Édition du 7 mai 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Insurrection populaire au Chili

Ils nous ont tant volé qu’ils nous ont même dérobé notre peur. Quels sont les segments sociaux les plus mobilisés ? Répondre à cette question permet de comprendre la stratégie répressive de l’État. Comme de nombreux soulèvements contemporains, le mouvement est inter-classiste. Pour l’instant, il va de la classe moyenne progressiste, aux travailleurs et précaires, aux étudiants et lycéens, jusqu’au lumpenprolétariat.

photo et article tirés de NPA 29

Et c’est cette réalité typique de nombreux pays d’Amérique latine qui détermine ce mouvement, tant dans son extension soudaine que dans la répression militaire. La révolte a commencé avec les jeunes précaires, les étudiants et les lycéens.

Une classe moyenne de gauche le soutient, comme les militants plus traditionnels du mouvement ouvrier. La présence ou l’absence d’une action des travailleurs organisés sera déterminante, je crois, pour contrer la tentative de criminalisation et de dépolitisation de la révolte opérée par la droite.

La victoire de ce mouvement d’ores et déjà historique en dépend probablement pour partie. La présence ou l’absence d’autres réseaux de lutte dans cette situation sera également déterminante, je pense notamment aux groupes féministes, et aux militants mapuches ou sympathisants des Mapuches (les Mapuches sont la principale communauté indigène, en lutte depuis toujours avec l’État chilien pour la reconnaissance de leur droit et contre l’expropriation de leur terre).

Sachant bien sûr que dans les organisations ouvrières ou des précaires, dans le combat féministe, et dans le soutien aux Mapuches, il y a souvent les mêmes personnes, puisqu’on peut être ouvrière féministe solidaire des Mapuches, par exemple.

L’une des spécificités sud-américaines, c’est l’existence et l’importance numérique d’un “lumprenprolétariat”, comme le disait Marx, ou d’un “sous-prolétariat”, comme le disait Pasolini, c’est-à-dire d’une classe sociale encore plus pauvre que les travailleurs, car moins intégrée dans un salariat permanent.

Le terme d’ailleurs de “lumpen” est utilisé au Chili de façon courante pour les désigner, et n’est pas une expression des seuls marxologues. Il va de soi qu’il est péjoratif. La tentative de criminalisation de la droite est d’opposer les honnêtes citoyens travailleurs d’une part, et d’autre part les pratiques de sabotage et de casse des jeunes précaires, étudiants, lycéens, et la pratique de pillage de magasins des “lumpen”.

Je crois que c’est cette contradiction sur laquelle la droite s’appuie avec la criminalisation du mouvement, et augmenter cette contradiction interne des classes populaires est le seul moyen pour elle de se sauver de la contestation.

Il ne faut pas minorer l’importance de cette question et aussi sa complexité. Du point de vue de la conscience sociale, il y autant de différence entre le prolétariat et le sous-prolétariat qu’entre les ouvriers et les cadres en Europe.

Un prolétaire se sent aussi éloigné d’un sous-prolétaire dans sa conscience sociale de soi qu’un ingénieur se sentirait différent d’un manœuvre. Il y a la même incompréhension entre eux, et souvent le même racisme de classe.

À ceci près, et cela complique évidemment l’analyse, que dans un pays néolibéral où le travail n’a aucune protection sociale réelle, la frontière entre les deux est souvent floue. On peut avoir été prolétaire et devenir sous-prolétaire après un licenciement, ou bien être né sous-prolétaire et devenir prolétaire lorsqu’on entre dans un emploi fixe dans une fabrique.

Par conséquent, dans les classes populaires, on est souvent le sous-prolétaire de l’autre. Certains quartiers de travailleurs vont avoir peur des pillages des sous-prolétaires du quartier voisin, alors que ce quartier voisin considère les autres comme des sous-prolétaires, et ont donc peur des premiers.

Ce qui est certain, c’est que la pratique des pillages est une pratique courante des sous-prolétaires en Amérique du Sud, comme aux États-Unis. Et quand on sait que revendre de l’électroménager volé rapporte bien plus que le salaire moyen chilien, on devine vite la raison de cette pratique.

En elle-même, elle n’est pas spécifique aux émeutes sociales. On la retrouve à chaque coupure de courant massive lors des tremblements de terre importants du Chili. Dans cette situation de catastrophe naturelle, l’État déclare en général l’état d’urgence pour empêcher ces vols, comme il le fait aujourd’hui.

Telle est bien la stratégie de la droite : faire croire que ce soulèvement populaire et spontané n’est finalement qu’une catastrophe naturelle, coutumière dans un pays qui s’étend tout le long d’une faille sismique. Et donc que la solution à cette catastrophe, c’est punir les voleurs de télévisions à écran plasma, et les incendiaires de supermarché.

À ceci près que le tremblement de terre de cette semaine est social. Les plaques tectoniques qui s’entrechoquent, ce sont les rapports de classes antagonistes. Et jusqu’ici, il n’y avait pas de couvre-feu militaire pour des raisons politiques depuis la tentative d’assassinat de Pinochet par les révolutionnaires du FPMR (Front Patriotique Manuel Rodriguez, groupe armé clandestin du Parti Communiste Chilien) dans les années 80.

Quels sont les mots d’ordre, les énoncés qui rassemblent les gens ?

Les mots d’ordre concernant le prix du métro ont été très vite remplacés par une critique générale du néolibéralisme, et ce, bien avant que le gouvernement abandonne cette augmentation pour essayer de calmer la population.

Cela nous permet de comprendre la dimension nationale de ce mouvement, car il n’y a de métro qu’à Santiago et Valparaiso, et pas dans les autres villes du pays. Donc le simple fait que cette lutte s’est répandue en 24h dans toutes les grandes villes montre que la population s’est tout de suite reconnue dans ce cas particulier du prix du métro.

Elle a tout de suite compris que ce n’était qu’un phénomène de plus de l’exploitation du capitalisme néolibéral, qui dirige tout dans ce pays depuis le renversement d’Allende et de l’Unité Populaire.

Cet élément est important car il suggère une conscience commune des exploités de toutes les villes de cet immense pays, où les modes de vie géographiques sont tellement différents, depuis le désert du Nord jusqu’à l’Arctique, et même où les régions ont des différences culturelles assez fortes.

En outre, à l’instar de la France, le Chili est un pays très centralisé, et malgré cela la différence entre la capitale et les provinces n’a pas été une limite. Au contraire, les provinciaux ont tout de suite répété le mouvement dans leurs villes et à leurs échelles.

Il y a donc une conscience de classe commune des exploités, dans leur diversité sociale et leurs contradictions, et qui est transversale à l’ensemble du pays. La révolte a certes été fortes dans toutes les grandes villes : Valparaiso, Concepción, Valdivia, etc., mais elle semble l’être particulièrement dans les villes du Nord comme Iquique et Antofagasta, qui sont parmi les régions les plus pauvres du pays.

Les mots d’ordre commun, après les actions du métro de Santiago, expriment la critique générale du néolibéralisme chilien, de l’exploitation quotidienne qu’il inflige, de la négation de la dignité humaine, au regard de la corruption des élites.

Donc toutes les raisons de critiquer ce système néolibéral apparaissent, et elles sont nombreuses : injustice sociale, corruption, népotisme, précarisation généralisée du travail, exploitation économique, inégalité radicale dans l’accès à la santé, à l’éducation, économie extractiviste qui détruit la nature et ne laisse que des ruines, etc.

C’est tout le système néolibéral chilien dans son ensemble, et le système politique né avec le retour de la démocratie, qui sont refusés. L’un des slogans qui est parmi les plus explicites, c’est : “No es por 30 pesos, es por 30 años” / “Il ne s’agit pas de 30 pesos (de plus à payer pour le métro), mais de 30 ans”. “30 ans”, c’est 1989, le moment du retour à la démocratie et du consensus entre les ex-pinochetistes et la gauche que j’ai évoqué précédemment.

Il s’agit bien d’un système politico-économique qui est critiqué ici.

De même, un autre des slogans particulièrement beaux que l’on voit dans les rues, c’est : “nos quitaron tanto que nos quitaron hasta el miedo” – “ils nous ont tant volé qu’ils nous ont même dérobé de notre peur”.

Certaines vieilles personnes le disent clairement : ils remercient les jeunes pour leur révolte, et pour l’absence de peur qu’ils manifestent face à un système post-dictatorial qui a paralysé la génération précédente. C’est cette peur que les jeunes ont perdue qui est visée dans l’usage des forces armées actuellement.

Comme la dictature militaire est une sorte de traumatisme psychologique de masse, envoyer l’armée contre les manifestants, c’est essayer de réveiller le traumatisme, faire renaître les angoisses et les censures.

À ces réveils des angoisses, les balcons ont répondu aujourd’hui comme à l’époque de la dictature dans les années 80 : par le « cacerolazo », le concert de casseroles, véritables percussions qui se répondent d’un immeuble à l’autre, pour faire comprendre aux militaires que si on n’a pas le droit de quitter sa maison lors du couvre-feu, on n’en manifeste pas moins son opposition, et son soutien aux manifestants.

La bourgeoisie chilienne a tout à fait conscience de tout cela. Elle lutte certes pour maintenir son propre pouvoir, mais elle sait que le hasard de la résonance équatorienne a fait du Chili le front actuel des luttes sociales.

Elle ne combat pas seulement pour elle-même, mais aussi pour toutes les bourgeoisies du continent, qui sont ses alliés. Imaginez un tel mouvement demain en Argentine, ou au Brésil contre Bolsonaro.

C’est cela que la bourgeoisie chilienne doit éviter, et Piñera l’a formulé très clairement aujourd’hui dans sa propagande anti-délinquance : “Nous sommes en guerre contre une ennemi puissant (..) et cette bataille nous ne pouvons pas la perdre”.(Résumé voir lien)

ACTA, 21 octobre 2019

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