Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats

Faisant sienne une fable éculée des pro-Russes et faux pacifistes

Le directeur de l’Aut’Journal souhaite la capitulation de l’Ukraine

La conjoncture de la guerre contre l’Ukraine, devenue favorable à l’invasive Russie suite au déficit d’armements de l’Ukraine qui réjouit campistes pro-russe et faux pacifistes, est l’occasion du énième retour de la fable de l’entente de paix ratée à la Conférence d’Istanbul à la fin mars 2022 quand il était devenu manifeste que le blitz russe pour conquérir l’Ukraine avait été mis en échec mais que la Russie n’avait pas pour autant reculé jusqu’aux points de départ de son invasion, soit la frontière entre les deux pays, y compris la Biélorussie, mais aussi celle délimitant la zone est (partie du Donbas) subrepticement conquise en 2014 sur la base de manipulations de troubles internes, conquête reconnue en plein jour la veille de l’invasion du 24 février 2022, et de la Crimée annexée suite à un référendum bidon sous contrôle de l’armée russe.

21 avril 2024

Voilà qu’au Québec, le directeur de l’Aut’Journal, sous prétexte d’un article sur le sujet dans la prestigieuse revue Foreign Affairs publié par un think tank imbriqué dans la politique étrangère des ÉU, y est allé d’un plaidoyer défendant hardiment cette fable.

L’OTAN belliqueux de l’un n’a rien à voir avec l’OTAN protecteur des autres

Le nœud de la fable consiste en la visite surprise du Premier ministre britannique Johnson à Kiev le 30 mars 2022. Celui-ci aurait dit au président Zelensky de ne pas signer la proposition d’accord négocié à Istanbul et de continuer la guerre qui tournait à leur avantage. Zelensky aurait immédiatement obtempéré aux ordres de cet émissaire de l’OTAN. On constate immédiatement le contexte de la fable. L’Ukraine est un pion aux ordres des ÉU et de l’OTAN dans une guerre où la Russie cherche à briser la pression de l’OTAN, qui a intégré l’Europe centrale et orientale depuis déjà près ou plus de 20 ans pour les pays les plus importants. Pour ce faire, elle envahit l’Ukraine qui ne la menace nullement pas plus que l’OTAN, dont l’Ukraine n’est pas membre. Le peuple ukrainien était alors très divisé sur le sujet. Les membres de l’OTAN, surtout ceux européens, ne voulaient pas de cette adhésion et encore aujourd’hui puisque justement ils seraient dans l’obligation de défendre l’Ukraine en cas d’invasion.

En fait, avant l’invasion russe de 2022, l’OTAN était en crise — en « mort cérébrale » selon le président français — suite au fiasco afghan. Le président russe Poutine, qui n’a pas digéré le démantèlement de l’URSS en 1989-90 et dont le rentier capitaliste de connivence (crony capitalism) était en mal de fuite de capitaux, voulait profiter de l’occasion pour les propres fins de l’impérialisme russe. L’invasion se présentait comme une promenade militaire d’autant plus que jusque-là l’écrasement de la Tchétchénie, l’annexion d’une partie de la Géorgie, l’interventionnisme pro-Assad en Syrie et, last but not least, l’invasion-annexion de la Crimée puis celle par étapes du Donbas en 2014 n’avaient causé aucune levée de boucliers de la part des ÉU et de l’OTAN sauf des tapes sur les doigts. Au diable l’engagement de la Russie de respecter les frontières de l’Ukraine compensant la remise à la Russie de son stock d’armes nucléaires, ce qu’elle doit amèrement regretté. L’OTAN est maintenant ressuscitée des morts après avoir gagné l’adhésion de la Suède et de la Finlande.

Le joker ukrainien jette par terre le château de cartes du macabre jeu impérialiste

Le joker dans ce jeu de cartes c’est le peuple ukrainien et son gouvernement néolibéral comme nos gouvernements le sont et élu dans le cadre d’un système parlementaire multipartis tout croche comme les nôtres mais qui n’a rien à voir avec la démocratie illébérale russe se transformant à vue d’œil en dictature de plus en plus répressive. Quant à l’extrême-droite, elle est autrement plus forte en Russie, et liée au gouvernement Poutine en plus d’être en symbiose avec l’extrême-droite européenne, qu’en Ukraine dont l’extrême-droite est électoralement légère en comparaison par exemple avec les extrêmes-droites française et allemande. La résistance héroïque du peuple ukrainien a pris par surprise tout le camp impérialiste, de la Russie aux ÉU en passant par la Chine et l’Union européenne, et même le gouvernement ukrainien lui-même. Cette invasion russe qui se voulait rapidement un fait accompli tout en redistribuant plus marginalement que drastiquement les sphères d’influence géostratégiques chères à tous les impérialismes du monde s’est illico transformé en guerre de libération nationale.

Ce que constatant, un Poutine désemparé a cherché à gagner du temps par la négociation d’un accord de paix afin de regrouper et bonifier son appareil militaire pour d’abord consolider quelques gains, comme l’hécatombe de Marioupol et le massacre de Boutcha, puis reprendre l’offensive. C’est dans cette conjoncture qu’il faut situer les négociations d’Istanbul. Pour ce qui est des détails de l’affaire, une chatte aurait de la difficulté à retrouver ses petits. L’article suivant d’un media alternatif de gauche britannique s’y essaie brillamment. Je me permets d’en tirer la citation suivante : « La réalité sur le terrain a montré que les troupes russes ne se seraient pas retirées des territoires nouvellement occupés dans le sud et l’est de l’Ukraine, et qu’elles se préparaient à y rester durablement. » L’article du directeur de l’Aut’Journal cite pour sa cause le principal négociateur ukrainien :

Le principal négociateur ukrainien, Davyd Arakhamia, a déclaré dans une interview de novembre 2023 à une émission de télévision ukrainienne que la Russie avait « espéré jusqu’au dernier moment qu’elle [pourrait] nous contraindre à signer un tel accord, que nous [adopterions] la neutralité. C’était la chose la plus importante pour eux. Ils étaient prêts à finir la guerre si, comme la Finlande [pendant la guerre froide], nous adoptions la neutralité et nous nous engagions à ne pas rejoindre l’OTAN. »

Fort bien mais il aurait fallu ajouter la suite citée par le site web de l’opposition russe, Meduza :

« C’était essentiellement le point principal. Tout le reste n’était que cosmétique et embellissement politique sur la ’dénazification’, la population russophone, bla bla bla », a déclaré M. Arakhamia. Lorsqu’on lui demande pourquoi l’Ukraine n’a pas accepté les conditions de la Russie, Arakhamia se montre résolu :

« Tout d’abord, pour accepter ce point, nous devrions modifier la constitution [ukrainienne]. Notre chemin vers l’OTAN est inscrit dans la Constitution. Deuxièmement, nous ne faisions pas et ne faisons toujours pas confiance aux Russes pour tenir leur parole. Cela n’aurait été possible que si nous avions eu des garanties de sécurité. Nous ne pouvions pas signer quelque chose, nous en aller, tout le monde pousserait un soupir de soulagement, puis [la Russie] nous envahirait, mieux préparée cette fois-ci - car la première fois qu’elle nous a envahis, elle n’était pas préparée à ce que nous résistions autant. Nous ne pourrions donc travailler [avec eux] que si nous étions sûrs à 100 % que cela ne se reproduirait pas. Et nous n’avons pas cette confiance. »

Depuis l’invasion russe larvée de 2014, l’OTAN était devenue la seule police d’assurance possible à laquelle l’Ukraine pouvait avoir recours. Que l’OTAN ne voulait pas de l’Ukraine démontre la contradiction de politique extérieure entre l’impérialisme occidental et l’Ukraine. Après l’invasion, cependant, il y eut momentanément une coïncidence entre leurs politiques ce qui explique l’apparent acquiescement du président Zelensky aux « ordres » de l’émissaire de l’OTAN. Il se peut que face à un rapport de forces fort défavorable, le gouvernement ukrainien capitule, avec ou sans l’assentiment populaire, sous forme d’un accord de paix.

Mais cet accord ne sera en réalité qu’un cessez-le-feu temporaire entre impérialisme conquérant et résistance nationale. Aujourd’hui, ce cessez-le-feu, l’Ukraine ne le souhaite pas (encore) car il consacrerait le charcutage du pays et l’acceptation d’un nettoyage ethnique en douce dans les parties conquises, pas plus que la Russie qui sent le vent tourner sans compter que le régime Poutine, comme le premier ministre sioniste Netanyahou, a besoin d’une guerre permanente pour se maintenir. Quant à l’impérialisme occidental, à l’encontre du gouvernement ukrainien, il souhaite dorénavant un arrêt de la guerre.

L’intérêt des ÉU pour l’Ukraine n’est pas ce que révèle la propagande médiatique

Il n’est pas innocent que cette fable soit remise au goût du jour par une revue prestigieuse de l’establishment des ÉU. Ce n’est plus un secret pour personne que la politique étrangère des ÉU veut se focaliser sur la zone indopacifique, zone mondiale de l’accumulation capitaliste, au centre de laquelle trône la Chine qui ambitionne de contrôler ses mers avoisinantes aux dépens des alliés étatsuniens et de conquérir Taïwan. Les ÉU trouvent bien embêtant — ils n’ont plus la capacité d’antan de mener deux grandes guerres en même temps —, en plus de craindre un embrasement du Moyen-Orient à cause de son fascisant allié sioniste qui perd les pédales jusqu’à une guerre génocidaire laquelle en plus lui fait perdre la face, de devoir soutenir une Ukraine dont la défaite lui ferait perdre la faveur de tous ces pays nouvellement ralliés à l’OTAN. Même si le blocage du soutien à l’Ukraine par les Républicains au Congrès, tout juste levé, poussait la coche trop loin, il révélait une réelle réticence de l’Administration étatsunienne qui dorénavant pousse pour un arrêt des combats sous forme d’une entente négociée obligeant certes l’Ukraine a céder de facto des territoires mais enlisant en même temps une Russie affaiblie par les sanctions dans un face-à-face armé, si ce n’est une guérilla, neutralisant, pour les pays limitrophes de l’OTAN ou y aspirant, le danger d’être envahi par la Russie.

Ce qui reste cependant énigmatique consiste en la prise de position du directeur de l’Aut’Journal reconnu pour son soutien inébranlable à l’indépendance du Québec qui, d’un point de vue de gauche étant le sien, doit se comprendre comme le soutien à la lutte de libération nationale du peuple québécois. Comment peut-il ne pas reconnaître une telle lutte de la part du peuple ukrainien et de son gouvernement, lutte se faisant dans des conditions autrement plus dramatiques et qui ont même certains aspects génocidaires, en tout cas de manifestes crimes de guerre ?

Marc Bonhomme, 21 avril 2024
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca

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