Il s’agit bien de la dette « attribuée » à ces deux composantes dans les statistiques du gouvernement, en vertu des règles comptables qu’il utilise, et non de la dette qui en découle réellement. Il est important de faire cette distinction. Au cours des dernières années, le gouvernement et ses « experts » se sont appuyé sur ces statistiques pour soutenir que la majeure partie de la dette du Québec découle d’excès de dépenses courantes. En se référant aux statistiques du ministère des Finances, telles qu’elles étaient compilées jusqu’à la réforme comptable de 1997, on vérifie facilement que les proportions entre « bonne » et « mauvaise » dettes sont l’inverse de ce que soutient le gouvernement. [3]
Les dépenses d’immobilisations étaient alors comptabilisées comme des dépenses courantes et les parts du déficit budgétaire provenant des dépenses d’immobilisations et des dépenses courantes au sens strict étaient clairement identifiées. À partir du dernier budget qui rend compte de cette répartition, celui de 1997-1998, on constate que le déficit cumulé découlant des deux types de dépenses se répartissait alors dans des proportions de 48 % pour les dépenses d’immobilisations et 52 % pour les dépenses courantes.
Le tableau qui suit reproduit les données de ce budget. Le déficit budgétaire cumulé de 65,8 milliards, de 1970-1971 à 1996-1997, est la somme des dépenses d’immobilisations cumulées de 31,6 milliards (48 % du total) et du solde cumulé des opérations courantes (revenus budgétaires moins dépenses courantes au sens strict) de 34,2 milliards (52 % du total).
Au cours des douze années suivantes, de 1997 à 2009, la dette du Québec a augmenté de 40 milliards de dollars. Mais, en raison de la Loi sur l’équilibre budgétaire adoptée en 1996, qui interdit les déficits courants, seulement un milliard de dollars de cet accroissement a résulté de déficits budgétaires cumulés, après l’atteinte de l’équilibre en 1998-1999. Il s’ensuit logiquement que la répartition de la dette en « bonne dette » et « mauvaise dette » n’a pu que s’améliorer en faveur de la « bonne dette », à partir des proportions à peu près égales qui existaient en 1997. Et on peut démontrer qu’en date du
31 mars 2009, cette répartition était d’au moins 60 % en faveur de la « bonne dette » et d’au plus 40 % en faveur de la « mauvaise dette ». [4]
Ce n’est qu’au cours de l’année 2009-2010, en raison de la crise économique et financière, que le gouvernement a connu un premier déficit budgétaire important, de 3,9 milliards (1,3 % du PIB), et que la dette découlant des déficits cumulés a augmenté. Pourtant, d’aucuns ne cessent d’affirmer que la dette actuelle attribuée aux déficits cumulés est le résultat de déficits budgétaires successifs réalisés année après année en raison d’excès de dépenses courantes.
Leur prétention est fondée sur les principes comptables introduits lors de la réforme de 1997. En vertu de ces principes, désignés comme les « principes comptables généralement reconnus » (PCGR), la répartition entre « bonne dette » et « mauvaise dette », qui était de 48 % - 52 % le 31 mars 1997, était modifiée de manière draconienne à 7 % - 93 % un an plus tard. [5] Cette différence majeure s’explique par le fait que les 48 % de 1997 représentent le solde non remboursé de la dette découlant des immobilisations, [6] alors que les 7 % de 1998 représentent le solde non amorti de ces mêmes immobilisations à cette date, un concept purement comptable qui ne saurait prétendre représenter le solde non remboursé de la dette.
Au terme de la vie utile d’une infrastructure en effet (trente ans par exemple), celle-ci est entièrement amortie (son solde non amorti est nul), alors que le solde non remboursé de la dette contractée pour en faire l’acquisition est le plein montant de l’immobilisation si aucun remboursement n’a été effectué depuis son acquisition et que seuls les intérêts annuels ont été payés. La méthode comptable introduite en 1997 ne comptabilise dans les dépenses courantes que l’amortissement annuel des immobilisations. Elle fait passer dans la dépense de chacune des années de leur vie utile la fraction du coût d’amortissement qui leur correspond et fait simultanément passer dans la « mauvaise dette » une partie de la « bonne dette ».
Pour arriver au poids de 7 % attribué à la « bonne dette » pour 1998, on a procédé au calcul du solde non amorti des immobilisations acquises au cours des décennies précédentes. Comme ce solde était nul ou très faible pour la majeure partie de ces immobilisations acquises plusieurs années plus tôt, voire des décennies plus tôt, on est arrivé à ce montant qui est sans commune mesure avec le montant des emprunts qui ont été contractés pour les acquérir et qui n’ont pas été remboursés. [7] À la lumière de ces faits, il est clair que la majeure partie de la dette du gouvernement du Québec est une « bonne dette » et non le contraire.
Le poids dominant du service de la dette
Si nécessaire soit cette mise en évidence du poids majoritaire de la « bonne dette » dans la dette totale, l’aspect le plus frappant du tableau précédent est la prépondérance du service de la dette. De 1971 à 1997, le solde primaire cumulé (revenus budgétaires diminués des dépenses d’opérations et d’immobilisations) a été un surplus de 5,1 milliards de dollars. Mais, à cause d’un service de la dette cumulé de 70,9 milliards de dollars au cours de la même période, le solde budgétaire cumulé du gouvernement a été un déficit de 65,8 milliards de dollars, grossissant sa dette d’autant, dont le rapport au
PIB est passé de 11 % en 1971 à 43 % en 1997. [8]
La « mauvaise dette » de 34,2 milliards mentionnée plus tôt résulte en fait d’un « bon surplus » d’opérations (revenus budgétaires moins dépenses d’opérations) de 36,7 milliards, qui se transforme en un déficit de 34,2 milliards par l’ajout d’un service de la dette de 70,9 milliards (36,7-70,9= -34,2).
En d’autres termes, la dette a augmenté, non pas parce que la société aurait vécu au-dessus de ses moyens comme on ne cesse de l’entendre, mais à cause de frais d’intérêt nettement supérieurs à un solde primaire excédentaire. Et l’importance de ces frais d’intérêt s’explique avant tout par des taux d’intérêt très élevés, qui ont oscillé entre 7 % et 12 % tout au long de cette période. Force est donc de s’interroger sur la légitimité de la dette contractée avant 1997-1998, dont l’origine est l’alimentation des marchés financiers. [9]
Après l’adoption de la loi de 1996 interdisant les déficits des opérations courantes, les surplus des revenus budgétaires sur les dépenses d’opérations ont compensé le service de la dette, de sorte que l’augmentation de la dette a été essentiellement le résultat de dépenses d’immobilisations et de prêts et avances du gouvernement aux entreprises d’État, jusqu’au retour, en 2009-2010, des déficits des opérations courantes provoqués par la crise financière, tel que mentionné plus tôt. La dette contractée de 1997 à 2009, qui est essentiellement une « bonne dette », est-elle cependant plus légitime, le gouvernement s’étant privé des revenus nécessaires au financement de ses immobilisations et de ses prêts et avances par une fiscalité avantageant les entreprises et les mieux nantis ? La question mérite qu’on y réfléchisse.