Édition du 7 mai 2024

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Le nouveau mouvement ouvrier américain à une croisée de chemins

Le nouveau mouvement ouvrier américain, qui s’est développé si rapidement au cours des deux derniers mois dans le cadre de la lutte contre les propositions législatives visant à détruire les syndicats du secteur public, se retrouve subitement à une croisée des chemins.
http://solidarity-us.org/current/node/3208
traduit par David Mandel

Madison, Wisconsin, où les travailleurs et les travailleuses de la base, des membres ordinaires de la communauté, et des militantes et militants des mouvements sociaux ont convergé pour créer le nouveau mouvement, reste au le centre de la lutte. En Ohio, qui fait face à des projets de loi semblables, les syndicats se sont également mis en mouvement, et des travailleuses et des travailleurs à travers les E-U ont été entraînéEs dans la lutte.

Dans ces deux états, le moment critique s’approche. À Wisconsin, les tribunaux ont ordonné la fermeture de l’édifice de la législature et le gouverneur menace d’annoncer les premières mises à pied à partir de la semaine prochaine. À Wisconsin et en Ohio les législateurs menacent d’adopter d’une façon ou d’une autre les projets de loi. Le mouvement arrive donc à une croisée de chemins.

Deux tendances proposent des voies différentes à suivre. Les hautes directions de l’AFL-CIO et des syndicats de la centrale Change to Win, comme le SEIU (Service Employees International Union) ont investit leurs ressources dans la seule stratégie qu’elles connaissent. Suivant le modèle de leurs campagnes politiques, ils ont tendu la main à des organisations établies afin de construire des coalitions. Ils ont envoyé leurs organisateurs pour assumer la direction du mouvement et pour prendre contacts avec les communautés locales. Leur but est de reconstruire leur force institutionnelle et leur relation avec le Parti démocrate, dans l’espoir de transformer le soutien aux employéEs du secteur public en victoire politique.

L’approche des dirigeants syndicaux

À Wisconsin et en Ohio, tout en ne renonçant publiquement à la lutte pour repousser la législation antisyndicale, la haute direction syndicale suggère doucement que les projets de loi ne pourront être bloqués dans les assemblées législatives. Alors ces syndicats indiquent qu’ils vont concentrer leurs énergies sur des tentatives de révocation de députés et de référendum. Fidèles à leur orientation habituelle qui favorise des solutions politiques, les conseils centraux des syndicats d’Ohio retournent à leur dépendance à l’égard du Parti démocrate et se préparent aux prochaines élections.

La direction syndicale nationale ne veut pas mobiliser le pouvoir économique et social des syndicats pour remporter cette lutte, se tournant plutôt vers leurs alliés dans le Parti démocrate. Ce n’est pas comme si les dirigeants syndicaux ne veulent pas gagner à Wisconsin et en Ohio, mais leur idée de ce qu’il faut pour gagner est liée à une conception particulière du rôle du mouvement syndical. Pour l’AFL-CIO et les autres grands syndicats, gagner signifie protéger, grâce à l’influence politique, le modèle existant de négociation collective, même si nous savons que dans le cadre de ce modèle les syndicats ont constamment perdu du terrain depuis 40 ans.

La tendance du pouvoir ouvrier

Il y a cependant une autre tendance qui présente une alternative. Elle n’est pas facile à définir, mais on peut la qualifier comme la tendance du pouvoir ouvrier. Elle est composée de travailleuses et de travailleurs de la base, de leurs délégués syndicaux, déléguées syndicales, d’élus syndicaux locaux, ainsi que de membres des mouvements communautaires qui se sont ralliés à la cause. Il s’agit des enseignantEs de Madison et des autres villes de Wisconsin qui ont pris des congés maladies et qui ont pratiquement fermé les écoles de Madison. Il s’agit aussi de pompiers, de policiers et d’autres employés publics qui ont passé chaque minute libre à entourer le Capitole de manifestations animées. Il s’agit aussi des militantes et des militants des syndicats, de la communauté, des étudiantes et des étudiants qui ont occupé l’édifice du Capitole, en en faisant le centre et le symbole du nouveau mouvement ouvrier.

Cette tendance a montré - même si elle n’a pas encore élaboré une position claire sur papier ou publié un manifeste - que pour elle, pour gagner il faut s’appuyer sur le pouvoir des travailleuses et des travailleurs pour mettre fin aux projets de lois antisyndicales et aux concessions proposées par des dirigeants syndicaux. CertainEs de ces salairéEs sont restéEs au Capitole, risquant l’arrestation, tandis que d’autres envisagent l’action directe ou la désobéissance civile.

Ce sont les salariéEs et leurs partisanEs qui ont pris au sérieux l’appel à une grève générale, lancé par la Fédération syndicale du Centre-Sud de Wisconsin. Considérer sérieusement une grève générale à Wisconsin ne veut pas dire se lancer immédiatement là-dedans. On n’appelle pas simplement à une grève générale, comme certainEs militantEs ont tenté de faire. Une grève générale demande de la réflexion ; elle se prépare par des discussions et des débats. Il faut l’organiser. Et enfin (mais bientôt), lorsque le moment arrive, elle commence quand un groupe important des travailleuses et de travailleurs a le courage de faire le premier pas, entraînant les autres.

Comment s’arrache la victoire fait toute la différence

On pourrait penser que la législation anti-ouvrière pourrait être défaite d’une manière ou de l’autre : par la stratégie de la direction syndicale, stratégie du haut vers le bas, qui vise à construire des coalitions pour faire élire les Démocrates ; ou par la stratégie qui s’appuie sur le pouvoir économique et social des travailleuses et des travailleurs. D’une façon ou de l’autre, la législation antisyndicale sera bloquée, les syndicats et la négociation collective seraient préservés, et le mouvement sera victorieux. Pourtant les leçons des deux stratégies et leurs résultats seraient tout à fait différents.

La leçon d’une victoire organisée par les directions syndicales et remportée par le Parti démocrate dans les assemblées législatives serait que les travailleuses et les travailleurs doivent continuer à compter sur le Parti démocrate pour se défendre. Cela restaurerait la dépendance traditionnelle des syndicats et des travailleuses et des travailleurs envers ce parti inféodé au grand capital. On ne devrait pas oublier que c’est grâce au refus du Parti démocrate de Wisconsin et des E-U de défendre les syndicats et les intérêts des travailleuses et des travailleurs qui nous nous retrouvons dans la situation lamentable d’aujourd’hui. La conséquence d’une victoire de la stratégie des directions syndicales serait de nous ramener à la situation d’hier, quand les patrons ont forcé les syndicats à faire des concessions. Ayant ainsi recréée la situation d’hier, les assauts contre les travailleuses et les travailleurs des secteurs privé et public pourraient reprendre. En fait, ils n’auraient jamais cessé.

L’autre alternative est que les travailleuses et les travailleurs de Wisconsin, d’Ohio et des autres États s’engagent dans la lutte – ces luttes sont déjà partout - et se servent de leur pouvoir économique et social dans l’action directe, la désobéissance civile, et des grèves économiques et politiques, réaffirmant ainsi la place centrale de la classe ouvrière dans notre société. La leçon d’une telle expérience serait que les travailleuses et les travailleurs ont du pouvoir et qu’elles et ils peuvent se mettre à la tête des forces progressistes. Un telle montée de luttes — qui rencontrerait sans doute la résistance et la répression de la part des patrons et qui donnerait des défaites tout comme des victoires – produirait de nouvelles tactiques et de nouvelles stratégies,- qui mettrait de l’avant de nouveaux leaders et créerait de nouvelles formes d’organisation.

Nous émergerions de l’expérience avec un nouveau mouvement ouvrier, un mouvement revitalisé. Ce mouvement pourrait même lancer des campagnes politiques indépendantes. Et, s’il grandissait en largeur et en profondeur, il pourrait même soulever la question d’un parti politique des travailleuses et des travailleurs. À travers l’expérience des combats et des victoires qui s’appuient sur nos propres forces, nous aurions un véritable nouveau mouvement ouvrier américain et nous poursuivrions la lutte sur un terrain nouveau et plus élevé.

Dan La Botz

L’auteur est un professeur d’université américain et un militant de l’organisation socialiste Solidarity.

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