Édition du 7 mai 2024

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Société

Entretien

L’incroyable diversité des formes de la famille

Docteur en sciences économiques et enseignant à l’université Paris Diderot, Christophe Darmangeat est l’auteur de deux ouvrages importants d’anthropologie marxiste (voir ci-dessous). A l’heure du mariage pour tous et des mobilisations réactionnaires de ses opposants, il était utile de solliciter son éclairage sur les formes que la famille, le mariage, la parenté ont pu prendre dans l’histoire.

1er mai 2013

(tiré du site Europe solidaire sans frontières)

Elsa Collonges – Les opposants au mariage pour tou-te-s présentent la famille avec père, mère et enfants comme le seul modèle possible. Existe-t-il ou a-t-il existé des sociétés fonctionnant sur d’autres organisations de la famille  ?

Christophe Darmangeat – Toutes les sociétés ont eu tendance à légitimer leurs institutions en expliquant qu’elles étaient les seules conformes aux lois impératives de la Nature ou de Dieu. En réalité, quand on observe différents types de famille sur l’ensemble de la planète, on est surtout frappé par l’incroyable variété de formes que les êtres humains ont pu imaginer pour vivre ensemble et élever leurs enfants.

La seule constante, jusqu’à l’avènement du capitalisme, est une profonde division sexuelle du travail. Les hommes et les femmes occupant des rôles économiques complémentaires — ce qui ne veut pas forcément dire équitables —, partout la forme courante de la famille incluait des gens des deux sexes. Mais à partir de là, l’imagination humaine a été d’une fertilité sans limites, tant en ce qui concerne les unions sexuelles que les liens de filiation.

Par exemple, pour leurs premiers-nés, les Samo du Burkina dissociaient la paternité biologique de la paternité sociale. Le père social, mari de la mère, n’était pas le procréateur. Tout le monde connaissait celui-ci  ; on évitait simplement de prononcer son nom en présence du mari, sauf pour l’offenser. Et toujours en Inde, chez les Toda, qui pratiquaient la polyandrie [1], le père officiel d’un enfant était le dernier à avoir accompli la cérémonie appropriée, et cela, même s’il était décédé depuis des années  ! L’ethnologie fourmille ainsi d’exemples tous aussi étonnants les uns que les autres.

Les anthropologues bien-pensants ont toujours cherché à nier cette diversité en expliquant que tout cela n’était que des variations autour de l’éternelle famille nucléaire. C’est une escroquerie. Comme tout ce qui est humain, la famille — de même que certains des sentiments qui lui sont souvent associés, comme la jalousie —, n’est pas «  naturelle  ». C’est une construction sociale, éminemment variable.

Le mariage est-il une institution commune à l’ensemble des sociétés  ?

Le mariage est une institution presque universelle… mais pas tout à fait  ! Un peuple de Chine, souvent présenté à tort comme un matriarcat, les Na, ignorait aussi bien le concept de mariage que celui de paternité. Les femmes avaient des amants «  visiteurs  », qui ne passaient avec elles que les nuits. Les enfants étaient élevés par leur mère et leurs oncles maternels.

Ailleurs, le mariage a pu revêtir toutes les formes possibles. Familles monogames, polygynes, polyandres, resserrées, élargies [2], divorce facile ou interdit, adultère admis ou puni de mort, on trouve absolument tout  ! Parfois, le mariage ne concernait que deux individus, parfois il était l’enjeu de stratégies complexes. Parfois il se faisait sans plus de formalités, parfois il était conditionné par de lourds paiements, soit de la femme à l’homme (la dot), soit de l’homme aux parents de sa future épouse (le «  prix de la fiancée  »). Bref, à l’échelle de l’humanité, il n’a clairement pas existé «  une  », mais de très nombreuses significations sociales du mariage.

Dans notre propre société, ceux qui pratiquent l’union libre ont démontré depuis fort longtemps que pour vivre ensemble entre adultes consentants (quel qu’en soit le sexe), on pouvait se passer de monsieur le maire et de monsieur le curé sans que le ciel ne tombe sur la tête de quiconque…

Existe-t-il des sociétés où les parents socialement reconnus sont de même sexe  ?

Absolument. Il me vient à l’esprit deux cas. Le premier est celui de nombreuses sociétés africaines, comme les Nuer, des pasteurs du Soudan. Sous réserve qu’elle en ait les moyens, une femme stérile avait le droit de prendre elle-même une ou plusieurs épouses. Elle payait alors, à l’instar des hommes, la somme voulue à leurs parents, et devenait à tous égards le «  mari  » de ces femmes. Elle devenait aussi le «  père  » des enfants que celles-ci ne manquaient pas d’avoir avec des hommes de passage. Ce mariage était homosexuel, mais n’impliquait a priori pas des rapports amoureux entre les conjoints.

Le second cas, très différent, est celui de l’Amérique du Nord. Dans la plupart des tribus indiennes existaient des «  berdaches  », également appelés êtres aux «  deux esprits  », car ils étaient censés cumuler les « esprits  » et les rôles sociaux des deux sexes. Ils et elles pouvaient entretenir des relations sexuelles ou se marier de manière hétérosexuelle comme homosexuelle. Dans ce cas, lorsque le conjoint avait eu des enfants d’une précédente union, ces enfants possédaient deux parents du même sexe.

Peut-on faire un lien entre les formes de mariage et de parenté et les inégalités sociales  ?

Voilà une question bien difficile, qui a tracassé les anthropologues depuis la deuxième moitié du XIXe siècle.

On pensait alors que les systèmes de mariage et de parenté s’étaient partout succédé selon un ordre déterminé. Certains systèmes étaient censés être typiques de sociétés égalitaires, tandis que d’autres étaient associés aux premières inégalités, puis d’autres encore aux classes. C’est le cas chez Lewis Morgan, ce pionnier sur lequel s’appuie Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.

Or, les découvertes ultérieures ont montré que les choses étaient beaucoup plus compliquées. Il n’existe manifestement pas d’ordre global de succession des systèmes de parenté, et un même système de parenté peut se retrouver dans des sociétés très différentes. Il existe certaines tendances générales  : la plupart des sociétés étatiques ont éliminé les groupes de parenté, lignages ou clans, si répandus et si importants dans les sociétés primitives. Mais ce n’est nullement une règle absolue.

Inversement, certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs égalitaires possédaient, lorsqu’on les a étudiées, un système de parenté semblable au nôtre (notre système s’appelle «  eskimo  », ce n’est pas pour rien). Les mêmes, ou d’autres, pratiquaient, comme dans les îles Andaman, une monogamie assez stricte – bien différente toutefois de la famille bourgeoise traditionnelle.

Et concernant la place des femmes  ?

Là aussi, bien des raisonnements du XIXe siècle ont vieilli. Par exemple, on a pu croire que la transmission de l’appartenance au clan par les femmes – en langage technique, la «  matrilinéarité  » – traduisait d’une manière ou d’une autre leur statut élevé. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien. En revanche, un élément qui intervient davantage est la coutume qui oblige le mari à aller habiter chez sa femme – la «  matrilocalité  ». C’est alors la femme qui possède la maison… et qui peut donc mettre son mari dehors à tout moment. La matrilocalité s’accompagne pour les femmes d’une certaine puissance économique et d’une position sociale relativement favorable. C’était le cas chez les Iroquois, bien connus de Morgan.

Quoi qu’il en soit, si parmi certains peuples, les femmes ont pu faire peu ou prou jeu égal avec les hommes, il n’en est aucun où elles aient pris le pas sur eux. Dans l’immense majorité des sociétés primitives, même les plus égalitaires sur le plan économique, la domination masculine était présente, parfois à des degrés extrêmes, et toujours sanctionnée, entre autres, par les formes de mariage et de famille.

Pourquoi la contestation de la famille traditionnelle est-elle possible aujourd’hui  ?

Dans ce domaine comme dans bien d’autres, le capitalisme a bouleversé les rapports sociaux – ce que Marx expliquait déjà dans son Manifeste communiste de 1848. À ceux qui accusaient les communistes de vouloir détruire la famille, il répondait que la société bourgeoise elle-même était en train d’accomplir cette tâche. Elle l’a fait de multiples manières – pour preuve nos propres sociétés, où aujourd’hui bien des enfants naissent hors mariage, grandissent dans des familles monoparentales ou recomposées, ou possèdent deux parents du même sexe.

Le facteur le plus important de cette évolution, celui qui en a été le fondement, est la généralisation de la production marchande. Pour résumer, à partir du moment où un individu (homme ou femme) perçoit un revenu, et sous réserve que celui-ci soit suffisant, il peut dorénavant acheter tout ce qui est nécessaire pour vivre.

C’est la clé d’un bouleversement énorme. Vivre à deux a pu cesser d’être une nécessité imposée par des règles sociales, en particulier la division sexuelle du travail, et devenir un choix librement consenti – d’autant plus librement qu’il n’est pas biaisé par des problèmes d’argent. Cette évolution constitue une immense libération, un progrès qui laisse entrevoir ce que pourront être les relations intimes dans une société future, une société débarrassée de toutes les croyances et les traditions qui, en plus des contraintes matérielles, pèsent encore aujourd’hui sur les individus.

J’en profite pour ajouter que cette même généralisation de la production marchande explique aussi l’émergence de la revendication de l’égalité des sexes. L’idée selon laquelle hommes et femmes doivent pouvoir occuper indifféremment les mêmes positions dans la société n’avait jamais vu le jour dans aucune société avant le capitalisme. Elle est en est le fruit, tout comme l’ensemble des idéaux communistes. Mais pour cueillir ce fruit-là, il faudra abattre l’arbre qui l’a porté  !

Propos recueillis par Elsa Collonges
«  Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était  »

Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes, éd. Smolny, mars 2012 pour la 2e édition, 480 pages, 20 euros

Christophe Darmangeat vient de publier une Conversation sur la naissance des inégalités où, de questions en réponses, il nous fait avancer dans les pas de diverses sociétés humaines pour tenter de comprendre l’apparition des inégalités sociales. Nous revenons ici sur son précédent ouvrage, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était, Aux origines de l’oppression des femmes, réédité l’an dernier et qui traite d’une inégalité particulière, celle des sexes. [3]

Il y a des questions qu’on ne se pose pas tous les matins en se levant mais presque et qui vous turlupinent, auxquelles les réponses qui vous sont proposées restent insatisfaisantes. C’est le cas de celle-ci, assez fondamentale  : mais pourquoi est-ce que ce sont les femmes qui sont opprimées par les hommes et non l’inverse  ? Quand et comment nous sommes-nous fait avoir  ? Le livre de Christophe Darmangeat n’apporte pas de réponse simple. Mais armé de solides outils marxistes, il offre une limpide synthèse de l’état des connaissances et des théories sur ce sujet (enfin) plus de 130 ans après Engels.

Matérialiste dialectique, l’auteur l’est, sans aucun doute. Du coup, on le suit avec confiance et plaisir dans sa critique d’Engels, Kollontaï ou Luxemburg… S’appuyant sur les travaux les plus récents, il réinterroge les œuvres classiques pour en souligner l’importance et les manques, se moque gentiment des conclusions parfois hâtives qui y sont tirées dans le contexte de l’époque. C’est drôle et cela incite à toujours bien garder son sens critique, même quand on lit Lénine ou Luxemburg. Les références sont nombreuses et ont été encore enrichies pour la 2e édition. Une partie du livre, placée en fin de volume, discute des différentes formes de famille et des systèmes de parenté (sujet qui constitue la matière des premiers chapitres de L’origine de la famille d’Engels). Mais c’est la première partie, consacrée à la question des rapports entre les sexes dans les sociétés pré-étatiques, qui constitue l’essentiel de l’ouvrage. La théorie généralement admise est que dans les sociétés primitives qui n’avaient pas accumulé de richesses, l’oppression des femmes aurait été inconnue et celles-ci auraient occupé des positions élevées. Le livre démontre que cette théorie est largement contredite par les recherches scientifiques menées depuis un siècle. Décortiquant différentes organisations sociales, l’auteur nous entraîne à la recherche d’un matriarcat introuvable…

Des interrogations persistantes

Alors même qu’on ne trouve pas de sociétés dans lesquelles les femmes auraient réellement eu le pouvoir, la question reste entière  : quelle est l’origine de l’oppression des femmes  ? Christophe Darmangeat nous propose des éléments de réponse, avec l’humilité de celui qui essaye de comprendre en s’appuyant avec rigueur sur les données scientifiques disponibles à notre époque. On le suit bien sur la nécessité de la division du travail pour en augmenter la productivité, sur les critères de cette division (jeunes/vieux, femmes/hommes…). De son propre aveu, les choses deviennent plus délicates lorsqu’il s’agit de mettre en évidence et d’expliquer la mise en place des mécanismes de domination.

Prudent sur les causes de la division sexuelle du travail, une caractéristique propre à l’espèce humaine, il s’étend en revanche longuement sur ses conséquences, en particulier celles du monopole détenu par les hommes tout à la fois sur la chasse au gros gibier et sur la guerre. Les femmes se retrouvent donc dépossédées à la fois des armes et de la vie sociale extérieure au clan. De là à les inférioriser puis à les surexploiter, il n’y a qu’un pas à franchir… Pas qui prendra de multiples formes selon les lieux et les époques, mais dont on ne peut que constater l’universalité aujourd’hui. L’auteur prend le temps d’argumenter ses propositions, de les étayer par des faits, mais ne cache pas les difficultés liées aux interprétations des découvertes archéologiques ou au manque de preuves irréfutables.

Du même coup, le livre éclaire les raisons pour lesquelles l’idéal de l’égalité des sexes est une idée profondément moderne, qui ne pouvait émerger que sur la base des structures économiques marchandes généralisées par le capitalisme.

Bref, un livre à lire absolument pour actualiser notre analyse marxiste de l’origine de l’oppression des femmes et continuer à nous poser des questions  !

DARMANGEAT Christophe, COLLONGES Elsa


Notes

[1] Polyandrie  : la possibilité pour les femmes d’avoir plusieurs époux.

[2] Polygynie  : fait pour un homme de vivre avec plusieurs femmes. Famille élargie  : ensemble de personnes de la même famille vivant dans le même foyer.

[3] Conversation sur la naissance des inégalités, éd. Agone, février 2013, 200 pages, 12 euros. Le blog de l’auteur présente des articles, notes de lecture, enregistrements de débats, une brochure à télécharger… De quoi prolonger la réflexion autour du marxisme, de l’anthropologie et de l’évolution sociale  : http://cdarmangeat.blogspot.fr/

* Publié dans : Revue Tout est à nous ! 43 (mai 2013). http://www.npa2009.org

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