Édition du 7 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La Libye et le danger de l’intervention humanitaire

Les événements évoluent rapidement en Libye et dans la région, et plus les heures passent plus une intervention militaire semble devenir une réalité. Un regard sur les principaux pays occidentaux qui déploient leurs forces militaires en Méditerranée en dit long : les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et la France. L’Italie a également répudié son traité d’amitié avec la Libye, libérant ses avant-postes militaires pour une utilisation dans le sud de la Libye. Ce sont ces mêmes puissances occidentales qui sont intervenues en Haïti, au Kosovo et en Afghanistan sur la base de motifs « humanitaires », et ils semblent encore montrer leurs têtes hideuses invoquant les mêmes prétextes humanitaires.

Une mise en contexte est ici nécessaire. Des États comme la Libye ont le droit à la pleine souveraineté en vertu de la Charte des Nations Unies, mais également les individus ont des droits égaux à « à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » en vertu de la Déclaration universelle des droits de l’homme (en ignorant ici les structures de ces institutions en termes des pouvoirs qu’ils représentent). De cette contradiction entre la souveraineté des États et les droits humains émerge la question de l’« intervention humanitaire ».

Noam Chomsky fait remarquer que « le droit d’ingérence humanitaire, s’existe, est fondé sur la “bonne foi’’ de ceux qui interviennent, et cette hypothèse n’est pas fondée sur leur rhétorique mais sur leurs actes, en particulier de leur adhésion aux principes du droit international et des décisions de la Cour, et ainsi de suite. »

On doit certainement apprécier le triste bilan des États-Unis, du Canada et de leurs alliés sur cette question. L’urgence de la crise libyenne, cependant, et les pressions de la presse pour une intervention nécessite une attention immédiate. Qu’il suffise de dire que la superpuissance hégémonique étasunienne a affirmé sa force militaire écrasante avec une force impitoyable partout où c’était stratégiquement possible. Selon un important document de planification des Forces armées canadiennes, il est dit qu’il est « de l’intérêt du Canada de poursuivre notre coopération étroite avec les Américains, à condition de ne pas sacrifier notre souveraineté nationale. » La souveraineté nationale vient toujours après coup en matière de sécurité et de défense de l’État canadien. La souveraineté a toujours été subordonnée à la coopération avec les ambitions impériales des ÉU sur presque toutes les grandes questions de politique étrangère. Le Canada poursuit ses propres ambitions impérialistes en collaboration avec les États-Unis, pas en dehors.

Les puissances occidentales et le conflit en Libye

Dans cet esprit, l’état actuel et le rythme des événements qui se déroulent en Libye sont des motifs de grave préoccupation pour le Canada. Les alliés occidentaux continuent de faire de la diversion rhétorique avec le secrétaire étasunien à la Défense, Robert Gates, qui minimise l’idée d’intervention militaire des forces étasuniennes en Libye. Mais il y a ici un problème. À savoir, sa rhétorique est en complète contradiction avec les faits sur le terrain.

Les forces américaines ont déjà été déployées dans la région. Le Kearsarge, un navire d’assaut amphibie, et le Ponce, un navire de transport, ont été déployés en Méditerranée. Un contingent de 400 Marines est en route « en appui au Kearsarge ». Le porte-avions USS Enterprise est actuellement en mer Rouge et pourrait déployer des avions de chasse dans une zone d’exclusion aérienne libyenne à condition que l’Égypte permette aux jets d’utiliser son espace aérien. Il est impossible d’évaluer précisément les ressources que les États-Unis consacrent à la Libye tant les faits sont enveloppées dans le voile de la sécurité nationale.

En ce qui concerne la zone d’exclusion aérienne, le Royaume-Uni est manifestement prêt à faire respecter une zone sans une résolution des Nations Unies. « Il y a eu des occasions dans le passé où une telle zone d’exclusion aérienne a eu une justification internationale claire et légale même sans une résolution du Conseil de sécurité » de dire le ministre britannique des Affaires étrangères, William Hague. Une telle « occasion » a eu lieu récemment — en Irak. Les Irakiens en auront pour des années à se remettre du siège brutal et de l’occupation qui ont laissé, selon la plus modeste des estimations, plus de 100 000 morts. « Appelons simplement un chat un chat », de déclarer sans ambages le Secrétaire Gates en décrivant ce que signifierait une zone d’exclusion aérienne sur la Libye. « Une zone d’exclusion aérienne commence par une attaque sur la Libye pour détruire ses défenses aériennes. C’est comme ça qu’on établit une telle zone d’interdiction. » Il est bon de garder ça à l’esprit sachant qu’au Canada les Libéraux et le Nouveau Parti démocratique ont ouvertement soutenu la mise en œuvre d’une zone d’exclusion aérienne sur la Libye. Sur ce point, le Parti conservateur est resté remarquablement silencieux.

Étant donné que le Royaume-Uni fait la promotion d’une zone d’exclusion aérienne par l’OTAN plutôt que par l’ONU, il ne faut donc pas se surprendre que les États-Unis soient également prêts à intervenir en dehors d’un mandat de l’ONU. Le secrétaire Gates a dit très clairement qu’il n’y avait « pas d’unanimité au sein de l’OTAN pour l’utilisation de la force armée. » Ses mots sont soigneusement choisis. Il élude totalement la légitimité de l’OTAN agissant en dehors d’un mandat de l’ONU. En fait, il contourne complètement l’ONU. Il élude aussi l’illégitimité de menacer de faire l’emploi de la force, ce qui est explicitement interdit par la Charte des Nations Unies, sur l’hypothèse que de telles actions et menaces sont inégalement déployées contre les États les plus faibles.

Tout cela suggère qu’on va vers une attaque dirigée par l’OTAN sur la base des prémisses de l’intervention humanitaire et de bonnes intentions. La question de l’intervention étrangère, cependant, n’est pas si évidente à ce stade. Le Conseil national libyen, qui s’affirme comme le régime de transition post-Kadhafi, semble divisé sur les appels pour une intervention étrangère. Cette seule ambiguïté pourrait facilement être le prétexte à une intervention extérieure.

[Abdul Hafidh Ghoga, un porte-parole du Conseil, a semblé faire marche arrière par rapport aux précédents appels par les chefs rebelles pour des frappes aériennes de l’Ouest, en disant avec emphase : « Pas de troupes sur le sol libyen. » Mais il a ajouté que les rebelles se féliciteraient de l’imposition d’une zone d’interdiction de vol aérien, et a dit : « Nous avons besoin d’aide pour arrêter le flot de mercenaires dans ce pays. » (New York Times, In Libya, Both Sides Gird for Long War as Civilian Toll Mounts, 6/03/11), mon rajout et ma traduction]

La France a aussi commencé à envoyer de l’aide aux forces rebelles et à l’opposition dans l’est de la Libye. L’éditeur Yoshie Furuhashi de MRZine note à juste titre qu’« ostensiblement le contenu de l’aide française est humanitaire, “des médecins, des infirmières, des médicaments et du matériel médical’’, mais combien de temps faudra-t-il avant que la nécessité d’envoyer de l’aide humanitaire ne devienne un prétexte pour envoyer des soldats afin de garantir sa livraison sécuritaire ? »

La question est vitale tout comme la rapidité de la crise humanitaire qui s’aggrave. Quelques 75 000 personnes ont déjà fui la Libye pour la Tunisie voisine, avec un supplément de 40 000 en attente à la frontière et un nombre sans cesse croissant. Le Haut Commissariat pour les réfugiés appelle à « une évacuation humanitaire massive de dizaines de milliers d’Égyptiens et d’autres ressortissants de pays tiers » parce que « nous sommes témoins d’une terrible catastrophe humanitaire. » Le danger est qu’une « évacuation humanitaire » peut facilement glisser en « intervention humanitaire », et tout semble indiquer qu’il s’agit d’une possibilité réelle.

La réponse du Canada

Le ministre des Affaires étrangères de la France, Alain Juppé, a explicitement rejeté l’intervention militaire sans un « mandat clair » du Conseil de sécurité des Nations unies. Le Canada a, en effet, un bilan mitigé sur ce point, souvent prêt à agir en dehors de l’ONU quand il y va de l ’« intérêt national ». Le Premier ministre Stephen Harper et le ministre des Affaires étrangères Lawrence Cannon sont restés remarquablement silencieux sur la question, laissant le Canada avec beaucoup de latitude pour agir en dehors d’un mandat de l’ONU.

L’écrivaine et militante Arundhati Roy souligne à juste titre que « se taire, ne rien dire, devient autant un acte politique que parler. Il n’y a pas d’innocence. Quoi qu’il en soit, vous êtes responsable. »

Pour compenser son absence à l’ONU, le Canada renforce plutôt sa présence militaire physique dans la région. Les Forces canadiennes ont déployé le NCSM Charlottetown et ses 240 marins en Méditerranée, ainsi que d’autres membres du personnel canadien qui se trouvent déjà sur l’île voisine de Malte, où un centre d’opérations a été établi par le Royaume-Uni. Le Premier ministre Stephen Harper a également annoncé son intention de dépasser les sanctions imposées par la résolution du Conseil 1970 qui appelle à un embargo sur les livraisons d’armes à la Libye, des inspections de la cargaison des navires en partance pour la Libye, et une interdiction de voyage pour Kadhafi et les personnes qui lui sont associées.

Pour l’ensemble de ces actions, les médias canadiens font l’éloge du gouvernement avec toute la bienveillance libérale dont ils sont capables. « Les Canadiens qui croient que le but premier de leur force militaire ne devrait pas de faire la guerre, mais veulent seulement que leurs troupes soient des Boy Scouts, doivent être heureux de l’évolution de l’engagement d’Ottawa envers la en Libye » écrit le journaliste de PostMedia, Matthew Fisher. Même avec une présence militaire relativement faible par rapport à la mission permanente du Canada en Haïti, « il y aura là un facteur de
satisfaction. »

Impérialisme humanitaire

Il convient de souligner que la menace de recours à la force et de violer la souveraineté des États en dehors du Conseil de sécurité des Nations unies va explicitement à l’encontre la Charte des Nations Unies. Chomsky a déjà cité deux autorités (libérales) en la matière, Hedley Bull et Louis Henkin, qui offrent un contexte essentiel à la situation actuelle en Libye. Bull a mis en garde il y a quelques temps que : « Certains États ou groupes d’États qui s’érigent en juges bien commun mondial, au mépris de l’opinion des autres, sont en fait une menace pour l’ordre international, et donc à une action efficace dans ce domaine. » Cela vaut certainement pour les puissances de l’OTAN en tant qu’ils s’affirment en dehors de l’ONU comme « juges autorisés du bien commun mondial. »

Henkin, dans une veine similaire, a écrit que : « Les pressions réduisant l’interdiction de l’usage de la force sont déplorables, et les arguments pour légitimer le recours à la force dans ces circonstances ne sont pas convaincants et sont dangereux... Les violations des droits de l’homme sont en effet que trop fréquentes, et s’il était possible d’y remédier par l’utilisation de la force extérieure, il n’y aurait pas de loi interdisant l’usage de la force par presque n’importe quel État contre presque n’importe quel autre. Les droits de l’homme, je crois, devront finir par vaincre, et d’autres injustices corrigées, par d’autres moyens pacifiques, et non pas en ouvrant la porte à l’agression et par la destruction de la principale avancée en matière de droit international, l’interdiction de la guerre et l’interdiction de la force. »

Il semble que les puissances de l’OTAN, une fois de plus, s’érigent en « 
juges autorisés du bien commun mondial. ». Les États-Unis et la
Grande-Bretagne — avec la complicité du silence honteux du Canada — sont clairement disposés à mettre en œuvre des politiques de façon indépendamment de l’ONU. Il y a clairement des « pressions réduisant l’interdiction de l’usage de la force », même si elles sont rédigées en rhétorique humanitaire. Le bilan historique de l’« intervention humanitaire » étasunienne et canadienne constitue un motif suffisant pour rejeter toute forme d’engagement. Même l’utilisation de forces militaires pour « l’évacuation humanitaire » est un danger qu’il faut examiner de près, car elle pourrait rapidement glisser vers une claire intervention et une présence militaire permanente. Au milieu de tout cela, on oublie le peuple libyen qui a commencé ce mouvement populaire au nom de la démocratie et de la liberté selon leurs propres termes.


Matthew Brett est un étudiant diplômé en sciences politiques de l’Université Concordia. Il peut être contacté à brett.matthew@yahoo.ca.

(Traduit de Lybia and the Danger of Humanitarian Intervention, site web de Socialist Project, 6/03/11, par Marc Bonhomme :
) (Dans sa lettre courriel, Marc Bonhomme invite tout le monde qui le désire à diffuser ce texte. C’est ce que
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