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La Traviata de Verdi

Une œuvre qui a bousculé les mœurs de l’opéra

La Traviata, c’est l’histoire tragique d’un amour impossible, au XIXe siècle, entre une courtisane et un jeune issu d’un milieu aisé. Cet opéra offre, à travers la description de personnages réalistes, une sévère critique de la société bourgeoise, une société hypocrite. La première version de Verdi et de Piave n’obtiendra pas, de la part de la censure italienne, l’autorisation d’être présentée et jouée sur scène. Nous expliquerons, au cours de certaines des prochaines lignes, pourquoi il en a été ainsi.

Lʼopéra La Traviata (1853) a été mise en musique par Verdi (1813-1901). Il s’agit d’une adaptation du libretiste Francesco Maria Piave dʼaprès le roman dʼAlexandre Dumas fils : La Dame aux camélias. Cette oeuvre musicale se divise en trois actes et raconte lʼamour sous plusieurs de ses aspects (d’abord la rencontre heureuse de deux personnes ; ensuite le plaisir des corps et des esprits ; la lutte contre la convention ; la réprobation et la condamnation sociale ; la douleur de la séparation et finalement la mort). Avec cette œuvre de Dumas fils, Verdi aborde des sujets peu familiers des scènes d’opéra à l’époque : la prostitution, l’argent, la vie mondaine, la maladie, et l’exclusion sociale.

Résumé de l’oeuvre

Violetta Valéry est une courtisane éprise de liberté. Elle s’étourdit dans le luxe et le plaisir. Elle est la maîtresse du baron Douphol. Arrive le jeune Alfredo qui est follement amoureux d’elle. Séduite, Violetta décide de quitter sa vie libertine pour la campagne où elle va maintenant vivre avec Alfredo. L’arrivée inattendue du père de ce dernier met un terme à ce bonheur. Afin d’éviter un scandale, qui compromettrait le mariage de sa fille (qui est également la jeune sœur d’Alfredo), le père Giorgio Germont parvient à convaincre Violetta de renoncer à son amour pour Alfredo. Déchirée, Violetta quitte ce dernier, lui laissant croire qu’elle est retournée auprès du baron Douphol. Les mois passent, elle a, entre temps, tout perdu. Elle se retrouve malade et désargentée. Elle vit dans un appartement vide. Alfredo, à qui on a révélé la vérité, arrive précipitamment à son chevet. Les joies des retrouvailles sont de courte durée. Violetta meurt dans ses bras.

Acte 1 : Naissance de l’amour

Entretenue par le riche baron Douphol, la courtisane Violetta Valéry se complaît dans son rôle de traviata (une courtisane). Pour oublier la terrible maladie qui menace ses jours, elle s’étourdit dans le luxe et les plaisirs. À l’occasion d’une des fêtes qu’elle donne, elle se laisse séduire par un jeune homme passionné du nom d’Alfredo Germont. La ferveur qu’il lui manifeste la détourne de sa vie dévoyée.

Acte 2 : La convention brisée

Quelques mois plus tard, nous retrouvons Violetta et Alfredo installés dans une villa des environs de Paris. Ils s’aiment. Pour pouvoir goûter, au quotidien, les délices de ce bonheur simple et champêtre, Violetta est contrainte de vendre ses biens les uns après les autres. À ces soucis monétaires s’ajoutent les exigences du père d’Alfredo, Giorgio Germont. Ce dernier supplie Violetta de rompre avec son fils en raison du fait que la liaison d’Alfredo avec une courtisane est une source de scandale qui a pour effet de rendre impossible le mariage de sa fille qui est également la jeune sœur d’Alfredo. Violetta refuse, dans un premier temps, de renoncer à son amour, puis, dans un deuxième temps, elle cède à la demande de Germont. Alfredo ignore tout de la démarche de son père auprès de Violetta. Elle laisse croire à Alfredo qu’elle le quitte pour retrouver Douphol (son ancien protecteur). Abandonné par Violetta, Alfredo se voit dans la peau d’une personne trahie. Violetta accepte de se rendre à une fête où elle apparaît au bras de Douphol. Alfredo l’aperçoit dans une salle de jeu. Fou de douleur Alfredo injurie et insulte publiquement Violetta en lui jetant de l’argent au visage, en guise de paiement de leur liaison.

Acte 3 : La mort

Quelques mois plus tard, maintenant oubliée et ruinée, Violetta va mourir dans son appartement vidé par les créanciers. Il n’y a que l’espoir de revoir Alfredo qui la maintient encore en vie. Le jour du carnaval de Paris, elle reçoit la visite d’Alfredo à qui son père a tout avoué. Il vient à son chevet pour se réconcilier et demander pardon. La joie des retrouvailles et le réconfort du pardon ne suffisent pas à sauver Violetta qui est atteinte de la tuberculose. À la fin, Violetta meurt dans les bras de celui qui a été, pendant peu de temps, son grand amour.

Un opéra inspiré de faits réels

La Dame aux Camélias, d’Alexandre Dumas fils, est plus qu’un simple récit romanesque. Il s’agit d’une histoire inspirée de la relation que Dumas fils a eue avec une courtisane parisienne du nom de Marie Duplessis. Dans La Traviata, Verdi s’inspire de cette histoire amoureuse pour critiquer l’étroitesse d’esprit de la société bourgeoise, son hypocrisie et ses jugements basés sur les seules apparences. Jugements insupportables que Verdi a lui-même subis au début de sa relation avec Giuseppina Strepponi, une chanteuse lyrique, qui n’était pas une courtisane. Leur problème, aux yeux de certaines personnes mesquines, était le suivant : Strepponi vivait avec Verdi sans être officiellement épouse et mari. Lorsque tous les deux s’installent pour vivre ensemble, les jugements du voisinage sont sévères et Giuseppina Strepponi se trouve socialement exclue : « Je n’ai rien à cacher. Dans ma demeure vit une femme libre, indépendante, aimant comme moi la vie solitaire, disposant d’une fortune qui la met à l’abri du besoin. Ni elle, ni moi ne devons à qui que ce soit aucun compte pour nos actions. […] Qui est en droit de nous jeter la première pierre ? » écrira Verdi à l’attention des personnes médisantes.

Les courtisanes, un sujet tabou à l’opéra

Malgré le succès du roman de Dumas fils, le choix de Verdi d’une courtisane parisienne pour son nouvel opéra ne manque pas de choquer en Italie. Dès que l’administration du Théâtre de la Fenice de Venise prend connaissance du thème de l’opéra, le livret est sur le champ soumis à la commission de censure italienne. La décision des membres de la commission est unanime : une femme contemporaine dévoyée, à la fois héroïne de l’intrigue et sujet à empathie de la part du public n’a pas sa place, selon eux, sur une scène d’opéra. Verdi et Piave n’ont pas le choix. Ils doivent céder et accepter de transporter le récit au début du XVIIIe siècle, afin d’éloigner du public l’immoralité, en apparence choquante, de l’opéra. Ainsi se mêlent politique et art.

Pour conclure

La Traviata est une réflexion sur le statut de certaines femmes dans un monde dominé par les hommes. Verdi et Piave ont mis en scène un certain nombre des cruautés d’une société dépourvue de morale et débordante d’hypocrisie. Violetta, face à l’intransigeance de Germont, le père d’Alfredo, se sacrifie pour assurer l’avenir d’une fille promise au bonheur bourgeois (la soeur d’Alfredo) auquel l’existence d’une belle-soeur au passé “chargé” ne lui aurait pas permis d’accéder. L’aspiration de Violetta ne se résume pas à la recherche du bonheur extatique et du plaisir charnel avec Alfredo, mais aussi à un besoin d’intégration. Son sacrifice ne la conduit pas, comme le voudraient les normes de l’opéra, vers la folie ou la réclusion, pour le reste de sa vie, dans un couvent, mais, et c’est là que surgit le grand scandale insupportable pour l’opéra bourgeois du XIXe siècle, à un retour à sa condition de courtisane. Cette situation conduit à un retournement particulièrement paradoxal qui fait apparaître le père (Giorgio Germont) et son ordre “petit-bourgeois”, comme immoral et Violetta, la femme perdue, la courtisane (la « dévoyée »), comme morale.

Cette oeuvre musicale a incontestablement bousculé, à l’époque, les mœurs de l’opéra.

En écrivant ce texte, il m’est revenu en tête une strophe du poème « La censure » de Claude Gauvreau :

« Oui, mille fois oui, la censure c’est la négation de la pensée ! »

Claude Gauvreau, Les oranges sont vertes.

Ai-je besoin de préciser que la censure, étatique ou non, m’horripile au plus haut point ?

Certaines œuvres d’art peuvent avoir un caractère subversif au sens de « ce qui est susceptible de menacer l’ordre établi ». Ce qui a bel et bien été le cas, à une certaine époque, avec La Traviata. C’est ce qui explique, sans le justifier, pourquoi une commission de la censure s’est mêlée de quelque chose qui, par définition, ne la regardait pas : une œuvre d’art. Précisons : une grande œuvre d’art !

Yvan Perrier

7 janvier 2021

20h30

yvan_perrier@hotmail.com

BIBLIOGRAPHIE

Batta, Andras. 2000. Opéra : Compositeurs, Œuvres, Interprètes. Madrid : Könemann, p. 704-709.

Brisson, Élisabeth. 2014. Opéras mythiques. Paris : Ellipses poche, p. 309-358.

Duault, Alain. 2016. Dictionnaire amoureux illustré de l’Opéra. Paris : Plon / Gründ, p268-269.

Kobbé, Gustave. 1999. Tout l’opéra : Dictionnaire de Monteverdi à nos jours. Paris : Robert Laffont, p. 900-904.

Liebermann, Rolf. 1977. Dictionnaire chronologique de l’Opéra de 1597 à nos jours. Paris : Ramsay/Livre de poche, 257-259.

Pogue, David, Scott Speck et Claire Delamarche. 2011. L’opéra pour les nuls. Paris : First éditions, p. 73-76.

Tranchefort, François-René. L’opéra : 1. De Tristan à nos jours. Paris : Éditions du Seuil, p. 278-282.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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