Édition du 14 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Grève des femmes

L’internationale féministe

D’où le mouvement féministe tire-t-il sa force ? Une semaine après la première grande assemblée organisée à Buenos Aires dans les locaux de la Mutual Sentimiento [1], la grève internationale se prépare partout, dans un réseau régional, global et multinational.

Tiré du blogue : Le blog de Gago Verónica, 15 février 2019.

Cette dimension internationaliste marque chaque situation concrète : elle la rend plus riche et plus complexe, sans la couper de ses racines ; elle la rend plus cosmopolite, sans la noyer dans l’abstraction. Elle enrichit notre imagination politique tout en créant une omniprésence concrète : ce sentiment ressenti lorsqu’on crie « nous sommes partout ! ». De l’organisation de la grève découle une politique du lieu : un réseau de conflits et d’expériences renforce le mouvement, et la grève devient, en tout lieu, une excuse pour se réunir en tout lieu. Cet internationalisme vient des territoires en lutte. 

Du coup, les espaces domestiques (historiquement clos entre quatre murs) sont aujourd’hui des espaces d’internationalisme concret, où l’on discute des chaînes globales de soins, des modes d’invisibilisation du travail reproductif et de l’absence d’infrastructures publiques. Du coup, les territoires indigènes (historiquement expropriés) sont aujourd’hui des espaces d’alliances sans frontières, d’incarnation communautaire, où l’on dénonce les méga-projets d’extraction et les nouveaux seigneurs terriens de l’industrie agricole.

Du coup, dans les territoires de la précarité (historiquement considérés comme « non organisés ») s’inventent aujourd’hui des expérimentations de nouvelles dynamiques syndicales, de campements et d’occupations d’ateliers, d’usines et de plateformes virtuelles, de reconquête et de dénonciation créatives, qui rendent explicites ce qui va toujours de pair : les abus sexuels, la discrimination envers les migrants, l’exploitation.

Ainsi, étendre les revendications, élargir le vocabulaire et enchevêtrer les géographies fera que chaque espace s’ouvrira encore plus, dans notre façon de nommer les problèmes, les rapports, les conflits mais aussi les stratégies, les alliances et les moyens d’accumuler, encore et toujours, la force commune.

Se connaître pour s’entrelacer, pour partager des pistes et des hypothèses, pour imaginer des résistances et des interventions ici et là : cette « géographie aquatique » de la grève (comme l’appelait Rosa Luxemburg) devient une composition de rythmes, de flux, de vitesses et de courants.

Dans toute l’Espagne, depuis vendredi dernier des camarades élaborent une feuille de route qui racontera les « mille » raisons de faire grève, la prolongera par des assemblées et des événements et même par une « opération araignée » dans le métro de Madrid, inspirée de celle que nous avons menée en Argentine lors de la vague verte[2].

Pendant ce temps, les manifestations des collectifs Ni Una Menos se poursuivent au Mexique. Des milliers de femmes, de lesbiennes, de trans et de travesti.es dénoncent le féminicide comme crime d’État, et la menace permanente que font peser les tentatives d’enlèvement dans le métro, contre lesquelles n’est proposé qu’une présence policière accrue. Il y a aussi d’innombrables manifestations, de nombreuses grèves des travailleuses des maquilas de Tamaulipas.

Et aussi, depuis le Sud-Est, une lettre des femmes zapatistes qui explique pourquoi il n’y aura pas de 8M dans le Chiapas : derrière l’avancée des méga-projets touristiques et néo-extractivistes du nouveau gouvernement se profile une menace militaire. Tels sont les trois maillons du scénario d’organisation de la grève internationale : relier les luttes, ne jamais séparer les luttes contre la précarité et les violences au travail des féminicides et des harcèlements, ne jamais perdre de vue le contexte de l’exploitation du territoire par les entreprises transnationales.

Au même moment, en Italie, les camarades de NonUnaDiMeno ont lancé un « compte à rebours » pour la grève féministe internationale, avec une série d’affiches qui « narrent » les scènes qui justifient la grève : contre les pensions alimentaires non versées par les ex-maris, les abus des patrons, le détournement des aides sociales comme moyen de gestion de la pauvreté plutôt que comme possibilité d’autodétermination.

C’est le point-clé qui est discuté aujourd’hui dans de nombreuses organisations : la gestion des ressources publiques comme subventions ou salaires sociaux, outil que le mouvement féministe conteste selon une logique qui lui est propre. C’est-à-dire : montrer comment ce sont les femmes, les lesbiennes, les travesti.es qui prennent concrètement en charge dans les territoires l’état d’urgence face à la violence machiste et à l’austérité.

Ce qui est mis en œuvre par les pionnières du genre, ainsi que par les réseaux de soins et d’autogestion, celles et ceux qui vont dans les dispensaires et les cantines, qui suivent des cours d’autodéfense et accompagnent de manière « non professionnelle » mais conséquente celles qui subissent la violence, qui informent et accompagnent celles qui ont besoin d’avorter, fût-ce clandestinement. Comme nous l’écrivions dans l’appel du collectif Ni Una Menos[3] à cette journée du 8M : il n’y a pas d’opposition entre l’urgence de la faim qu’impose la crise et la politique féministe. Au contraire, c’est le mouvement dans toute sa diversité qui a politisé cette crise, lc’est ui qui chaque jour prend corps, qui sait lutter pour sa reconnaissance économique et son autonomie, sans avoir besoin des médiations patriarcales.

Pendant ce temps, la coordination du 8M au Chili ne cesse de grandir, après les énormes mobilisations du mois de mai en faveur de l’éducation non sexiste, contre les abus sexuels de la part des enseignants, après la grande réunion internationale en décembre des femmes en lutte. Elles crient « La grève féministe est en marche », et montrent comment elle continue à se construire depuis le bas.

Pendant ce temps, au Brésil, des compañeras du Nord-Est disent que le fascisme ne passera pas, et les féministes noires se préparent à marcher pour que justice soit rendue à Marielle Franco, et à tou.tes celles et ceux qui soutiennent les économies populaires et les favelas contre la criminalisation de leurs actions. Pendant ce temps, en Bolivie, la grève se prépare sous le nom de #Bloque08M, dénonçant les féminicides qui ont marqué le début de l’année et soutenant la résistance des femmes de la réserve Tariquía, à Tarija, qui bloquent les travaux de l’entreprise pétrolifère Petrobras.

Pendant ce temps, en Uruguay les assemblées ont déjà commencé, avec une coordination des féminismes nourrie par les réseaux. Pendant ce temps, en Équateur on débat du chômage et du soulèvement comme outils des multiples histoires de lutte. Pendant ce temps, en Colombie et au Pérou se tiennent des réunions hebdomadaires pour préparer le 8M, cette date fétiche qui nous rassemble ; c’est à partir d’elle que nous avons commencé à nous voir et à nous reconnaître les un.es les autres.

Ce texte a été traduit de l’anglais au français par Isabelle Saint-Saëns.
Il est d’abord paru le 15 février 2019 dans le quotidien argentin Página12, sous le titre « La internacional feminista »

Traduction anglaise : « The Feminist International » (par une membre de la Women’s Strike Assembly London)

Traduction italienne : « L’internazionale femminista » (par Clara Mogno)

Notes

[1] Espace communautaire, le plus important de Buenos Aires durant la crise de 2001, maintenant marché agro-écologique

[2] Occupation simultanée des 5 lignes de métro. Une vidéo de l’occupation : ici.

[3] http://niunamenos.org.ar/manifiestos/llamamiento-al-paro-feminista-8m-2019/

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