Édition du 30 avril 2024

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Afrique

Laminé par les marées noires, le delta du Niger est menacé de famine

Sadak Souici (photos) et Théophile Simon (texte)

Au Nigeria, dans la principale région pétrolifère d’Afrique, les fuites d’hydrocarbures se multiplient et ruinent des milliers de pêcheurs et d’agriculteurs. Le pétrole assure 10 % du PIB du pays, le plus peuplé d’Afrique avec 219 millions d’habitants. Sur place, certains ont assigné en justice des entreprises pétrolières, mais les indemnités et le nettoyage n’ont pas permis de retrouver la prospérité perdue. Au point que la famine menace.

Tiré de Médiapart.

1- Nigeria, janvier 2022. Vue aérienne de Bolo, un village de pêcheurs sur les bords d’un bras du delta du Niger, l’un des plus longs fleuves d’Afrique. Autrefois prospère, le village est aujourd’hui fantomatique, ruiné par la pollution. Le Nigeria est le principal pays producteur de pétrole en Afrique subsaharienne, et injecte chaque jour près de 2 millions de barils dans les veines de l’économie mondiale.

2- Nigeria, janvier 2022. Planté dans une vase exhalant les hydrocarbures, Christian Kpandei contemple les vestiges de ses bassins piscicoles, sur les berges de l’embouchure du fleuve Niger. « J’ai passé près de trois décennies à élever des poissons et des crustacés ici, explique-t-il, le regard embué. Et puis, en 2008, tout a basculé. Un pipeline de l’entreprise Shell a fuité sans interruption pendant soixante-douze jours et déversé près de cent mille barils de brut dans la nature, condamnant des milliers de pêcheurs tels que moi. »

3- Nigeria, janvier 2022. Un pêcheur récolte quelques coquillages au milieu de mangroves décharnées, dans une zone sinistrée par la marée noire de Shell de 2008. L’accident environnemental, l’un des plus graves qu’ait connus le Nigeria, a donné lieu à une campagne de mobilisation de plusieurs ONG internationales. À l’issue d’un retentissant procès à Londres impliquant 15 600 parties civiles, la multinationale anglo-néerlandaise plie et annonce, sept ans après la marée noire, en plus d’un grand programme de nettoyage, qu’elle déboursera 65 millions d’euros pour indemniser les victimes.

4- Nigeria, janvier 2022. Justina Sagha et Theresa Filima, deux pêcheuses ayant bénéficié du fonds d’indemnisation de Shell. La maigre somme reçue a fait long feu. « Ce que nous avons perçu a juste suffi à réparer le toit de la maison et ne nous a pas rendu l’environnement dont nous dépendons. Les poissons, la mangrove, les coquillages, tout est mort. Les quelques crustacés que nous trouvons encore empestent les hydrocarbures et nous rendent malades », détaille Justina Sagha, qui ajoute avoir fait quatre fausses couches au cours de la dernière décennie. « J’ignore si c’est lié, mais je sais que nous nous empoisonnons à petit feu. »

5- Nigeria, janvier 2022. « J’aimerais faire ma vie ici, mais il est possible que je doive migrer vers Lagos », s’inquiète Victor, 14 ans, qui tente de repousser la mangrove dans une vase empestant les hydrocarbures. Les principales entreprises pétrolières, tant locales qu’internationales, sont à l’origine d’une part importante de la pollution du delta. Selon leurs propres chiffres, les majors européennes Shell et ENI auraient perdu à elles seules près de 22 millions de litres de brut entre 2011 et 2018, un chiffre considéré comme largement sous-estimé par les activistes environnementaux comme par le gouvernement nigérian.

6- Nigeria, janvier 2022. Un tas de bigorneaux desséchés, non loin d’une zone touchée par la marée noire de Shell. En 2019, une nouvelle marée noire anéantit les rares progrès accomplis depuis la catastrophe de 2008. Shell pactise cette fois-ci directement avec les chefs tribaux des zones impactées, créant d’importantes tensions dans les communautés affectées.

7- Nigeria, janvier 2022. Meurtris par des décennies de fuites d’hydrocarbures, les habitant·es du delta du Niger voient aujourd’hui l’incurie gouvernementale, les infrastructures vieillissantes et une quasi-impunité des exploitants pétroliers transformer la crise environnementale en une crise sociale aiguë. « Les rendements ont tellement chuté que nous ne gagnons plus assez d’argent pour envoyer nos enfants à l’école », s’alarment Tanen Nwinelgior et Adubajah Bakpo, deux jeunes pères de famille.

8- Nigeria, janvier 2022. « Cette boue empeste le pétrole, les coquillages et les crabes que nous consommons aussi », explique Tanen Nwinelgior, un pêcheur de 27 ans qui remonte un maigre sac de crabes des berges nauséabondes du fleuve. « Lorsque j’étais enfant, cet endroit était un havre dont les ressources faisaient vivre des milliers de personnes. Aujourd’hui, je dois fouiller la rivière pendant des heures pour offrir un repas à ma famille. »

9- Nigeria, janvier 2022. « Le delta était autrefois un paradis grouillant de biodiversité, se rappelle J.-B. Monokpo, un pêcheur de 40 ans. Aujourd’hui, nous n’attrapons presque plus rien. » En l’espace d’une génération, il a vu son environnement ravagé par une industrie pétrolière hors de contrôle. Près de 30 millions de personnes vivent aujourd’hui dans la région du delta du Niger, dont plusieurs millions en zones rurales.

10- Nigeria, janvier 2022. Quelques poissons pêchés par J.-B. Monokpo. Beaucoup d’habitant·es du delta du Niger pratiquent une agriculture ou une pêche de subsistance, et ne peuvent compter sur aucune aide gouvernementale. Lorsqu’une nappe d’hydrocarbures s’échoue sur leurs terres, la misère s’abat sans tarder sur l’ensemble de la zone.

11- Nigeria, janvier 2022. Au bord d’un bras de fleuve, quelques hommes jettent du sable sur un ponton maculé d’hydrocarbures. « Ils maquillent les traces d’un chargement illégal de brut, explique J.-B. Monokpo, habitué à la scène. Ces trafiquants percent les pipelines des pétroliers puis raffinent le brut à l’air libre, à l’aide de produits hautement toxiques. » En plus de la pollution occasionnée par les entreprises pétrolières, le raffinage illégal est l’autre grand fléau qui touche le delta du Niger.

12- Nigeria, janvier 2022. « Cela fait vingt ans que la pollution liée au raffinage illégal monte graduellement, mais elle a explosé depuis deux ans », estiment les pêcheurs de Bolo. Favorisé par la luxuriance de la zone pétrolifère, qui permet aux contrebandiers de raffiner le pétrole à l’abri de la forêt tropicale, le phénomène priverait le Nigeria de près de 470 000 barils de brut par jour, soit environ 700 millions de dollars par mois.

13- Nigeria, janvier 2022. « Le problème a commencé il y a un peu plus de deux ans, confirme Rosalie, une mère de famille de 51 ans. Le percement des pipelines environnants a progressivement détruit tout l’écosystème autour du village. Cela s’est fait lentement mais sûrement, car les trous ne sont pas grands, mais ils fuient en continu, parfois pendant des mois. Aujourd’hui, tout est brûlé. Ma fille a dû partir en ville, car il n’y a plus d’avenir ici. »

14- Nigeria, janvier 2022. « Près d’un demi-million de personnes vivent du raffinage illégal », explique l’activiste environnemental Fyneface Dumnamene, dont l’ONG tente d’imposer une série de réformes aux candidats à l’élection présidentielle, en février prochain. « C’est une mafia, un cancer très profond qui implique des compromissions à tous les échelons de la chaîne politique et sert d’alibi aux entreprises pétrolières, qui rejettent systématiquement la responsabilité de la pollution sur les trafiquants. »

15- Nigeria, janvier 2022. Dans la commune de Bolo, on blâme la mansuétude du gouvernement nigérian vis-à-vis d’un secteur industriel qui produit 2 % de la demande mondiale de brut, 10 % du PIB du Nigeria – pays plus peuplé d’Afrique avec 219 millions d’habitants – et 86 % des exportations . « Notre gouvernement est sclérosé par la corruption », bouillonne Ezechiel Victor, un ingénieur de 41 ans qui coupe aujourd’hui la mangrove pour survivre.

16- Nigeria, janvier 2022. Les autorités nigérianes tirent-elles profit de l’écocide en cours dans le delta du Niger ? La récente plainte de l’État nigérian à l’encontre de la banque JP Morgan permet de lever une partie du voile. Accusée de négligence, la banque aurait aidé un ancien ministre du pétrole nigérian à détourner près d’un milliard de dollars issus de la vente de puits offshores à Shell et ENI. Un procès similaire est en cours d’instruction auprès de la justice italienne.

17- Nigeria, janvier 2022. Une mère et son fils, dans le village de Bolo. Certains pêcheurs, équipés de pirogues à moteur, ont pu aller pêcher plus près de l’embouchure du Niger afin d’éviter les zones les plus polluées. Mais la majorité des habitant·es est aujourd’hui réduite à devoir récolter du bois dans la campagne alentour pour le revendre comme bois de chauffage.

18- Nigeria, janvier 2022. « Nous n’avons même plus la force de nous battre, car pour cela il faut avoir le ventre plein », témoigne Rose Daddie, une pêcheuse de 45 ans installée dans les environs de Bolo. Arrivée de Port Harcourt il y a trois ans, elle jette aujourd’hui l’éponge et s’apprête à repartir en direction de la grande ville régionale.

19- Nigeria, janvier 2022. Un pêcheur à marée basse, au milieu d’une mangrove décharnée. « Pour sortir de cet engrenage infernal, il ne suffira pas de mieux contrôler les géants pétroliers, estime Fyneface Dumnamene. Ce sont eux qui exploitent les gisements, mais la corruption est telle qu’une région entière doit voler pour survivre, ruinant ainsi son propre avenir. » Entre incurie et répression aveugle, le gouvernement avance sur une ligne de crête. La solution, selon plusieurs ONG, pourrait consister en une légalisation et un meilleur encadrement du raffinage clandestin.

20- Nigeria, janvier 2022. Une crique récemment souillée par une marée noire, non loin de Port Harcourt. Échaudées par les procès et les multiples marées noires issues de leurs infrastructures, les majors pétrolières migrent quant à elles vers le grand large. Cédant progressivement leurs puits du delta du Niger à des exploitants locaux aux méthodes guère plus écologiques, les multinationales se concentrent désormais sur les eaux profondes du golfe de Guinée. Le voisinage devrait être moins turbulent, mais les enjeux écologiques n’y sont pas moins importants.

Sadak Souici

Photo-journaliste pour Médiapart.

Théophile Simon

Journaliste pour Médiapart.

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