Édition du 28 mai 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

{« Je refuse de faire une distinction entre traite et prostitution comme s’il y avait des putes et des innocentes »

En tournée en Espagne, la journaliste et activiste Kajsa Ekis Ekman affirme qu’elle ne comprend pas pourquoi l’abolition de la prostitution fait toujours débat. Selon elle, c’est une question de vie ou de mort, celle des femmes prostituées.

tiré de : Entre les lignes et les mots 2020 - n°20 - 9 mai : Notes de lecture, textes, pétition et lien
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2020/05/07/%E2%80%89-je-refuse-de-faire-une-distinction-entre-traite-et-prostitution-comme-sil-y-avait-des-putes-et-des-innocentes/
Publié le 7 mai 2020

Kajsa Ekis Ekman (Stockholm, 1980) est journaliste, activiste, et c’est l’une des voix les plus reconnues en faveur de l’abolition de la prostitution. Elle sait de quoi elle parle. Pour écrire El ser y la mercancía, publié par les Éditions Bellaterra (en français, L’être et la marchandise, M Éditeur, 2013), elle a parcouru l’Europe pendant deux ans et elle a mené enquête sur l’industrie de la prostitution, ses syndicats, les lobbies qui la défendent, et a recueilli des témoignages de femmes prostituées. Elle était en Espagne la semaine du 28 octobre 2019, invitée par Feminicidio.net pour faire campagne en faveur de l’abolition et pour dénoncer la prostitution et l’industrie de location des ventres comme étant les business les plus abominables du capitalisme.

L’écrivaine suédoise en a aussi profité pour rencontrer des membres de partis politiques. Ekis Ekman, qui parle parfaitement espagnol, fait attention aux termes qu’elle utilise. C’est probablement pourquoi elle préfère utiliser le mot « prostituidas » (NDT : le participe passé plutôt qu’un substantif) pour faire référence aux femmes qui exercent la prostitution, et qu’elle célèbre l’emploi de l’expression « hijo de putero » (« fils de prostitueur »), au lieu du classique espagnol « fils de pute ». Elle désigne directement comme « prostitueurs » ceux qui rendent possible l’industrie de la prostitution.

Q : On laisse généralement pour la fin les questions personnelles, mais j’ai du mal à le faire, notamment vis-à-vis de quelqu’une qui parle beaucoup de la nocivité pour les femmes de la séparation des concepts de corps et d’esprit. Comment est-ce qu’on se sent après avoir passé deux ans au cœur du système prostitutionnel ?

R : En fait, j’y ai passé plus que deux ans. J’ai fait une pause dans l’écriture du livre, j’ai écrit pendant trois ans sur la crise économique en Grèce et je suis ensuite retournée au thème de la prostitution. C’est dur, oui, mais c’est aussi très enrichissant par rapport à la compréhension du phénomène. Je voulais comprendre les discours non abolitionnistes qu’on entend sur la prostitution.

Q : Mais ces discours se perpétuent. Une partie d’entre eux argumente que la prostitution est le plus vieux métier du monde, et l’autre défend la liberté de l’exercer.


R : C’est ce qui est intéressant. Grâce au travail du lobby du sexe, on peut dire ce que l’on veut : depuis le plus vieux métier du monde jusqu’à la profession la plus moderne. Ce lobby emploie les mots-clés de tous les mouvements sociaux. Il a détourné les concepts les plus importants et il utilise des syndicats pour convaincre la gauche, tandis qu’à la droite conservatrice, il fournit l’argument de la vie privée. Ces syndicats parlent de libre choix entre deux adultes, c’est l’expression néolibérale la plus courante. « Ma vie, mon corps, ma décision » est le slogan dont ils se servent pour atteindre les milieux féministes. Et ils disent aux membres du mouvement LGBTI que c’est une sexualité, tout comme être gay ou lesbienne.

Q : Mais vous dénoncez le fait que ce ne sont pas des syndicats, qu’il n’y a pas de libre choix, que la réalité est manipulée.

R : Tout à fait, ce ne sont pas des syndicats ! Un syndicat est un groupe financé par les travailleurs.euses qui luttent contre les gérants et les chefs de l’industrie. Et cela en tant que tel n’existe pas dans la prostitution. En revanche, il y a des groupes de lobbyistes qui se font appeler « syndicats » pour convaincre la gauche. Certains sont financés par des proxénètes, comme au Royaume-Uni, d’autres par les États, comme en Hollande. Dans d’autres cas, il y a des syndicats qui existaient déjà et qui ont ouvert leur organisation à la prostitution. D’autres sont des lobbyistes individuels.

Et bien évidemment, il n’y a pas de prostitution libre : c’est un mythe. La prostitution en soi c’est du sexe entre deux personnes, avec l’une qui veut et l’autre qui ne veut pas. C’est pour cela que je ne fais pas de distinction entre la traite et la prostitution. Je m’y refuse : cela reviendrait à faire une distinction entre des putes et des innocentes.

Q : Et que fait-on des femmes prostituées qui défendent le fait de vouloir exercer ?


R : Ce qu’elles veulent c’est de l’argent, pas du sexe. Si on ne les paie pas, elles ne pratiquent pas d’actes sexuels, n’est-ce pas ? Donc il faut leur fournir de l’argent d’une autre manière. Le sexe doit être libre et sans rapport à l’argent. Dans le sexe il doit y avoir du désir et dans la prostitution il n’y en a pas.

Q : Cependant, il y a beaucoup de gens qui diront ne pas avoir le désir d’aller travailler dans une mine, mais vouloir une rémunération.

R : Mais travailler dans les mines est un travail nécessaire pour l’humanité alors qu’avoir des relations sexuelles existe pour le plaisir. Il n’existe pas de besoin de sexe. Les hommes n’ont pas besoin d’éjaculer une fois par jour, par semaine ou par mois. Ce n’est pas un droit humain.

Q : Vous proposez qu’on arrête de regarder seulement les femmes prostituées et qu’on s’intéresse plutôt aux hommes. Pourquoi des hommes ont-ils recours à la prostitution ?

R : Par manque de respect envers les femmes. Parce qu’ils ne cherchent pas une sexualité réciproque.

Dans la prostitution, c’est lui qui décide avec qui, elle non. C’est lui qui décide comment, elle non. C’est le sexe le plus inégal qui puisse exister. Elles, en recevant de l’argent, renoncent au droit de décider et de commander.

« Les hommes ont recours à la prostitution par manque de respect envers les femmes » Ekis Ekman

Je ne comprends pas pourquoi il y a autant de gens qui cherchent à maintenir une institution aussi brutale, aussi capitaliste, aussi colonisatrice et aussi patriarcale. Parce qu’entre l’acheteur et l’achetée il y a bien sûr une différence de genre, mais il faut aussi distinguer par classe sociale, par pays d’origine, par âge (eux sont toujours plus vieux ; les petites filles qui entrent dans la prostitution le font à l’âge de 14 ans). L’inégalité est absolue : ils ont des papiers, elles non… Et jusqu’à l’état civil : ils sont presque toujours mariés, elles non.

Q : C’est ce que vous avez dit aux partis politiques ?

R : Oui, bien sûr. Au PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol), ils disent être d’accord et pensent déposer une proposition en faveur de l’abolition. Aucun membre du PP (Parti populaire) ne m’a reçue. Enfin, chez Podemos, il y a deux courants, l’un abolitionniste et l’autre qui ne l’est pas. C’est abominable en vérité. Je n’arrive pas à comprendre comment un parti anticapitaliste peut ne pas prendre position contre la pire expression du capitalisme. Ils disent qu’ils sont un parti très jeune, qu’ils ont besoin de temps pour trancher sur cette question, qu’ils ne veulent pas créer de division… Je ne comprends pas. J’espère juste qu’ils vont se joindre à la lutte.

Q : Vous dites que le corps unit toutes les femmes, mais en voyant les divisions qui existent, cela n’a pas l’air aussi évident.

R : Que nous soyons riches ou pauvres, nous avons toutes le même corps. Nous pouvons toutes être agressées, les violences physiques et psychiques n’ont pas de classe. Les questions entourant le travail nous divisent, parce que les femmes riches ne travaillent pas dans le secteur reproductif et elles luttent sur d’autres enjeux, mais le féminisme ne correspond pas toujours à la lutte des classes.

Q : Et le débat au sein du féminisme entre les abolitionnistes et celles qui ne le sont pas ?

R : Pour moi, la devise du féminisme est de défendre le droit à la vie des femmes. Et si tu n’es pas contre la prostitution, qui est l’une des pires causes de mortalité chez les femmes, qu’est-ce que le féminisme ? Si tu défends une institution patriarcale où l’homme a tous les droits et la femme aucun… Pourquoi doit-il y avoir un certain nombre de femmes issues de milieux pauvres qui existent pour cela ?

Si tu n’es pas contre la prostitution, qui est l’une des pires causes de mortalité chez les femmes, qu’est-ce que le féminisme ?

Le mécanisme de défense dont se servent les femmes en situation de prostitution ou dans l’industrie de location des ventres est la dissociation du corps et de l’esprit. On distingue ainsi corps et marchandise afin de s’approprier la capacité reproductive des femmes, un fondement de la société patriarcale. Les femmes ont recours à des techniques universelles de déconnexion : essayer de penser à autre chose, utiliser des drogues pour s’évader, n’importe quoi… Comment faire sinon pour vivre dans un monde où tu dois vendre ton corps ou bien ton propre enfant, dont tu as accouché ?

Qu’est-ce qu’un acte sexuel ? C’est du plaisir, c’est s’unir avec une autre personne, c’est ressentir… Il s’agit d’un moment où le corps et l’esprit s’unissent. Et dans la prostitution, il n’y a qu’une personne qui prend du plaisir. L’autre déconnecte.

Dans ce sexe acheté, il n’y a que les émotions et les désirs des acheteurs qui comptent, nous les femmes ne valons rien : nous sommes des choses. Et attention, regardons aussi le taux de mortalité de ces femmes. Parce que nous ne sommes pas en train de parler de philosophie et de ce qu’est la liberté. Le taux de mortalité des femmes prostituées est 40% plus élevé que chez les femmes qui ne le sont pas. Nous ne pouvons pas attendre encore 20 ans pour abolir la prostitution. C’est une question de vie ou de mort.

Q : Parlons de l’économie du soin, un des fondements du capitalisme.

R : Bien sûr ; le travail non rémunéré des femmes est la base de toute société. Pour comprendre l’économie il faut analyser la reproduction et après, seulement après, la production. Et là les soins sont le travail le plus basique et le plus essentiel. Et aussi le travail le plus mal payé, sans possibilité d’avoir une carrière, sans salaire… On travaille même gratuitement.

Il faut comprendre que nous participons tous.tes à l’économie, mais qu’il n’y a que très peu de gens qui en empochent les bénéfices. Il faudrait répartir les bénéfices de manière égale entre tous.tes les travailleurs.euses, parce que nous y participons tous.tes. Et le problème est que si tu t’occupes de ton enfant, tu ne peux pas faire grève. Si tu t’occupes de l’enfant d’une autre personne, tu peux faire grève, mais c’est plus difficile que si tu travailles avec de l’argent ou avec des machines parce que tu es responsable d’une vie. Et alors, c’est sur nous les femmes que retombent les coupes budgétaires d’austérité, parce qu’ils savent que nous continuerons à travailler puisque notre responsabilité envers la vie humaine est l’épine dorsale de toute société. C’est pour cela que les femmes n’ont jamais vécu dans le néolibéralisme, parce que nous n’avons jamais été individualistes. Le jour où nous commencerons à l’être, l’économie périra.

Q : Vous dites également des féministes que « nous sommes le rêve de la gauche ».

R : Oui, surtout en Espagne où les féministes sont à la fois populistes et intellectuelles. Le mouvement féministe en Espagne m’impressionne beaucoup : il est partout. La journée du 8 Mars est très importante, ses grèves et sa capacité de mobilisation… J’admire la façon dont la violence machiste a été mise en évidence. Cela n’a pas encore eu lieu en Suède. Qu’un journal comme El País ou Público publie en page une des titres comme « Nouveau cas de violence machiste » ou « Un homme a poignardé son épouse », je trouve cela fantastique. En Suède, les journaux titrent plutôt : « Une personne retrouvée morte », « Une autre personne soupçonnée ».

En Espagne il y a des minutes de silence pour chaque femme assassinée. C’est impressionnant. Il devrait en être de même pour la prostitution. Il ne faut pas se taire parce qu’il s’agit d’immigrantes, parce qu’elles n’ont pas de papiers et parce qu’elles sont pauvres.


Kajsa Ekis Ekman doit repartir. Elle clôt la conversation en parlant de la réalité de ces femmes prostituées qu’elle connaît si bien ; elle se souvient qu’elle a commencé à écrire L’être et la marchandise à Barcelone, où elle cohabitait avec une femme russe prostituée. Un jour, cette femme est décédée. À trente ans et quelques. Elle était alcoolique. Son cadavre a fini dans une fosse commune : elle n’avait pas de papiers et personne ne savait qui elle était. Bien entendu, son cas n’a pas été enregistré dans les statistiques de violence de genre. « Je suis sûre qu’aucun de ses acheteurs ne s’est demandé pourquoi ils ne la voyaient plus. Ils ont dû en chercher une autre : nous sommes des marchandises. »


« Il n’y a aucune petite fille à l’école qui dit vouloir devenir pute »,
conclut-elle.

Interview originale : “Me niego a distinguir entre trata y prostitución como si hubiese putas e inocentes”

Tous droits réservés à Lula Gómez et à Público

Traduction par TRADFEM

https://tradfem.wordpress.com/2020/03/30/%E2%80%89-je-refuse-de-faire-une-distinction-entre-traite-et-prostitution-comme-sil-y-avait-des-putes-et-des-innocentes-%E2%80%89/

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