Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Asie/Proche-Orient

Le moment décisif du changement ou comment transformer les manifestations de la « grève de la Jordanie » en conquêtes populaires

Nous devons aussi prêter attention à deux facteurs clés à la base du développement rapide et de l’impressionnante portée de la « grève de la Jordanie » et de la réaction du pouvoir en place pour pouvoir transformer ces manifestations d’une tempête sans lendemain qui ne parvient pas à des conquêtes véritables, en un moment d’où viendra le changement.

Tiré de Europe solidaire sans frontière.

Pourquoi les manifestations se sont-elles développées si rapidement ?

Le premier facteur à l’origine du développement rapide et de la grande envergure des manifestations est d’ordre interne. Le gouvernement Hani Mulki a commis une grosse erreur tactique en contribuant à unifier contre lui, par une série de prises de décisions aux conséquences imprévues, tous les segments et secteurs, verticalement et horizontalement, et en poussant la classe moyenne, d’un poids non négligeable, influente, et d’ordinaire apathique, sur le front de l’opposition.

Les amendements proposés à la loi de l’impôt sur le revenu assimilent les profits des grandes institutions financières (les banques et les assurances qu’elle propose de taxer jusqu’à 40%), aux intérêts de la classe moyenne, qu’il s’agisse des professions libérales ou des employés, car ils réduisent les exemptions d’impôts de ces derniers. Le nouvel impôt concernerait le revenu supérieur à 666 dinars par mois pour les particuliers et à 1333 dinars par mois pour les ménages.

La décision d’augmenter les prix des carburants et de l’électricité (avant son retrait) a poussé les franges les plus pauvres à manifester. Ce sont elles qui avaient été les plus durement touchées ces dernières années sous les gouvernements d’Abdullah al-Nsour et de Hani al-Mulqi. Elles avaient subi de plein fouet les hausses des prix, l’augmentation de la taxe de vente sur les biens et services, les hausses successives des prix des carburants et des taxes privées sur les télécommunications ainsi que la suppression des subventions sur les produits de première nécessité. De là est née la plus grande coalition populaire du pays depuis sa création, contre le pouvoir en place et son projet économique.

Pourquoi le pouvoir en place a-t-il été si bienveillant face aux manifestations ?

Le deuxième facteur réside dans une tolérance inhabituelle face aux manifestations, l’évitement de la répression, et l’acceptation rapide de l’une des revendications les plus importantes, soit le limogeage d’Al Mulqi, suivi de la nomination d’un nouveau Premier ministre « acceptable ». Mais cela renvoie, à mon avis, à des raisons externes, car le pouvoir en place en Jordanie est aujourd’hui devenu un paria, relativement s’entend, au niveau régional et international. Il n’a pas de « soutien », car il a perdu rapidement ce qui faisait sa fonction avec la formation de l’axe régional américano-saoudien-israélien dans lequel il ne joue aucun rôle. Le retrait du régime de Trump de l’administration politique de la région a exacerbé cela dans une large mesure, en octroyant un plus grand rôle aux « alliés » locaux (Arabie Saoudite et « Israël »). Son indifférence vis-à-vis du dossier palestinien et son soutien à « Israël » par des procédés inhabituels, -tel le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, qui constitue une reconnaissance matérielle de la capitale des sionistes et était une décision qui avait été périodiquement et automatiquement reportée à plus tard dans les couloirs de l’administration américaine ou encore l’octroi à Israël du « droit » de tuer les manifestants civils désarmés lors des marches du grand retour alors que les États-Unis avaient toujours condamné verbalement de tels actes, et appelé à la « retenue »-, cette indifférence donc, a pour corollaire l’indifférence envers la Jordanie et son « rôle », en tant que voisine de la Palestine, directement concernée par ce qui s’y passe, ou ne serait-ce que du fait de la composition de sa population, ainsi que son intérêt à l’émergence d’un « État palestinien », sans parler de la relation spéciale des Hachémites avec les lieux saints de Jérusalem.

Il y aurait bien d’autres facteurs : le pouvoir en place en Jordanie a perdu en importance aux yeux des États-Unis face aux influences, russe en Syrie, et iranienne en Syrie et en Irak. Ce pouvoir a perdu en importance aussi vis-à-vis d’ Israël et de l’Arabie Saoudite et partant, vis-à-vis des États du Golfe, à la suite de la mise en place d’une alliance directe et officieuse entre eux face à la menace iranienne. Le pouvoir en place s’était toujours présenté comme une « force modérée » dans la région pouvant jouer un rôle de médiation entre le monde arabe, en particulier le Golfe, et Israël. Maintenant qu’Israël bénéficie du printemps saoudien, il n’y a plus d’espace pour un médiateur.

Ainsi, les cautions extérieures du pouvoir en place se sont désintégrées rapidement, avec l’indifférence israélo-saoudienne-américaine, et en même temps, le pouvoir ne peut conserver l’option rétrograde pour laquelle il avait opté,-dans un contexte d’ alliances dont il n’a plus besoin-, soit une position hostile au second axe. Souvenons-nous que le roi Abdullah II avait lancé le terme de « croissant chiite » et disposé stratégiquement la Jordanie contre lui.

Le pouvoir en place « découvre » son peuple

Dans ce contexte de mise à l’écart de fait, internationale et régionale, le pouvoir en place a « découvert » qu’il a un « peuple » et que ce peuple a une dignité qu’il faut préserver. Nous sommes passés à une « nouvelle » ère où l’on se prévaut de ne pas battre ou arrêter les manifestants, tandis que le commandant de la gendarmerie va sur sur le terrain des manifestations, engage le dialogue avec les protestataires et que le prince héritier affirme le droit des citoyens à manifester et insiste sur leur protection.

Alors que se désagrège sa fonction historique, que diminuent ses cautions étrangères traditionnelles, le pouvoir en place est aujourd’hui acculé à rétablir sa légitimité interne. La société a changé depuis les années vingt du siècle dernier, s’est complexifiée. Le pouvoir en place a cherché à démanteler les secteurs populaires au cours des décennies, à les faire s’opposer les uns aux autres, à les infiltrer, les affaiblir ou à faire des institutions populaires des supplétifs (partis, syndicats, etc.). En même temps, il contribuait à l’effondrement de l’économie nationale par la corruption et la mauvaise gestion, l’aggravation de la dette, et le pillage des poches des citoyens. Il a opté pour la voie de la dépendance totale envers les programmes d’endettement et le Fonds Monétaire International, et a contribué à démanteler les industries locales de production au profit des courtiers et de l’importation.

Le changement, c’est maintenant, car une telle circonstance historique ne se répétera peut-être pas une autre fois : des secteurs populaires, les différentes strates, classes et groupes sociaux unis. Le pouvoir en place est en position de faiblesse régionale et internationale et veut se légitimer vis-à-vis de l’intérieur, historiquement ignoré, détruit ou valetisé. Allons-nous laisser passer cette opportunité ?

Propositions pour le mouvement de protestation : Que faire ? Quelles revendications ? Quelles priorités ?

Selon moi, l’action devrait être menée à trois niveaux, parallèlement à la restructuration et l’institutionnalisation des forces populaires dans différentes alliances (qui évolueront en fonction des étapes, c’est normal), avec le souci de ne pas canaliser les manifestations dans des mécanismes traditionnels, tels le changement de gouvernement (qui a eu lieu), ou la mise en place de « comités de dialogue nationaux » cosmétiques dont on a fait l’expérience à plusieurs reprises, en vain, que ce soit le comité du Pacte national ou le Comité de Dialogue national, lors des soulèvements arabes.

Pour moi, les propositions doivent être faites par les militants, les groupes et les diverses forces qui manifestent et peuvent être utilisées pour formuler un programme de revendications spécifiques et claires, à court et à moyen terme.

Premièrement, sur le très court terme (il s’agit ici de jours ) : maintenir l’élan des manifestations, garder la très large coalition qui s’est constituée dans la rue, et maintenir le leadership de la classe moyenne parce qu’elle est une « garante » et une médiatrice de toutes les parties, qu’elle fait le lien entre la minorité financière et les franges pauvres et elle assure un équilibre possible entre les intérêts immédiats de toutes les parties, et ce, jusqu’à ce que les revendications vitales et fondamentales pour lesquelles les manifestations ont été lancées soient mises en œuvre :

1. Le retrait des projets d’amendements à la loi de l’impôt sur le revenu.

2- L’annulation des taxes et droits sur les carburants, et l’annonce de l’égalisation des tarifications.

3. L’abrogation de la taxe de vente sur les produits de base, en particulier ceux liés à la santé et à la nutrition du citoyen.

4. L’annulation des clauses prévoyant une différence entre les prix des carburants et les taxations de la TV sur la facture d’électricité et le retour au prix de l’électricité précédent.

II A moyen terme (en termes de semaines) : faire pression pour les revendications politiques et économiques suivantes :

1- Former un gouvernement doté des pleins pouvoirs pour gérer le pays et dont la tâche principale sera de traiter toutes les questions de corruption et d’argent public, avec fermeté et sérieux, depuis les problèmes majeurs jusqu’aux problèmes mineurs, et non l’inverse.

2 - Ouvrir un dialogue national sur la loi électorale sur la base de listes fermées au niveau de la Jordanie en tant que circonscription unique, qui rétablirait l’unité nationale, et la formation de listes de programmes et de représentation, et la constitution d’un parlement fort, représentatif et compétent.

3. Dissoudre la Chambre des représentants existante et appeler à de nouvelles élections sur la base de la nouvelle loi électorale.

4. Abolir les accords gaziers avec Israël pour arrêter de gaspiller des milliards de dollars en faveur du terrorisme sioniste et détourner ces fonds afin d’investir dans des projets énergétiques souverains en Jordanie, qui soutiennent l’économie et fournissent des dizaines de milliers d’emplois aux citoyens jordaniens.

III A moyen terme (en termes de mois) : faire pression pour les revendications politiques suivantes :

1. Procéder à des amendements constitutionnels reconnaissent les principes suivants : le peuple est la source de l’autorité. Il n’y a aucun pouvoir sans responsabilité ou comptes à rendre et il n’y a pas d’immunité pour le détenteur du pouvoir. Pleine égalité de tous les citoyens et de toutes les citoyennes devant la Constitution et la loi. Séparation totale des pouvoirs et mise en place des garanties qui interdisent la prédominance du pouvoir exécutif sur l’autre. Garantie absolue de la liberté d’opinion, d’expression, de réunion, d’organisation et de manifestation. Assurer la justice sociale et les droits fondamentaux des citoyens à l’alimentation, la santé, les transports et l’éducation. Abolition du principe de désignation à la chambre et remplacer cette dernière par un parlement élu, afin que le le pouvoir soit un pouvoir parlementaire, que les services de sécurité dépendent des institutions politiques et que leurs fonctions soient fixées en fonction de la protection des droits et de la sécurité. Sanctionner toute violation du droit des citoyens à la liberté, aux droits et la sécurité.

2. Procéder à modifications juridiques afin d’harmoniser les lois avec les amendements constitutionnels.

3. Mettre sur pied un organe judiciaire spécial pour procéder à l’audit des actifs financiers des anciens fonctionnaires, les publier et récupérer les éventuelles infractions aux fonds publics.

4 - Déclarer tous les budgets des organes de l’Etat dans le budget général en détail, y compris les budgets de la Cour royale et des services de sécurité, et les soumettre au contrôle parlementaire.

5. Passer d’une approche économique basée sur l’importation entravant la production nationale à une approche inverse encourageant les projets locaux de production, leur offrant des possibilités, et les encourageant à investir dans les poches de pauvreté pour les développer, et encourageant et protégeant le secteur agricole, en visant à l’auto satisfaction des besoins locaux et la sécurité alimentaire et non les importations.

Conclusion : passer des sujets aux citoyens qui contrôlent et sont responsables, et passer des groupes à la société

Cette unité ponctuelle réalisée dans les manifestations de « la grève de Jordanie » est une occasion en or pour passer de la forme « groupes » (régional, régional, régional, tribal et familial) produite par le pouvoir en place par le biais de mécanismes de désagrégation et d’assujettissement pendant des décennies, et constituer la « société » sur la base de la nationalisation de la politique et sa transformation en espace de débat public, la nationalisation des espaces publics pour les manifestations, les débats et l’expression, la participation au pouvoir et l’instauration du principe de responsabilité.

Tout citoyen, du plus vieux au plus jeune, dépend des contribuables, et tout citoyen jordanien, du mendiant au millionnaire, paie des impôts (ventes, carburant, communications, etc.). Donc le citoyen est le détenteur du droit et du pouvoir. Le contribuable a la main haute sur le destinataire de l’impôt. Il a maintenant une occasion en or de redéfinir sa relation avec le pouvoir en place, de se diriger vers la mise en place d’un « État des institutions », une société de justice, de responsabilité et de participation au pouvoir.

Chiche ?

Hisham Bustani, lundi 4 juin 2018

* https://www.7iber.com/politics-economics/how-to-turn-jordan-protests-into-popular-gains/
* Extraits traduits de l’arabe par Luiza Toscane.

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