Édition du 30 avril 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

GUADELOUPE ET MARTINIQUE

« L’État a la volonté manifeste de laisser la Guadeloupe dans un marasme »

Entretien avec Élie Domota

Le porte-parole du LKP (« Collectif contre l’exploitation ») est en première ligne de la mobilisation sociale qui agite l’île depuis deux semaines. Contrairement à ce qu’affirme l’exécutif, il estime que l’État est bien concerné par toutes les demandes du collectif.

2 décembre 2021 | tiré de mediapart.fr

Pointe-à-Pitre (Guadeloupe).– Porte-parole du LKP, Liyannaj Kont Pwofitasyon (« Collectif contre l’exploitation »), syndicaliste de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe dont il a été secrétaire général, figure du mouvement de grève de 2009, Élie Domota est encore aujourd’hui au cœur de la mobilisation en Guadeloupe.
Nous l’avons rencontré mercredi 1er décembre à Pointe-à-Pitre, peu après la visite du ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu, et à la veille de l’ouverture de négociations avec les élus de l’île.

Selon Le Figaro, Emmanuel Macron valide le débat sur l’autonomie lancé par son ministre des outre-mer Sébastien Lecornu. Qu’en pensez-vous ?

Élie Domota : C’est très curieux car cela ne fait pas partie de la plateforme de revendications. Au lieu de répondre à nos demandes, on ouvre un nouveau chantier sur l’autonomie. Je crois qu’Emmanuel Macron et son gouvernement sont en train de profiter de l’occasion pour respecter la directive européenne selon laquelle tous les pays de l’UE aient des instances régionalisées, un peu à l’image de l’Allemagne avec les Länder ou bien l’Espagne avec les provinces qui sont autonomes.

Donc Emmanuel Macron est en train d’utiliser le combat de la jeunesse guadeloupéenne pour faire passer ses propres revendications tout en ne répondant pas aux nôtres. Et ça, ce n’est pas normal.

Vous nous dites qu’avoir plus d’autonomie n’est pas une demande ?

Pour l’heure, ce n’est pas la question posée. La question des conventions collectives qui ne sont pas appliquées, la question de l’eau qui n’arrive pas au robinet ou qui est empoisonnée au chlordécone, la question de la jeunesse avec 60 % des moins de 25 ans qui est au chômage : en quoi, aujourd’hui, ouvrir le débat sur l’autonomie peut régler ces problèmes-là ?

Le moment venu on pourra parler de tout ce qu’on veut mais, aujourd’hui, la question cruciale, ce sont les personnes qui sont suspendues – il y en a aujourd’hui près de 3 000 dans une île de 380 000 habitants –, ce sont les 250 cabinets libéraux qui ont été fermés. Cela cause un problème de santé publique. Voilà ce à quoi il faut répondre.

Comment analysez-vous la visite éclair de Sébastien Lecornu ?

Éclair, c’est bien le mot ! Je crois qu’il ne s’est jamais intéressé à l’outre-mer, qu’il ne la connaît pas, et d’ailleurs, je n’oublierai jamais lorsqu’on l’a interviewé sur le taux de vaccination en Guadeloupe, il a répondu qu’il pouvait l’expliquer grosso modo par des croyances culturelles. Ce sont des propos teintés de mépris et de racisme.
Il est venu ici en petit Zorro et comme il n’a jamais voulu négocier quoi que ce soit, il repart sans avoir compris ce qui se passe ici. Et sa seule réponse a été d’envoyer des gendarmes. Or ce n’est pas en cassant le thermomètre qu’on fait baisser la fièvre.

On ne cessera jamais de le répéter : quand vous avez 80 % de la population au 16 juillet qui n’est pas vaccinée, au lieu de les mépriser, au lieu de les forcer à se faire vacciner, au lieu de les vilipender, on s’assoit autour d’une table et on trouve les voies et les moyens pour avancer. Ça n’a jamais été le cas. Paris a décidé, Paris a toujours raison donc nous devons appliquer. Et sur ça viennent se greffer des problèmes liés à l’eau, à l’alimentation, à l’emploi, à la formation, etc. qui ne sont pas réglés depuis des dizaines d’années.

L’autre jour, j’entendais M. Lecornu qui se cache derrière ses 35 ans pour dire qu’il n’était pas là avant. Je suis désolé, la France est ici depuis 1635, s’il ne connait pas l’histoire de France ici, et bien qu’il aille se documenter.

Que s’est-il passé entre la crise de 2009, celle contre la « profitation », et aujourd’hui ?

Il y a des accords clés qui n’ont jamais été respectés. L’accord pour la création d’un syndicat unique de l’eau pour la production et la distribution n’a jamais été respecté, ni par l’État ni par les élus guadeloupéens. La question de la jeunesse, à travers le plan de formation et d’insertion qui n’a jamais vu le jour alors qu’il a été signé et validé par l’État et les collectivités.

En fin de compte, tous les grands chantiers que nous avions négociés avec l’État, avec les collectivités, qui concernaient l’agriculture, le transport, la santé, l’encadrement des prix de première nécessité, ces grands chantiers n’ont jamais été respectés.

Cela veut dire qu’il y a au plus haut niveau de l’État, avec une complicité de la bourgeoisie guadeloupéenne, la volonté manifeste de laisser la Guadeloupe dans un marasme économique, social et sanitaire aujourd’hui. Une volonté de nous laisser dans cette situation de sous-développement et de dépendance économique, sanitaire, sociale et psychologique pour finir par nous faire croire que rien n’est possible en dehors du carcan colonial français.

Des discussions pourraient s’ouvrir dans les heures à venir avec les élus, quel est votre état d’esprit ?

Pour la première fois en quatre mois, les élus ont pris contact avec nous, ce que l’État n’a jamais fait. Car il faut dire la vérité, on avait donné l’ordre à tous les niveaux de ne pas nous adresser la parole. Aujourd’hui que nous sommes descendus dans la rue, il y a une ouverture.

Nous allons rencontrer les élus mais nous allons leur signifier que, contrairement à ce que dit M. Lecornu, la totalité des points de la plateforme concerne l’État également.

La paix sociale ne peut pas exister dans un pays où vous avez 60 % des moins de 25 ans qui sont au chômage.
Élie Domota

Quand on parle d’insertion des jeunes, on ne parle pas uniquement de mesures à appliquer, ni de formation professionnelle sous la compétence de la région, on parle de politique publique, de création de mesures adaptées, des choses qui concernent directement l’État. Quand on parle d’application des conventions collectives et de la négociation collective en branches, cela concerne l’État, cela ne concerne pas simplement les organisations patronales et syndicales.

L’État a sa place et c’est pour cette raison que nous avons répété à plusieurs reprises au président Ary Chalus, du conseil régional, qu’il faut absolument qu’il y ait, en plus des élus locaux, une mission interministérielle capable de débattre et de répondre aux problématiques posées. Et pas des fonctionnaires locaux qui viendraient nous écouter comme s’ils n’étaient pas concernés. Autrement, cela repartira de plus belle.

Qui tient les rênes aujourd’hui en Guadeloupe ?

Comme toujours ! La Guadeloupe est construite sur une hiérarchie en fonction de la couleur de peau et de la catégorie sociale. Depuis toujours, c’est la classe béké qui tient l’économie, notamment le tertiaire, et qui est largement soutenue par l’État. Il n’y a qu’à écouter la fameuse interview d’Yves Jégo [secrétaire d’État chargé de l’outre-mer (2008-2009) – ndlr] quand il a été viré pour voir comment ça s’est passé.

Nous sommes toujours dans un système de rente où la France et les békés se mettent d’accord pour que la société guadeloupéenne soit forgée de cette façon-là. C’est bien pour cela qu’il y a de plus en plus de mécontentements. Les gens en ont marre de se faire dépouiller, de se faire mépriser.

La paix sociale ne peut pas exister dans un pays où vous avez 60 % des moins de 25 ans qui sont au chômage. Nulle part ailleurs, ça ne peut exister. Il est normal aujourd’hui que la jeunesse crie, et c’est une chance pour notre pays d’avoir cette jeunesse. Il est intolérable qu’on lui demande de se calmer.

M. Lecornu propose 1 000 emplois aidés. Ce sont quoi ces emplois ? 20 heures par semaine, un temps partiel, payé au Smic. On fait quoi aujourd’hui avec ça, en Guadeloupe ?

Vous avez en Guadeloupe quasiment 50 % de la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté quand on applique le seuil de taux de pauvreté de la France, car en France, c’est 1 020 euros alors qu’en Guadeloupe c’est 700 euros… Une différence que j’aimerais bien comprendre…

Contrairement à ce qu’a dit M. Darmanin hier, le problème de l’eau n’est pas non plus réglé. Il y a encore aujourd’hui 70 % de pertes et ce n’est pas avec les 30 millions mis par l’État qu’on va avoir un réseau de distribution fonctionnel.
Sur ce dossier de l’eau, l’État doit s’engager sur un montant au moins à hauteur de 1,5 milliard d’euros, comme il était prévu en 2009 lors des accords LKP. Aujourd’hui, en Guadeloupe, 90 % du système d’assainissement est hors norme, c’est un problème de santé publique. C’est un droit fondamental, l’eau, cela relève bien de l’État.

Donc l’État doit prendre toute sa part dans la négociation, sinon ça débouchera sur rien du tout.

En l’absence de l’État, le conflit est donc parti pour durer...

Je crois que les élus l’ont bien compris.Je le redis sur l’eau, dès lors que l’on parle de santé publique, de droits humains, on n’est plus dans le champ de compétence des collectivités, on est au niveau de l’État central donc l’État doit l’entendre !

Une colonie n’a pas vocation à se développer pour elle-même, mais pour les intérêts de la métropole
Élie Domota

Je prends un autre exemple : les conventions collectives. En Guadeloupe, aujourd’hui, le patronat a pris la manie de ne pas négocier par branches professionnelles, alors que c’est une obligation légale. Conclusion : l’ensemble des conventions collectives disparaissent car lorsqu’elles ne sont pas utilisées pendant plusieurs années, la direction générale du travail peut décider de les effacer.
Nous avons interpellé préfet, ministres, direction générale du travail, on ne nous a pas répondu. Tout le monde laisse faire. On attend donc sur ce dossier que l’État réhabilite toutes les conventions collectives supprimées, et que les entreprises qui refusent la négociation collective ne bénéficient plus de subventions voire ne participent plus aux instances représentatives.

Dans son communiqué en Guadeloupe, Sébastien Lecornu dit que « la loi de la République doit s’appliquer partout en France, y compris dans le département de la Guadeloupe ». Sur les barrages, on m’a fait remarquer qu’il y a beaucoup de lois qui ne s’appliquent pas en Guadeloupe…

La Guadeloupe est une colonie. Or une colonie n’a pas vocation à se développer pour elle-même, mais elle a vocation à se développer pour les intérêts de la métropole. Il ne faut jamais l’oublier. Donc tout ce qui se fait ici n’est pas fait pour nous, mais principalement pour nourrir les intérêts de la France.

Lecornu, il n’en a rien à faire qu’il n’y ait pas d’eau ou qu’il manque des places à l’hôpital, c’est à 8 000 kilomètres de Paris. La seule chose qui l’intéresse, c’est que lorsque les métropolitains ont envie de venir en vacances, les plages soient propres et les hôtels soient prêts. Le reste, il s’en fout.

Il ne faut pas oublier que, grâce à la Guadeloupe et aux autres colonies, la France est la deuxième puissance maritime au monde, avec une zone exclusive extraordinaire. Donc, stratégiquement, on aime la Guadeloupe mais les Guadeloupéens, on s’en fout. C’est la stricte réalité.

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