Édition du 7 mai 2024

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La révolution arabe

La question à un milliard de dollars : qui sont les rebelles libyens ?

Les rebelles libyens ont consolidé leur mainmise sur la capitale Tripoli en contrôlant le quartier général de Kadhafi mais on ne sait toujours pas où le dirigeant libyen se trouve. La Ligue arabe a annoncé mardi qu’elle se réunirait cette semaine pour envisager de donner le siège du pays aux rebelles libyens après qu’il ait été retiré au gouvernement de Kadhafi il y a quelques mois. Amy Goodman de Democray Now interviewe Gilbert Achcar, professeur à l’École d’études orientales et africaines de Londres (extraits).

Amy Goodman : Qui sont les rebelles ?

GA : Qui sont les rebelles ? C’est en fait la question à un milliard de dollars parce que même à l’OTAN on se pose la même question. Nous connaissons évidemment le Conseil national de transition — et même là nous avons une connaissance limitée parce que tous les membres ne sont pas connus et de nouveaux membres vont être annoncés pour représenter les nouvelles régions, y compris Tripoli. Et vous trouvez là un mélange de libéraux, de membres de l’ancien régime et des gens traditionnels qui représentent des composantes tribales du pays.

Ce que nous pouvons réellement juger c’est le programme mis en avant par ce Conseil. En terme de programme politique, ce que nous voyons ressemble à une ébauche pour une transition démocratique. Ils veulent organiser des élections ; en réalité deux tours d’élection : une pour une assemblée constituante qui écrirait une constitution et une seconde, basée sur cette constitution, pour élire un gouvernement. Et ils disent — même si je suis très sceptique là-dessus — que tous les membres du Conseil national de transition ne participeraient pas à ces deux tours d’élection. Évidemment, ça reste encore à voir.

Au niveau du programme économique qui est représenté dans le cabinet existant du Conseil vous retrouvez des gens qui jouaient déjà le même rôle sous Kadhafi en supervisant les réformes néo-libérales du pays. Donc rien d’original à attendre de ce côté-là, ce n’est pas une révolution socialiste. Je pense que personne n’a jamais eu ce genre d’illusion.

Mais, cela étant dit, quand nous pensons aux rebelles en termes de combattants ou de groupes de combattants, en terme de masses, celles qu’on a même vues à Tripoli dimanche soir, venant en grands nombres dans ce qui était la place Verte, maintenant la place des Martyrs, alors vous trouvez un paysage tout à fait hétérogène. Et je dirais que l’immense majorité de ces gens n’ont pas de fond politique préalable, y compris ceux qui tiennent les armes maintenant parce que la plupart des gens armés maintenant étaient des civils avant.

Ce n’étaient pas des militaires. Et la plupart de ces gens, après 42 ans de dictature, sans aucune réelle vie politique dans ce pays, sont très difficiles à décrire politiquement. Nous devrons attendre pour voir ce qui ressortira quand commencera une réelle lutte politique dans le pays, de la même manière que nous voyons une lutte politique commencer en Égypte ou en Tunisie — les deux pays où les dictateurs ont été vaincus jusqu’ici.

AG : Comment l’OTAN a-t-elle choisi de travailler avec tel groupe de rebelles plutôt qu’un autre ?

GA : En fait ils n’ont pas eu beaucoup de choix. Je veux dire que quand beaucoup de pays dans le monde ont décidé de reconnaître le Conseil national de transition et que vous entendez les gens dire « Mais il n’a pas été élu », comment voulez-vous qu’il ait été élu ? On est en situation d’insurrection et on fait avec ce qu’on a. Ils n’ont pas dit qu’ils seraient les dirigeants permanents de ce pays.

Ils se sont déclarés eux-mêmes, dès le début, de transition. Et ils disent qu’ils vont organiser des élections et quitter la scène. Et je viens aussi de mentionner que les membres du Conseil ne participeraient même pas aux deux prochains tours d’élection. Il n’y a pas d’autre alternative au régime de Kadhafi que ce Conseil.

Maintenant, ce qui va se passer politiquement reste à voir. De nouveau c’est comme de dire qu’en Égypte, Moubarak a été renversé. Mais qui a pris le pouvoir ? Les militaires. Et en réalité, dans ce sens, ce qui se passe maintenant en Libye est une transformation de régime plus radicale que ce qu’il y a eu en Égypte parce qu’en Égypte, en dehors de la pointe de l’iceberg qui a été éjectée, l’entourage de Moubarak, principalement l’armée a toujours le contrôle.

Et cela a été la colonne vertébrale du régime depuis le début dans les années 50. Alors que maintenant, en Libye, bien qu’il y ait des membres de l’ancien régime dans la rebellion, les structures du régime, en commençant par l’armée de Kadhafi qui était plutôt un groupe de milices privées et de garde prétorienne incluant aussi des mercenaires, sont en train de s’effondrer. Et nous avons vu comment ça s’est effondré à Tripoli même si ce n’est pas encore terminé.

AG : « Democracy Now ! » a parlé avec Phyllis Bennis hier de l’Institut pour les études politiques. Elle a dit que le contrôle du pétrole en Libye par les puissances occidentales a été une cause cruciale de ce conflit. Il y a pas mal de sociétés pétrolières — la société française Total, les sociétés étatsuniennes Marathon and Hess et Conoco Phliips. Fait intéressant, le gouvernement des rebelles libyens a déclaré à Reuters dans une interview qu’ils honoreraient tous les contrats pétroliers conclus pendant le régime de Kadhafi, y compris avec les sociétés chinoises. Qu’en pensez-vous ?

GA : Il est évident que le pétrole est un facteur clé dans l’intervention de l’OTAN et si la Libye n’avait pas été un pays pétrolier, ils ne seraient pas intervenus. C’est tout à fait évident. Maintenant, la question, comme vous l’avez dit, n’est pas d’accéder à des territoires qui étaient en dehors des possibilités des occidentaux. Quasi tous les intérêts occidentaux étaient représentés en Libye.

Toutes les sociétés pétrolières occidentales importantes avaient des contrats avec le régime libyen. Et le gouvernement de transition, le Conseil national de transition, dit qu’il va honorer ces contrats avec tous les pays. Cela veut dire qu’à ce niveau, les gains ne peuvent pas être énormes. Bien sûr, si il y a de nouvelles concessions, de nouveaux contrats, les pays qui seront privilégiés seront ceux qui ont soutenu la rebellion depuis le début, comme l’a dit le Conseil.

Mais je pense que ce qui est plus important que ça, c’est le marché à venir parce qu’il y a eu beaucoup de destructions et qu’il y a beaucoup d’infrastructures à reconstruire. Et bien sûr, les sociétés occidentales, en commençant par les sociétés étatsuniennes, britanniques et françaises, seront très intéressées à rentrer dans ce marché. Donc, bien sûr, l’OTAN a une motivation majeure, et c’est une question d’intérêt, derrière cette intervention.

Mais entre ça et croire que l’OTAN a maintenant le contrôle en Libye, il y a loin. Même dans des pays comme l’Irak ou l’Afghanistan avec des troupes de l’OTAN au sol — massivement et depuis longtemps en Irak — ils n’ont pas été capables de contrôler le pays. Donc comment voulez-vous que l’OTAN et l’Occident contrôlent la Libye à distance, sans aucune troupe au sol ? Et c’est pour cela que certains, comme Richard Haass du Conseil des relations étrangères, demandent à Washington d’envoyer des troupes au sol. Mais cela a été complètement rejeté par la rebellion, dès le premier jour.

Ils ont demandé une couverture aérienne, une protection aérienne. Mais ils étaient très clairs dès le départ pour rejeter toute intervention au sol. Et ils ont toujours la même position. Ils ont même dit récemment qu’ils n’autoriseraient pas l’OTAN à établir des bases dans leur pays. Et on peut voir beaucoup de signes. Comme quand ils préviennent qu’ils n’enverront pas Kadhafi et ses fils à la Cour internationale de justice mais qu’ils feront des procès en Libye même.

Cela montre donc la limitation — quoiqu’on en dise à Washington, Londres ou Paris — de leur réelle emprise sur la situation en Libye. Ils ont une influence limitée tant que les forces de Kadhafi sont encore là et que la guerre continue. Mais dès que ce sera fini, leur influence sera extrêmement diminuée.

Publié sur www.democracynow.org le 24 août 2011.

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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