intéressent pas à vous, des actes que vous n’auriez jamais pratiqués de votre plein gré. C’est le rêve sexuel de quelqu’un d’autre, pas le vôtre.

Mais si les femmes quittent souvent l’industrie du sexe avec un sentiment de honte, qu’en est-il des consommateurs ?

Le rapport des hommes au porno tend à laisser de côté le facteur « femme ». C’est étrange, car l’objectif est de mettre en valeur des femmes à l’écran. Mais pour le consommateur, la question de savoir comment la femme est arrivée là, comment elle est traitée sur le plateau, si elle prend du plaisir ou non, ou quel état mental, financier ou émotionnel l’a amenée là, est soigneusement effacée du trajet menant à l’événement principal : l’orgasme masculin.

Compte tenu des messages dont nous sommes bombardés – à savoir que le porno est normal, qu’il s’agit d’un fantasme inoffensif et d’un exutoire sain pour les hommes qui ne peuvent accéder à la réalité – on pourrait penser que les hommes et les garçons (comme nous le savons tous, je pense, la plupart des jeunes hommes commencent à regarder du porno vers l’âge de 11 ans – parfois plus tôt) auraient laissé tomber cette honte démodée. Mais ce n’est pas le cas.

Si vous parlez aux hommes de leur consommation de porno, comme je le fais assez souvent, la plupart vous diront que dès la minute où ils ont un orgasme, un sentiment de honte les envahit. C’est souvent, me dit-on, assez nauséabond – un sentiment de dégoût de soi : « Qu’est-ce que je viens de faire, je suis un animal ! ».

On pourrait mettre cela sur le compte de la honte liée au sexe, comme certains tentent de le faire, mais cela n’a pas beaucoup de sens. Ce n’est pas comme si, après avoir fait l’amour avec son partenaire, on éprouvait un tel sentiment de regret. En fait, le sexe est (s’il est pratiqué correctement) ce qui nous lie et nous rapproche dans une relation intime ou un mariage.

J’ai posé une question sur la honte liée au porno dans un chat de mon site hier, curieuse de voir ce que les hommes pouvaient en penser :

J’ai écrit : «  J’aimerais connaître votre avis (celui des hommes en particulier) : pourquoi les hommes ont-ils honte de leur consommation de porno ? Le porno a été totalement intégré et normalisé – on nous dit que ce n’est rien de plus qu’un fantasme inoffensif, parfaitement naturel, et même un exutoire sain qui réduit la violence sexuelle masculine (ce qui est un mythe, en passant), et pourtant j’entends encore et encore que les hommes et les garçons ressentent de la honte après s’être masturbés sur du porno. Pourquoi ? Répondez honnêtement. »

Un certain nombre de réponses se sont démarquées du lot. Un homme nommé Des m’a dit que « beaucoup d’hommes ont des attitudes assez confuses à l’égard de l’excitation », soulignant que «  les garçons peuvent être excités par les choses les plus bizarres… y compris des choses qui sont taboues ou autrement ‘mauvaises’ ». Il poursuit :

«  Ce qui me touche particulièrement, parce que je n’avais pas particulièrement honte de mon intérêt pour le porno quand j’étais plus jeune, c’est l’augmentation insidieuse et rampante de l’« extrémisme » des contenus pornographiques. Il a fallu que je sois traumatisé par une vidéo sur laquelle je suis tombé en cherchant quelque chose de « nouveau » pour que je m’arrête et que je me retire complètement du porno. J’ai profité de cette expérience pour me renseigner sur les problèmes que pose le porno et pour surmonter le sentiment résiduel de choc et de dégoût que m’avait inspiré l’horrible vidéo que j’avais vue. »

J’ai trouvé cela très logique, compte tenu de ce que m’ont dit des amis masculins sur leur sentiment de honte face à la consommation de porno. Essentiellement, la nature du porno sur Internet est qu’il vous entraîne de plus en plus profondément dans des impasses de plus en plus extrêmes et horribles. On vous présente des vidéos que vous ne recherchez peut-être pas, mais que vous regardez quand même en vous masturbant, en vous laissant savoir que vous venez de vous branler sur du porno « papa-fille », « le demi-frère fait une surprise à sa sœur qui ne se doute de rien », ou sur une vidéo d’abus facial, dans laquelle une jeune femme (qui, espérons-le, n’est pas une véritable jeune fille) est étranglée et violée jusqu’à ce qu’elle soit brutalisée et qu’elle pleure.

Si vous n’aviez pas honte de regarder ce genre de choses, il y aurait quelque chose qui ne tourne pas rond chez vous. Pourtant, il s’agit aujourd’hui d’un porno coté grand public. Ce n’est pas un fantasme de niche. C’est ce qui apparaîtra si vous vous retrouvez sur Pornhub à la recherche de quelque chose de « normal », quoi que cela veuille dire.

Un homme nommé Jacob m’a écrit :

« La honte a une fonction sociale. Je ne pense pas que l’on ressente de la honte si l’on n’anticipe pas l’aliénation sociale ou si l’on n’en fait pas l’expérience. Les excuses et les justifications ne sont que des défenses de personnes qui cachent des sentiments d’insécurité. Le porno lui-même est présenté comme « coquin », « tabou » et « à peine légal ». Le fait qu’il soit honteux/antisocial fait partie du moteur qui pousse à son utilisation compulsive. De manière peut-être contre-intuitive, je pense que si l’usage était vraiment normalisé ou généralisé au point que les gens n’aient plus honte, c’est-à-dire qu’ils se sentent toujours soutenus et connectés socialement, il deviendrait évident que le porno n’est pas très satisfaisant ou épanouissant. Vous appuyez sur un bouton de récompense chimique dans le cerveau d’un animal social qui est censé vous rapprocher des autres humains. Il faut d’abord se sentir déconnecté avant que le porno n’apporte un quelconque soulagement. C’est comme l’expérience de Rat City. Je ne pense pas que les hommes qui ont des relations vraiment connectées aient envie d’utiliser du porno. »

J’ai trouvé cela très pertinent. Le sexe est conçu pour nous lier : notre corps libère de l’ocytocine, que l’on appelle l’hormone de l’amour pour une bonne raison, qui lie les mères à leurs bébés et les couples entre eux. Si votre corps produit de l’ocytocine parce que vous regardez du porno, vous vous attachez à une personne qui n’est pas là, qui ne s’attache pas à vous et qui, d’une certaine manière, n’est même pas réelle. Vous n’êtes pas réellement en contact avec quelqu’un. Au lieu de cela, vous entraînez votre cerveau à rechercher les scénarios et l’imagerie que vous voyez dans le porno, qui sont souvent violents ou immoraux, mais qui vous laissent aussi en manque. Vous avez l’orgasme, mais le lien avec un autre être humain ne suit pas, et vous finissez par vous sentir seul, vide et isolé alors que vous êtes censé ressentir le contraire.

Il s’ensuit le cycle de la dépendance, dans lequel vous continuez à rechercher l’ocytocine, et donc vous consommez encore du porno, vous ressentez l’excitation, mais vous vous sentez ensuite seul, vide et honteux, et vous devez donc le rechercher à nouveau.

Dans ce contexte, la honte a un sens : vous faites quelque chose qui est censé vous faire du bien mais qui ne le fait pas à long terme, mais seulement pour un instant. Elle ne satisfait jamais ce qu’elle est censée satisfaire.

Bien entendu, les hommes seuls ne sont pas les seuls à consommer du porno. Les hommes qui ont une partenaire en sont également de fervents consommateurs.

Le fait que tant de femmes considèrent le porno consommé par leur homme comme un simple fantasme inoffensif qui n’a rien à voir avec elles m’a toujours déconcertée et troublée. Tout d’abord, il y a des femmes et des jeunes filles réelles dans les vidéos que votre partenaire consomme – des femmes et des filles qui sont peut-être victimes de la traite des êtres humains, de voies de faits ou de viols. Elles sont au minimum en mauvaise santé mentale et souffrent probablement aussi des conséquences physiques de ce qui se passe sur les plateaux de tournage de films pornographiques. On pourrait penser que vous ne voudriez pas que votre partenaire soutienne l’abus et l’exploitation de femmes et de jeunes filles, au moins.

Mais au-delà de cela, pourquoi diable seriez-vous d’accord pour que votre partenaire masculin se « lie » sexuellement à d’autres femmes ? Cela ne me semble pas différent de la tromperie. Bien sûr, vous n’aurez pas de MTS, mais votre partenaire s’engage quand même dans des actes sexuels avec des femmes étrangères. Établissez des limites. Allez-y. Vous le valez bien.

Quant aux hommes faisant partie d’un couple, même s’ils se disent que le porno est leur droit (après tout, elle n’est pas toujours partante – qu’est-il censé faire lorsqu’elle est fatiguée, grincheuse ou sortie ?) doivent savoir, au fond d’eux-mêmes, que se branler au sous-sol en matant des jeunes d’au plus 18 ans n’est pas un acte respectueux ou éthique dans une relation. Et comme vous cachez probablement votre consommation de porno à votre partenaire, sachant qu’elle n’en sera pas ravie, même si elle joue la carte de la discrétion, la consommation de porno fonctionne comme une montagne de mensonges qui ne cesse de croître, créant de la culpabilité – une émotion proche de la honte. Vous pourriez lui faire du mal, à elle, la personne que vous prétendez aimer ; vous nuisez à votre propre santé mentale et à votre capacité à vous connecter sexuellement et autrement dans votre relation ; en outre, vous faites du mal à toute une série de femmes et de filles que vous ne connaissez pas de l’autre côté de l’écran.

Ce n’est pas une bonne recette pour le respect de soi !

C’est un peu comme si les mantras pro-porno n’arrivaient pas à modifier la biologie et le sens de l’éthique inhérent aux gens. Et c’est presque comme si ces industries et ces idéologies faisaient tout ce qui est en leur pouvoir pour tromper les hommes et les amener à devenir tarés et de moins en moins éthiques, afin qu’ils reviennent toujours acheter ces produits.

Meghan Murphy
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