Édition du 28 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Le male gaze

J’ai 13 ans. Mes seins se voient. Je me voûte. On me serine : « Tiens-toi droite ». La prof de danse appuie sur mes épaules pour que je me redresse. Mes seins se voient.

Tiré de Entre les lignes et les mots

J’ai 14 ans. Dans le bus ou le train, des garçons, beaucoup plus âgés que moi, m’apostrophent, viennent s’asseoir à côté de moi, me disent que je suis « charmante ». Je sens leur respiration sur mon bras nu. Je me ratatine. Je deviens mutique. J’ai peur.

J’ai 15 ans. Quand je dois passer au milieu d’un groupe d’hommes qui stationnent dans la rue, je change de trottoir, ou je passe vite, les épaules rentrées, le buste protégé. Je ne me retourne jamais, je fais mine de ne pas entendre leur «  vous êtes charmante mademoiselle ! Très charmante ! Hé, t’as pas entendu ce que mon pote te dit ! Hé, attends ! Tu t’appelles comment ? Tu me donnes ton numéro de téléphone ?  ». Je file.

J’ai 16, 17 et 18 ans. En boîte de nuit, je danse toujours avec ma copine. On se tient l’une en face de l’autre, comme si on était dans une bulle. Des hommes, beaucoup plus âgés, viennent se coller à nous, on sent leur sueur, leur haleine lourde. Ma copine et moi les esquivons. Surtout, ne pas regarder l’homme, surtout ne pas répondre à ses tentatives minables et alcoolisées d’engager une conversation. Rester dans notre bulle et attendre qu’il se décourage.

J’ai 19, 20, 21 ans. Le soir, quand je rentre seule, je scanne rapidement le quai du métro puis la rame dans laquelle je monte. Je suis une experte en repérage de mecs bourrés qui seront potentiellement lourds voire dangereux. J’ai toujours un livre avec moi que j’ouvre même si je ne lis rien. Je suis en alerte : je zieute discrètement les éructations des hommes alcoolisés, leur distance par rapport à moi. Je m’accroche à mon livre : c’est une protection, vaine sans doute.

J’ai 22, 23, 24 ans, je ne compte plus les fois où j’ai été sifflée comme une chienne, où j’ai été traitée de « pute » parce que j’avais ignoré le sifflement.

J’ai 25, 26 ans, j’ai été agressée sexuellement au moins deux fois, j’ai été harcelée un nombre incalculable de fois depuis que j’ai commencé à avoir des seins. Je vis ça en silence, dans la honte et la peur. La peur que le harcèlement (que je ne nomme pas ainsi parce que personne n’en parle, parce que le terme n’existe pas encore, ou du moins, qu’il ne s’est pas popularisé comme maintenant) dégénère et se transforme en agression voire en viol. Toute sortie est potentiellement dangereuse. J’évite certains quartiers, je ne marche pas seule la nuit, je ne porte jamais de décolleté trop décolleté ni de jupe trop serrée ou trop courte, je ne m’alcoolise pas trop pour garder le contrôle de la situation.

Cette peur a accompagné toute ma jeunesse, a marqué mon corps. La rue ne m’appartient pas, le métro ne m’appartient pas. Le danger est là, il peut surgir à chaque coin de rue, à chaque apparition d’un groupe d’hommes. Mes premiers rapports avec le monde sont teintés de la peur que les hommes se montrent agressifs, qu’il faut se prémunir contre… Contre quoi, d’ailleurs ? Est-ce du désir ? Qu’expriment ces regards masculins détaillant le corps des femmes comme s’il leur appartenait déjà ? Pour quelles raisons ces regards avilissants sont-ils permis voire légitimés comme premier manifeste de la domination masculine, avant même la parole, avant même le geste ?

Si le male gaze a été théorisé pour le cinéma, il faudrait faire de même avec la littérature (ou ce qui est présentée comme La Littérature dans les manuels scolaires, c’est-à-dire la littérature écrite par les hommes). Celle-ci regorge de scènes de première rencontre (toujours hétérosexuelle !) racontées peu ou prou selon le même schéma : un homme (dont on connaît les pensées et les sentiments) regarde le corps d’une femme (dont on ne connaît pas les pensées et les sentiments). Ce regard l’enflamme en altérant sa personnalité, et justifie ensuite les actions qu’il entreprend. Dans cette rencontre, l’homme est déresponsabilisé : ce n’est pas sa faute, à lui, le pauvre, s’il est complètement bouleversé, c’est celle de la femme qui est « si charmante […] que je me trouvai enflammé d’un coup, jusqu’au transport de la folie » [1], c’est elle la coupable à qui l’homme ordonne : « couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessés. Et cela fait venir de coupables pensées » [2] alors, il faut le comprendre, « voir ne lui suffit pas » [3]. Il passe à l’action : « Mais le jeune dieu, en fait, ne supporte pas de se perdre plus longtemps en propos caressants ; inspiré par son amour même, d’un pas vif, il suit la nymphe à la trace. » [4] Le harcèlement se mue en viol : « Et il la poussa dans son logis. Dès qu’il eut refermé la porte, il la saisit comme une proie. Elle se débattait, luttait, bégayait » [5].

La pulsion scopique justifie le harcèlement, l’agression sexuelle et le viol. Il y a une rapidité mécanique, un effet de cause à conséquence brutal et inéluctable, entre la vue du corps de la femme et sa possession : l’agent, l’homme, ne semble plus devoir répondre à une quelconque éthique. Le corps de la femme, offert comme une proie, impudique par essence, est le lieu où tombe tout responsabilisation de l’homme. Bien des textes écrits par des hommes présentent l’amoureux comme victime du corps de la femme dans lequel gisent « sa sagesse et sa retenue » [6]. Le regard de l’homme sur le corps de la femme agit comme un vecteur qui déplace sa responsabilité à lui dans son corps à elle.

Ce qui est quand même bien pratique pour nier sa propre culpabilité, si d’aventure une femme ose prendre la parole pour porter plainte et se réapproprier son corps !

[1] Regard du Chevalier Des Grieux sur Manon Lescaut dans Manon Lescaut de l’Abbé Prévost
[2] Regard de Tartuffe sur Dorine dans Tartuffe de Molière
[3] Regard d’Apollon sur la nymphe Daphné dans les Métamorphoses d’Ovide
[4] Ovide, Métamorphoses, livre 1
[5] Viol de Mme Walter par Bel-Ami dans Bel-Ami deMaupassant
[6] Manon Lescaut, Abbé Prévost

Nina Innama
https://blogs.mediapart.fr/nina-innana/blog/280522/le-male-gaze

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