Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le Chaudron grec (Première partie)

La montée de la crise de la zone Euro à la fin de 2011 à produit de spectaculaires bouleversements dans le paysage politique européen et grec. En un tournemain, le premier ministre Papandréou a annoncé la tenue d’un référendum sur les conditions punitives associées à un prêt à consentir à la Grèce par l’Union européenne lors du sommet du 27 octobre 2011, pour aussitôt l’abandonner après que M. Sarkozy et Mme Merkel l’ait proprement humilié au sommet du G-20 à Cannes, le 4 novembre suivant. Il a démissionné de ses fonctions deux jours plus tard. Le 10 novembre, M. Lucas Papadémos, ancien directeur de la Banque nationale grecque et ancien vice-président de la Banque centrale européenne prenait la tête d’un nouveau gouvernement dit d’union nationale.

New Left Review, no 72, novembre-décembre 2011,
Traduction, Alexandra Cyr, 23 février 2011

Plusieurs anciens ministres du gouvernement Papandréou, le Pasok, y sont intégrés dont l’ancien ministre des finances, M. Evangelos Venizelos. Y participent également, six nouveaux ministres issus du parti de centre droit Démocratie Nouvelle qui détiennent notamment les ministères de la défense et des affaires étrangères. L’extrême droite y détient deux postes de ministres et six de vices ministres. C’est la première fois que cette formation entre au gouvernement depuis la fin de la dictature des Colonels en 1974. En comparaison, en Italie, les partis de centre droit, la Ligue du Nord et le Popolo della Libertà ont immédiatement annoncé leur opposition au gouvernement dit « technocratique » de l’ancien Commissaire européen M. Mario Monti formé à Rome le 12 novembre, après le départ forcé de M. Sylvio Berlusconi. Ils ont ainsi bloqué les plans du centre-gauche qui avaient espéré entrer dans ce cabinet.

Ce résultat, que ce soit en Grèce ou en Italie, a été élaboré sous des pressions extérieures. Celles de la France et de l’Allemagne avec le concours des marchés boursiers qui ne cessaient d’augmenter le prix des dettes de ces pays à un niveau intolérable. L’installation de ces deux gouvernements peut être assimilée à des coups d’État non sanglants, conçus par les dirigeants de la zone Euro et les banques dont ils sont les représentants autorisés.

L’analyse de Marx à propos de la Monarchie de juillet en 1830-48 en France, s’avère d’actualité. Il s’agit : d’« une machination des détenteurs de capitaux boursiers pour exploiter la richesse nationale, (dirigée par et pour) l’aristocratie financière [1]Toutefois les situations politiques et sociales des deux pays sont très différentes. Depuis deux ans, la Grèce a subit les programmes d’austérité les plus punitifs jamais implantés en Europe depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. La réponse populaire s’est manifestée : augmentation et radicalisation des mobilisations depuis mai 2010 avec d’immenses manifestations et l’occupation du Square Syntagma.

La grève générale de 48 heures en octobre 2011 confirme que ce cycle entrait dans une nouvelle phase. Selon des sources sûres on estime à 300,000 manifestantEs dans les cortèges à Athènes, à 200,000 dans le reste du pays. La population grecque totale est de 10 millions cinq cents mille habitants. Les manifestations étaient particulièrement imposantes dans les villes de province. La grève a paralysé tous les services publics et la plupart des grandes entreprises. Les employéEs des petites et moyennes entreprises s’y sont intégréEs souvent sous la pression de leurs patrons et patronnes. Les cortèges étaient composés de travailleurs et travailleuses des secteurs publics et privés, de chômeurs et chômeuses, de jeunes, de propriétaires de petites entreprises, d’entrepreneurs et de retraitéEs. L’ampleur de ce mouvement et la diversité de la participation démontre qu’il bénéficiait de l’appui de toute la société. Au cours de ces deux jours de protestation, des actions spontanées se sont développées : occupations d’édifices publics dont des ministères, refus de payer les taxes, grèves prolongées de certains groupes comme les éboueurs-euses et les employéEs d’hôpitaux. Les plus grandes organisations de la gauche radicale grecque, le Parti communiste grec et sa centrale syndicale Le Front militant de tous les travailleurs, ont organisé une occupation du parlement le 20 octobre.

Les actions de rues se sont multipliées jusqu’aux manifestations du jour de la fête nationale du 28 octobre. Appelé « Anniversaire du non », il commémore le rejet par le gouvernement grec de l’ultimatum de Mussolini en 1940. Des manifestations de rues et dans les parcs sont la marque de cette journée, l’équivalent de la prise de la Bastille. Cette année, le « NON » national visait le plan d’austérité punitif de la Troïka, (l’Union européenne, le FMI et la Banque européenne). Les dignitaires ont été virés des estrades officielles ! Le Président de la République, M. Karolos Papoulias une grande figure emblématique du PASOK, (parti de gauche) était en route pour Thessalonique où il devait présider à une marche militaire. Elle a été annulée et ce sont des civils, des délégations scolaires et des réservistes qui ont défilé à leur place, souvent le poing levé, sous les acclamations de la foule. Beaucoup de slogans reliaient la situation actuelle au « NON » de 1940, présentant les dirigeantEs actuelLEs comme des collaborateurs-trices tout comme ceux et celles du temps de la guerre. On a ressortit les chants de l’époque des combats anti nazis et anti junte militaire et on a brûlé les drapeaux allemands et ceux de l’Union européenne. Pour de larges couches de la société on venait de franchir un seuil : les manifestations faisaient le lien entre des questions sociales et nationales dans la mémoire populaire. C’est devant cette situation que M. Papandréou a mis de l’avant sa très risquée proposition de référendum qui lui a été fatale.

L’EXCEPTION GRECQUE ?

Pourquoi est-ce la Grèce qui est devenue le maillon faible de l’Euro zone plutôt que, disons, les pays antérieurement communistes comme la Slovaquie et la Slovénie ? La réponse se trouve dans l’histoire de son développement autant que dans la période de boom du crédit en Europe. Le renversement de la junte militaire en 1974 marque la fin d’un cycle répressif qui avait commencé avec la guerre civile de 1946. On peut même soutenir qu’elle remonte encore plus loin, au régime de Metaxas à la fin des années trente. Dans ce contexte, le régime des Colonels qui a commencé en 1967, est l’épisode final d’un système autoritaire et marque la fin d’une séquence historique. Leur renversement a produit un sentiment de libération sans commune mesure avec leurs seules sept années de gouvernement. La période dite « metapolitefsi » a été marquée par une effervescence particulière et une radicalisation de la société grecque. Ce fut un moment de catharsis bien différent de ce qu’on à connu dans la période de transition post franquiste en Espagne ou encore après la Révolution des Oeillets au Portugal.

Malgré ce changement majeur, les fondations sociales de l’ancien régime sont demeurées largement en place ; non seulement au sein du parti conservateur Démocratie Nouvelle dans la dernière période des années soixante-dix mais, au cours de la longue période de gouvernement du PASOK après 1981. Historiquement, le grand capital grec a toujours été principalement commercial. Il est concentré dans le transport et le secteur banquier ; il a peu d’intérêt pour les investissements dans la production nationale. Par ailleurs, la lourde défaite de la gauche lors de la guerre civile n’a pas permis à la Grèce, dans l’après deuxième guerre mondiale, de développer les compromis sociaux que l’on a vu ailleurs en Europe au cours des années cinquante et soixante. Il n’y a pas d’État providence en Grèce, pas de parti social-démocrate, le niveau des salaires y est désespérément bas et les conditions de travail sont très répressives. La syndicalisation était pour ainsi dire impossible dans le secteur privé et les syndicats officiels dans le secteur public étaient sous forte contrainte. Les derniers dirigeants syndicaux élus légitimement par les membres ont été arrêtés et abattus en 1946. La Grèce a aussi connu une modernisation capitaliste particulièrement brutale. Les campagnes se sont dramatiquement vidées en partie à cause de la guerre civile ; les tactiques de contre-insurrection, étroitement supervisées par les Etats-Unis, ont obligé les villageoiSEs à partir. Des millions de personnes ont émigré et beaucoup d’autres se sont dirigé vers les villes, surtout à Athènes, dont la population a fortement augmenté au cours de cette période. Cela explique, qu’en ce moment, presque la moitié de la population grecque s’y retrouve.

Le pacte social qui a régit les gouvernements grecs dans l’immédiat après guerre a exclut la classe ouvrière et la paysannerie et reposait sur la petite bourgeoisie : les entreprises familiales, les professionnelLEs indépendantEs et depuis les années soixante, les petitEs propriétaires du secteur touristique en développement à l’époque. C’était la base des partis conservateurs qui ont été aux affaires dans les années cinquante et soixante ; elle s’est vue offrir des avantages au détriment des autres couches de la société, dont des exemptions de taxes, l’accès aux postes du secteur public (même s’ils étaient accordés au compte-goutte par les partis de droite) et l’accès à une certaine mobilité sociale via l’éducation. C’est grâce à ce contrat que la structure de classe grecque s’est singularisée dans l’espace européen : l’ampleur de la petite bourgeoise a fait que c’est seulement dans les années soixante-dix que les salariéEs y sont devenus majoritaires dans. Le peu de développement de la structure fiscale et la faiblesse du système de protection sociale ont renforcé une autre caractéristique grecque, la petite taille de l’État, si on la compare à son appareil répressif hypertrophié.

Quand la Junte a quitté le pouvoir, le chômage avait pris des proportions énormes et était devenu chronique. Les défaillances du modèle existant étaient devenues évidentes. Si l’ancien régime avait pu contenir les tensions et les conflits, ce n’était plus possibles sous le nouveau gouvernement démocratique. Le gouvernement conservateur de 1974 a commencé à introduire des compromis sociaux et le PASOK qui a pris le pouvoir en 1981 a poursuivi et étendu ces réformes. Le maigre État providence a été quelque peu élargi ; un système national d’assurance santé a été introduit ; les salaires et les pensions ont été largement augmentés ; les services publics ont été étendus aux campagnes ce qui était particulièrement notoire ; le système d’éducation a été élargi. Le PASOK a aussi introduit de nouvelles législations progressistes concernant la syndicalisation et a réformé les universités. Dans les années quatre-vingt, la Grèce développait un État social-démocrate alors qu’ailleurs en Europe, les gouvernements prenaient le virage néo libéral. Toutefois, le PASOK des années quatre-vingt n’a pas modifié les piliers fondamentaux du vieux compromis social. Non seulement le grand capital mais même les couches modérément riches et les classes moyennes n’ont pas subit le poids de l’impôt. Le PASOK a, en fait ajouté la sociale démocratie à la vieille structure sociale et a financé les réformes grâce aux fonds d’ajustement de l’Union européenne. Le gouvernement a tenté de contrôler les budgets a diverses reprises mais il s’est frappé à l’inévitable héritage de la dette publique apparue avec le développement de la plus généreuse phase sociale démocrate qui avait aidé le pays à se sortir de décennies d’autoritarisme et de sous développement.

LA BULLE EUROPÉENNE,

Donc, le tournant néo libéral est arrivé en Grèce plus tard que n’importe où ailleurs en Europe. C’est le premier ministre du PASOK, M. Costas Simitis qui, avec le support de M. Papadémos alors directeur de la Banque centrale grecque, a mis le pays sur la voie de la privatisation et de la dérégulation entre 1996 et 2004. Leur programme devait diminuer significativement le déficit et les coûts du travail, juguler l’inflation pour amener le pays à respecter les critères de convergence de l’Union européenne qu’il avait rejoint en 2001. La dérégulation financière a provoqué une montée des activités spéculatives. La bourse d’Athènes est parvenue à des niveaux sans précédents et une grande quantité des richesses produites sont allées à la nouvelle élite financière. L’euphorie a atteint son apogée lors des jeux olympiques d’Athènes en 2004. En vérité, comme nous le savons maintenant, les chiffres du déficit étaient truqués. Ms Simitis et Papadémos ont versé 300 millions d’Euros à la firme Goldman Sachs pour rn sortir des milliards du déficit des comptes publics. Mais, même lorsqu’Eurostat a révélé cette affaire, la Grèce a continué à bénéficier de la cote AAA. La Grèce de l’époque, était vue comme un succès de l’Euro zone tout comme l’Espagne et l’Irlande. Par contre la France et l’Allemagne étaient taxées de rigides. Durant la mondialisation les secteurs du transport et de la finance grecs ont atteint des sommets. Les banques grecques ont étendu leurs activités notamment en Roumanie et en Bulgarie. Le taux de croissance était en expansion, soutenu par les banques françaises et allemandes, ce qui à dynamisé les prêts aux consommateurs-trices. La dette publique a aussi grossit tirée à la fois, par les prêts des nationaux mais surtout des étrangers qui ont fourni les deux tiers du montant. Elle s’est stabilisée autour de 100% du PIB vers 1993. Les prêts français ont servis à l’achat d’armes. Entre 2005 et 2009, la Grèce a acheté 25 Mirages français et 26 bombardiers F-16 américains. Ces transactions ont compté pour 40% de ses importations totales au cours de ces années [2]

Cette belle folie a été arrêtée par le crash de 2008 et la récession qui s’en est suivie. La dette publique s’est mise à monter dramatiquement lorsque le gouvernement Karamanlis, du parti Démocratie Nouvelle de centre droit, a décidé de procéder au sauvetage des banques et que l’économie a commencé à subir les effets de la récession mondiale. Les revenus du transport et du tourisme se sont effondrés, l’accès au crédit bon marché s’est arrêté brusquement, le PIB est passé à 2,7% et le taux de chômage a augmenté de presque 9%. Un rapport de l’Eurostat publié à l’automne 2010 a montré que le déficit pour 2009 devait être fixé à 15,4% du PIB et que la dette publique y était à 127%. Alors que le gouvernement Karamanlis faisait déjà face à des grèves et à une protestation étudiante nationale après la mort d’un étudiant de 14 ans tué par la police, les leaders de l’Euro zone qui l’avait forcé à imposer un plan d’austérité, exigeaient maintenant des élections anticipées. Le pouvoir est ainsi passé au PASOK. Le fils d’Andréas Papandréou, George, ayant raflé 44% des voix exprimées. 33% sont allées à Démocratie Nouvelle.

Avec une telle plongée de l’économie dans la récession il était clair que le niveau d’endettement était insoutenable. À ce stade toutefois, un examen approfondi des dettes aurait permis d’en restructurer la totalité. Non seulement la France, le Royaume-Uni et la Banque centrale européenne, où M. Trichet soutenait que cela mènerait à une dépression mondiale, étaient contre mais, même le gouvernement de M. Papandréou s’y opposait. En février quand le très respecté économiste lié au PASOK, Yanis Varoufakis a publiquement soutenu qu’il faudrait passer à la faillite il a été accusé par le ministre des finances de « répandre une proposition de trahison ». [3] Que ce soit par faiblesse ou par vanité, M. Papandréou a toujours refusé d’utiliser la faillite structurée pour sortir de l’impasse ; même pas pour se sortir des emprunts pour l’achat d’armes du gouvernement précédent, cette « dette odieuse ». Il a toujours préféré mettre le pays sous mesures d’austérité pour accéder aux prêts de sauvetage de l’Union européenne et du FMI pour venir à bout, ne serait-ce que de la constante augmentation des frais d’intérêts attachés à la dette. Deux épisodes de coupes dans les dépenses budgétaires, en février et mars 2010, n’ont pu venir à bout de la débâcle des obligations gouvernementales sur les marchés. Les échéances pour le refinancement de la dette arrivant, sans aucun plan pour sa restructuration, début mai 2010, M. Papandréou signe un mémorandum d’entente avec la troïka : les salaires et les pensions seront amputés d’un quart, les fonds publics et privés resteront à sec encore un peu obligeant les hôpitaux et les universités à s’en tenir aux services de base, comme condition pour qu’un prêt de 110 milliards d’Euros soit versé mois après mois aux banques créancières. Le débat sur cette proposition a soulevé des vagues massives de grèves et de mobilisations populaires à partir du 5 mai 2010. Alors que le PASOK permettait à ses députés de voter selon leur conscience, après des décennies au pouvoir, seuls deux d’entre eux s’y sont opposés.

Au cours de l’année suivante la baisse du niveau de vie à pris des proportions encore jamais vues depuis l’après-guerre en Europe. Les travailleurs-euses et les retraitéEs ont subi une baisse d’un tiers de leurs revenus. Dans le secteur privé, les salaires annuels ont chuté de l’équivalent de trois mois. Les retraites, qui vont de 500 à 700 Euros par mois, ne sont plus versées dans bien des cas. Les services publics sont à l’agonie : il n’y a pas de manuels dans les écoles, l’enseignement est pour ainsi dire en suspend, dans les hôpitaux, ont demande aux patientEs d’aller acheter leurs médicaments à la pharmacie du coin. Le taux de suicide, un de plus bas en Europe, a augmenté de 40% en un an et la santé de la population se détériore dramatiquement6 [4]. Le taux de chômage est probablement autour de 25% malgré les annonces officielles qui le situent à 18,5%. Il faut multiplier ces chiffres par deux pour ce qui concerne les jeunes de 15 à 24 ans. Depuis le début de la crise, le PIB a chuté au moins de 12%, ce qui est comparable aux effets de la Grande Dépression des années 1930.

LES MOBILISATIONS,

En mai 2011 les grèves et les protestations ont recommencées avec une nouvelle vigueur par l’occupation du Square Syntagma sur le modèle de la tactique des masses égyptiennes qui occupaient la place Tahrir et des indignéEs de Madrid. Le « peuple des squares » formait un groupe hétérogène dont une bonne part d’électeurs-trices qui rejetaient les deux plus importants partis qui ont été rejoint par des secteurs de excluEs du système traditionnel : les travailleurs-euses précaires et des chômeurs-euses diploméEs. À la fin du printemps, au début de l’été ils ont rejoint le mouvement syndical réorganisé. Même s’ils avaient été bureaucratisés sous l’influence des deux partis dominants, les syndicats sont demeurés une force considérable dans le pays : un quart de la force de travail est syndiqué. Le 15 juin, 300,000 personnes étaient dans les rues d’Athènes alors que le parlement se préparait à voter un autre plan d’austérité. Les manifestantEs ont encerclé le Vouli, l’édifice du parlement, et d’autres édifices publics. La réaction de la police a été virulente. Devant cette pression populaire, M. Papandréou a avancé l’idée de créer un gouvernement de « salut national ». M. Antonis Samaras, chef de Démocratie Nouvelle, s’y est opposé comme il s’était aussi opposé à l’adoption de la proposition de prêt de la troïka. M. Papandréou a donc fini par remanier son cabinet y faisant entrer son vieil adversaire, M. Evangelos Venizelos comme ministre des finances. Cela n’a fait que creuser encore un peu plus la crise.

COUP D’ÉTAT,

L’ampleur du « mouvement des squares » en mai et juin 2011, encore plus que la grève générale dite du « jour du non » d’octobre précédent, mettaient en lumière les conditions de ce que Gramsci appelait « la crise organique », qui arrive quand les « classes sociales se détachent de leurs traditionnels partis politiques ». De telles crises arrivent quand les masses « passent soudainement de la passivité politique à une certaine activité ». « La situation devient alors délicate et dangereuse parce que le champ des solutions violentes s’ouvre par l’action de forces inconnues ». On passe alors à une « crise de l’autorité … une crise de l’hégémonie ou à une crise généralisée de l’État » Confronté à cette réalité, le système politique cherche à s’affranchir des structures représentatives et de l’alternance parlementaire. Gramsci parle de « césarisme » ou de « bonapartisme » qui peut être imposé sans un César, sans grand personnage héroïque ou même sans personnalité socialement représentative.

Dans un régime parlementaire ces solutions prennent l’allure de « grandes coalitions » qui lient directement l’économie aux intérêts sectoriels de la classe dominante conjointement à ceux de l’élite politique qui s’est quelque peu éloignée de ses liens de partis. (….) C’est dans ce contexte que le gouvernement d’« union nationale » mis en place par M. Papadémos doit être analysé. Cette formule était invoquée depuis quelque temps et a été testée brièvement en juin 2011. Mais l’urgence de la situation a été révélée par la reprise explosive des mouvements de protestation spectaculaire en octobre 2011. Il y avait de nombreuses indications, à ce moment-là, que l’État était sérieusement secoué. L’administration publique était presque complètement paralysée au fur à mesure de l’occupation des édifices, la totalité de l’état major militaire a été soudainement complètement renouvelée parce qu’il s’était opposé ouvertement aux coupes sévères dans les budgets de l’armée○ [5]Dans de telles circonstances, des dirigeants peu scrupuleux en profitent pour mettre de l’huile sur le feu. L’annonce par M. Papandréou de la tenue d’un référendum est exemplaire à ce titre. La démarche du leader du PASOK a semé la panique sur les marchés et provoqué la furie des têtes dirigeantes de l’Union européenne au premier chef, M. Sakorzy et Mme Merkel alarméEs à juste titre par le mot référendum. L’Union avait difficilement échappé aux aléas d’une telle opération qui s’était tenue dans de bien meilleures conditions que celles qui se présentaient en Grèce. La réponse humiliante et sans précédents donnée à M. Papandréou au G-20 de Cannes par les leaders européens n’était pas pour surprendre. Sa proposition était d’une naïveté politique indéniable.

Sur le plan intérieur, toute cette opération n’a fait que renforcer l’aile pro-troïka du PASOK qui a immédiatement rejeté l’idée du référendum et a mis de l’avant un gouvernement « d’union nationale ». [6] Si M. Papandréou a un peu miné la cohésion de son propre parti, il a quand même gagné quelques points contre l’opposition de droite. Devant la possible victoire du NON à l’entente du 27 octobre, qui aurait impliqué un vote futur pour la faillite ou même la sortie du système Euro, Démocratie Nouvelle a vigoureusement combattu la tenue du référendum. C’est dans ce contexte que ce parti a dû se faire le champion des demandes de « consensus » faites par le monde des affaires et les leaders de l’Union européenne depuis le début de la crise. Même à l’agonie, M. Samara a été obligé de confirmer son accord à M. Sarkozy et à Mme Merkel quant aux conditions de leur plan de sauvetage du 27 octobre précédent. De son côté, l’extrême droite a triomphé, elle qui prêchait pour l’unité nationale depuis le printemps 2010 comme le puissant moyen d’imposer la thérapie de choc. Son dirigeant, M. Georgios Karatzaféris gagnait ainsi la respectabilité dont il avait tant besoin. Les petits partis de centre droit et de centre gauche, le tout petit parti ultralibéral et europhile, l’Alliance démocratique, la Gauche démocratique, parti issu d’une scission du parti Synaspismos, les Verts, tous ont soutenu la proposition tout en déclarant qu’ils n’avaient aucune confiance dans le parti d’extrême droite, appelé à être membre de ce gouvernement. La voie était donc ouverte pour sa formation sous la direction de M. Papadémos banquier de son état, incarnation naturelle des intérêts de la classe dominante qui est entièrement dominée par les intérêts de la finance européenne.

M. Papadémos a été éduqué à Athènes, il a été membre de la Commission Trilatérale et gouverneur de la Banque de Grèce de 1994 à 2002. Il a été l’architecte de l’entrée de la Grèce dans la zone euro conjointement avec son mentor M. Costas Simitis qui est réputé avoir des liens étroits avec le monde des affaires allemand. Il a été au cœur des manipulations financières qui ont permis à la Grèce de respecter les « critères de convergence » du traité de Maastricht que le service de statistique de l’Union européenne à si vigoureusement critiqué en 2010. Ça ne l’a pas empêché de devenir vice-président de la Banque centrale européenne de 2002 à 2010. Avant son accession au poste de premier ministre, il avait servi de conseiller non élu à M. Papandréou.

Il a publié deux articles, un dans le quotidien grec To Vima et l’autre dans le Financial Times du 23 octobre 2011 dans lesquels on retrouve ses positions néolibérales qui sont aussi celles de son entourage. Il met en doute la validité de l’annulation de 50% de la dette grecque due aux banques à d’autres institutions financières mais qui a finalement été adoptée au sommet européen du 27 octobre 2011. [7] Il propose plutôt une annulation de 21% suggérée au sommet du 21 juillet 2011. C’est une proposition jugée d’emblée bien trop favorable aux banques et absolument insoutenable pour la Grèce. Pour ce qui est de payer la dette il vaudrait mieux s’en remettre à la générosité de Mme Merkel et au réalisme plutôt qu’au nouveau premier ministre. Une des premières demandes de M. Papadémos et de ses appuis européens, dans la foulée du rejet de la proposition de référendum, était de repousser la tenue des élections anticipées. C’était pourtant une des conditions de M. Samara chef de Démocratie Nouvelle pour accepter le gouvernement d’union nationale. M. Samara avait proposé le 19 février comme date possible sitôt le gouvernement installé. La confusion règne toujours sur ce point. Mais, il est clair que dans leur position « bonapartiste », ni M. Papadémos ni l’Union européenne ne voient ce gouvernement comme temporaire avec une mission limitée. Ils cherchent à installer un gouvernement combatif comme un des anciens collègues du nouveau premier ministre l’a déclaré sous l’anonymat : « Comme chef du gouvernement grec, il va devoir apprendre à faire des choix difficiles et à rendre des gens malheureux » [8]ix. Flanqué des ministres représentant la troïka à l’intérieur, nul doute qu’il va apprendre vite.

Il faut s’arrêter particulièrement sur le rôle joué ici par l’Union européenne. Ce qui restait de souveraineté nationale et de démocratie, largement formelles, dans ce qui existe encore quand on dit « la Grèce » est maintenant caduc. La façon dont M. Papandréou a été forcé de retirer sa proposition de référendum, même quand le libellé de la question et la date effective du scrutin lui auraient été imposées, les conditions de sa démission et les tractations en coulisses pour arriver au « gouvernement d’union nationale », tout cela constitue un « coup d’État non sanglant », le premier qui ait été planifié et dont l’exécution ait été dirigée par l’Union européenne. Inutile de dire que le gouvernement qui en est issu manque de légitimité démocratique. Mais c’est à lui qu’on demande, sous la supervision permanente de la troïka, d’appliquer les accords d’octobre 2011 sur le dernier plan d’austérité encore pire que les précédents et de vendre presque tout ce que l’État grec possède encore d’actifs, politique qui va hypothéquer le pays pour des décennies à venir.


[1Marx Karl, La lutte des classes en France, 1848-1850, dans la portion Écrits politiques des œuvres de Marx. n.d.t.

[2Selon le Stockhkom International Peace Research Institute la Grèce était entre 2006 et 2010 le cinquième plus grand importateur d’armes dans le monde.

[3Landon Thomas, The Denials that Trapped Greece, New-York Times, 7 novembre 2011,

[4Alexander Kentelenis et al. Health Effects of Financial Crisis : Omens of a Greek Tragedy, Lancet, no 22, octobre 2011, p. 1,457-58,

[5Antonio Gramsci, Selection from the Prison Notebooks, London, 1973, p.210-11,

[6Aile dirigée par Mme Anna Diamantopoulou, Ms Andréas Loverdos et Giannis Ragousis,

[7Lucas Papademos, Forcing Greek Restructuring is not an answer, Financial Times, 23 Oct. 2011,

[8Cité par Clément Lacombe et Allain Salles : M. Papadémos désigné premier ministre en plein chaos politique et économique, Le Monde, 12 novembre 2011,

Stathis Kouvelakis

Stathis Kouvelakis est professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, spécialiste de la Grèce

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...