Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

La gestion de l'immigration au Canada et au Québec est un vrai bordel

Après avoir ignoré la crise du logement pendant des années, en épargnant les acteurs responsables de la crise, on attribue ensuite cette même crise aux immigrants qui seraient la principale cause de la pénurie de logements. Après l’argument sordide "ils nous volent nos jobs", nous sommes aujourd’hui arrivés au discours "ils nous volent nos logements".

Jonathan Durand Folco | Page Facebook | 22 janvier 2024

On laisse ici de côté le rôle des spéculateurs immobiliers, des plateformes numériques comme Airbnb, de la Banque centrale du Canada qui a fait grimper les taux d’intérêts, du sous-financement du logement social depuis des décennies, du désinvestissement des différents paliers de gouvernements qui continuent de se renvoyer la balle sans jamais prendre de leadership sur la question. On ne nomme jamais l’éléphant dans la pièce, c’est-à-dire le capitalisme néolibéral financiarisé, qui privilégie la construction de condos de luxe et d’appartements pour célibataires ou couples sans enfants, au lieu de satisfaire les besoins sociaux urgents en matière de logement.

Au lieu de réguler le marché privé et spéculatif du logement, ou de construire massivement des unités d’habitation par la puissance publique, on joue à l’autruche pendant des années, puis on pointe du doigt les immigrants une fois que la situation est devenue catastrophique et invivable pour la classe moyenne. Certes, l’arrivée d’un nombre important d’immigrants exerce une pression sur le marché de l’habitation, mais la pénurie de logements et l’envolée des prix de l’immobilier ne découlent pas d’abord de leur présence.

Pendant ce temps, le gouvernement Trudeau augmente les cibles d’immigration à 500 000 nouveaux arrivants pour se donner une belle image vertueuse, tout en multipliant le recours aux travailleurs étrangers temporaires, dont certains se retrouvent dans une situation de quasi-esclavage (selon un expert de l’ONU). Rappelons qu’il y avait plus de 2,2 millions de résidents non-permanents au Canada en juillet 2023, et leur nombre ne fait qu’augmenter année après année.

Selon la journaliste Sarah Champagne dans un article du Devoir du 27 septembre 2023 : "Les détenteurs d’un permis de travail seulement constituent près de la moitié de tous les non-permanents, soit 1 million de personnes. Cette proportion était un peu plus basse au Québec, soit de 43 %. Les autres catégories d’immigrants temporaires comprennent les étudiants étrangers, au nombre de 856 051, qui ont un permis de travail en plus ou non. Restent les 84 191 membres de la famille qui accompagnent ces immigrants, mais qui n’ont pas eux-mêmes un permis."

Aujourd’hui, on apprend que le gouvernement Trudeau "va plafonner pendant deux ans le nombre d’étudiants étrangers" comme réponse à la crise du logement. Selon le ministre fédéral de l’Immigration Marc Miller, "en 2024, 364 000 permis d’étude seront accordés, une baisse de 35 % par rapport à 2023". Alors que les universités sont sous-financées et utilisent la stratégie de recrutement d’étudiants internationaux pour garder la tête hors de l’eau, on vient de leur couper l’herbe sous le pied. Cela aura un impact direct sur le secteur universitaire, une petite université comme la mienne ayant entre 30 et 40% d’étudiants internationaux depuis quelques années. L’impact sur le nombre de logements disponibles, par contre, sera aussi minime qu’un coup d’épée dans l’eau.

Au Québec, le gouvernement Legault cherche à se donner l’image du bon père de famille et du nationaliste protecteur en gardant un seuil d’immigration plutôt bas, tout en ayant recours massivement à la main d’œuvre précaire et bon marché des travailleurs temporaires et sans statut pour continuer de faire rouler l’économie.

Alors qu’il limitait le nombre d’immigrants réguliers à 50 000 en 2023, le Québec recevait 58 000 travailleurs temporaires étrangers la même année. Le slogan de Legault en 2018 était "en prendre moins, mais en prendre soin"...On voit aujourd’hui qu’il "prend soin" d’une minorité de personnes qui arrivent ici, tout en laissant dans la précarité un grand nombre de gens qui n’ont pas la citoyenneté et ont peu de chances de l’obtenir en raison des obstacles administratifs qui s’ajoutent année après année.

Cette ségrégation entre deux catégories de travailleurs, la première étant celle du "travail libre" des citoyens nationaux, et la seconde celle du "travail non-libre" des résidents temporaires, avec un statut précaire ou irrégulier, prend son origine dans la dynamique du "capitalisme racial", lequel fonctionne comme un système d’exploitation à deux vitesses.

Ce capitalisme racial sous-tend à la fois la politique des libéraux multiculturalistes et des nationalistes conservateurs, car au-delà des discours idéologiques sur l’immigration, notre système économique a besoin de leur présence pour assurer l’accumulation des profits et la reproduction du statu quo. Selon la logique libérale, les immigrants sont qualifiés de "bons pour l’économie et pour la diversité", tandis que selon la logique du populisme conservateur, ils représentent une "menace pour l’identité nationale ou la protection de la langue", les adeptes de l’extrême droite allant jusqu’à parler de "noyade démographique" pour décrire la situation actuelle.

Le problème en réalité, c’est le capitalisme qui contribue à la crise des services publics, à la pénurie de logements, à l’exploitation des travailleurs d’ici et la surexploitation des travailleurs migrants précaires, à la destruction de l’environnement, à l’explosion du coût de la vie, tout cela générant un sentiment d’insécurité généralisée, que ce soit au niveau identitaire ou sur le plan économique.

À mon avis, la principale différence entre la gauche et la droite dans ce débat réside dans l’attribution des principales crises de notre époque. Pour la droite, ce sont les wokes et les immigrants qui sont la principale cause des problèmes actuels, alors que pour la gauche, c’est notre système inégalitaire désuet qui amplifie les inégalités, détruit le commun et effrite la cohésion sociale, en opposant les gens d’ici à ceux d’ailleurs.

Je ne dis pas ici qu’on ne peut pas débattre des seuils d’immigration, ou que toutes les personnes qui posent des questions en ce sens sont forcément racistes. Je ne crois pas non plus que les gens qui croient qu’il faut éviter de mettre tous nos problèmes sur le dos des immigrants seraient des "wokes totalitaires", comme le suggèrent certains. Ces débats sont souvent émotifs et polarisants, et je crois que l’enjeu migratoire ne représente que la pointe de l’iceberg de la crise de notre "modèle de société". On peut parler de monter ou de baisser les "seuils d’immigration" comme on veut, mais tant qu’on ne s’attaquera pas aux problèmes sociaux sous-jacents, qui affectent la qualité de vie des gens d’ici comme des nouveaux arrivants, on s’enfermera dans des débats de chiffres stériles.

Le "modèle québécois" est brisé, tout comme le "modèle canadien". Nous traversons une période de turbulences où le durcissement des frontières s’accompagnera de l’intensification des systèmes de contrôle et de surveillance, de l’incarcération massive de personnes sans statut dans des camps de détention aux conditions souvent inhumaines, de l’exploitation sans vergogne de travailleurs étrangers dans le secteur agricole, le monde industriel, la logistique et le travail de soins, dévalorisant ainsi symboliquement ceux et celles qu’on appelait il n’y a pas très longtemps nos "travailleurs essentiels" ou nos "anges gardiens". On préfère considérer ces gens comme des ressources non régularisées, au lieu de les accueillir en leur garantissant leurs droits et leur dignité.

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