Édition du 30 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Le point sur la violence en Syrie et sur la possibilité d'une intervention militaire

Avec le journaliste Charles Glass, spécialiste de la région,
DEMOCRACY NOW, le 30 mai 2012,
Traduction, Alexandra Cyr,

DN, Nermeen Shaikh : Les États-Unis et onze autres pays ont expulsé les diplomates syriens de leurs territoires suite au massacre de plus d’une centaine de personnes dans le village de Taldou près de Houla. Des douzaines d’enfants ont été tué au cours de cette attaque, la pire depuis que la révolte contre le régime de Bashar-al-Assad a commencé y a quinze mois. Par une action coordonnée, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, le Canada et le Japon, parmi d’autres, ont ordonné aux ambassadeurs syriens de quitter leurs capitales. À Washington, la porte-parole du département d’État, Mme V. Nuland, a déclaré que les diplomates avaient reçu l’ordre de quitter la capitale dans les trois jours et a aussi blâmé l’Iran dans cette affaire.

Mme Nuland  : Ce matin, nous avons appelé M. Zuheir Jabbour, le chargé d’affaires syrien, pour l’informer qu’il n’était plus admis aux États-Unis et nous lui avons donné soixante douze heures pour quitter. Nous avons pris cette décision en réponse au massacre dans le village de Houla. C’est une opération absolument indéfendable, ignoble, totalement dégoutante. Des voyous au service du régime, les Shabiha, ont tué des enfants innocents et des femmes à bout portant à l’instigation et avec l’aide des Iraniens qui s’en vantaient cette fin de semaine ».

N.S. (…) Pendant ce temps, l’envoyé spécial des Nations Unies et de la Ligue arabe, M. K. Annan a déclaré que le pays était à un point tournant après plus d’un an de conflit. Mardi, il a fait un voyage express à Damas et a rencontré le président syrien, M. Bashar-al-Assad. (…) Il a aussi déclaré que le peuple syrien ne veut pas d’un avenir de bains de sang et de divisions. Mais les meurtres continuent et les abuseurs sont encore au large.

Amy Goodman : Plus tôt, M. Rupert Colville, le porte-parole des Nations-Unies pour les droits humains, a annoncé que les premières investigations sommaires de ce massacre avaient été faites. Pour en savoir plus, nous nous tournons vers Charles Glass, journaliste gagnant de prix divers, auteur, et commentateur spécialisé sur le Proche Orient. Nous le joignons à Londres. Sa plus récente contribution sur ce sujet est un article dans la New York Review of Books et est intitulé : Syria : The Citadel and the War. Charles Glass, (…) pouvez-vous nous expliquer les événements les plus récents en Syrie et nous dire ce qu’en pensent les gens d’Alep et de Damas d’où vous revenez tout juste ?

Charles Glass  : Je pense que ce massacre est un signe clair qu’il faut, de toute urgence trouver un moyen d’obliger les deux parties à ce conflit, l’opposition et le régime, à négocier une entente qui débouchera probablement sur un changement de régime mais peut-être plus certainement sur une transition. Si non, les Russes vont continuer à armer le gouvernement, les Saoudiens et les Qataris, possiblement les Américains et la Turquie vont, de leur côté, armer l’opposition ce qui ne fait que nourrir la guerre. À l’exemple de la guerre civile en Irak et au Liban, il y aura encore plus de massacres. C’est la plus grande crainte des gens avec qui j’ai parlé à Damas et à Alep. C’est une grande peur parmi les minorités. Il ne faut pas oublier que la Syrie est un pays où se trouvent de nombreuses minorités, des Chrétiens, des Kurdes, des Arméniens et d’autres encore. Elles sont terrifiées par les massacres qui pourraient arriver si le conflit s’envenime.

N.S.  : Charles Glass, qui sont les militants Shabiha que l’ont tient pour responsables de ce massacre ?

C.G. : Le mot Shabiha, en Arabe, veut dire à peu près, « fantôme ». Il désigne aussi quelqu’un qui se déguise. À l’origine, il désignait des petits voyous qui régnaient dans les alentours du port de Latakia. De temps en temps le régime leur demande des services. Par exemple d’accompagner des soldats ou des policiers à des points de contrôle. Ils vont aussi entrer dans les maisons et assassiner des gens comme ils l’ont fait à Homs. Ils intimident des personnes. Ils sont au-dessus de la loi. S’ils sont impliqués dans le massacre de Houla et Taldou, comme tous les suspectent, ils devraient en être tenus responsables.
Les manifestations des étudiants au sud de Daraa, au tout début de la révolte, ont été alimentées par le gouverneur de cette ville qui était responsable de tortures sur des enfants qui avaient été arrêtés durant et après les manifs. Bashar-al-Assad n’a pas fait arrêter ce gouverneur qui est un de ses proches. Immédiatement, beaucoup de gens qui le percevaient comme un réformateur ont perdu confiance en lui. Il y a encore des gens, beaucoup de gens en Syrie qui supportent le régime mais, si M. al- Assad ne fait rien pour incriminer ceux qui transgressent la loi il va perdre ce soutient.

N.S. : Le ministre des Affaires étrangères de la Russie, M. S. Lavrov, à déclaré hier que certains pays utilisait ce massacre comme « prétexte pour soutenir l’idée d’une intervention armée ». Vous soulignez, dans votre article, que la majorité des gens à qui vous avez parlé à Alep et à Damas, sont contre toute idée d’intervention militaire dans le conflit…

C.G.  : Ils se rappellent tous ce qui est arrivé lors de l’invasion de l’Irak et ils ne veulent pas de ce chaos. Ils ne veulent pas d’une totale destruction de l’État et ensuite d’une guerre civile prolongée avec des nettoyages ethniques et religieux comme en Irak. Il faut se rappeler que deux millions des personnes ont du quitter ce pays et trouver refuge ailleurs à cause de l’invasion américaine. Ils ne veulent pas ça pour eux-mêmes. Et ceux qui invoquent ce massacre pour justifier des raids aériens ou une invasion militaire, devraient penser à ce qui pourrait arriver non pas en l’absence d’invasion mais en cas d’invasion. Il est donc de plus en plus urgent que la Russie fasse pression sur le gouvernement, que les Occidentaux, les Saoudiens et les Qataris en fassent autant auprès de l’opposition pour qu’ils en arrivent à une quelconque entente pour faire cesser ce conflit avant que le pays ne soit totalement détruit.

A.G. : Voici une déclaration du Général M. Dempsey, le président des « Joint Chiefs of Staff » (des armées américaines), à propos d’une possible intervention militaire en Syrie, sur les ondes de Fox télévision : « L’option militaire est toujours là. Mais elle doit toujours être manipulée avec précautions parce que nous avons appris au sujet de la guerre ; j’ai personnellement compris que la guerre, a une dynamique propre. Elle a une vie propre. Vous allez toujours trouver de hauts gradés qui seront prudents avec l’usage de la force parce que nous ne sommes jamais sûrs des répercussions. Ceci dit, l’option est possible en Syrie étant donné les atrocités qui y sont perpétrées ».
Qu’en dites-vous C.Glass ?

C.G. : Dire qu’on ne peut jamais connaitre l’aboutissement d’une invasion est une bonne remarque de la part du Général Dempsey. Je pense qu’un des résultats serait l’unité du peuple syrien contre les envahisseurs. Les Syriens ont une longue histoire de lutte contre les envahisseurs étrangers. Quand les Français ont envahi le pays en 1920, et en l’ont gardé sous mandat jusqu’en 1945, les Syriens ont initié des révoltes presque chaque année. L’armée française a détruit de larges parties de Damas et de d’autres villes pour maintenir son emprise sur le pays. Ils n’on rien oublié de cela. Ils se sentent profondément Arabes et Syriens et ils veulent protéger leur souveraineté. Ils ont très peur d’une invasion occidentale. Et encore plus d’une invasion turque. J’ai discuté avec de nombreux Arméniens à Alep. Ils se souviennent des massacres perpétrés par l’armée turque au moment de la première guerre mondiale. Ils ne veulent pas voir les troupes turques entrer au pays pas plus que les Kurdes du nord-est ne le veulent quand ils voient comment leurs coreligionnaires sont traités dans ce pays.

N.S.  : Plus tôt cette année, nous nous sommes entretenus avec Karam Nachar, un blogueur militant, qui travaille avec les protestataires syriens via une plateforme médiatique. Il réclame une intervention internationale (dans ce conflit). Voici ce qu’il disait : « Je suis bien conscient que les progressistes tout autour du monde redoutent une répétition de ce qui est arrivé en Irak. Je crois qu’ils devraient savoir qu’ici ce n’est pas l’Irak. C’est une société qui est mobilisée contre ce régime depuis un an. Il y a un désastre humanitaire sur le terrain. Il y a une obligation morale de protéger le peuple syrien. Ce n’est pas la situation parfaite, c’est compliqué et cela va nécessiter beaucoup d’argent, de courage et beaucoup d’implication de la part de la communauté internationale…. ».
Que pensez-vous de ce commentaire ?

C.G. : M. Nachar a tout-à-fait le droit d’appeler à l’aide partout où il peut parce que des gens sont tués en Syrie. Mais tous ceux qui se positionnent comme intermédiaires devraient être prudents quand aux conséquences de leurs actions. Comme l’a mentionné le Général (Dempsey), on ne sait jamais où cela va mener. Une intervention militaire aggraverait surement les enjeux. L’armée syrienne n’est pas complètement démoralisée comme l’était celle d’Irak après quinze ans de sanctions et après avoir perdu les deux guerres contre le Koweït et l’Iran. L’armée syrienne est bien équipée et a le support actif de la Russie. On pourrait bien par là, réveiller sérieusement la vieille rivalité entre la Russie et les Etats-Unis comme au temps de la guerre froide. Je ne connais personne qui voudrait ainsi retourner en arrière. D’autant qu’il y a de vraies possibilités de faire autrement avec tous les atouts qu’ont les Occidentaux et la Russie pour faire reculer les deux protagonistes. Il y a de vraies chances de les forcer à s’assoir et à discuter d’une solution pacifiquement.

A.G.  : Quelle allure, selon vous pourraient avoir ces pressions ? Et que pouvez-vous nous dire de la Russie qui a pris le parti du régime, et de son rôle dans la situation ? On répète constamment qu’elle s’est sentie trahie par l’intervention en Lybie (qui a dépassé le mandat de l’ONU).

C.G. : La Russie a ses intérêts propres dans la région. Elle craint aussi la montée des Salafistes en Syrie à l’image de leurs actions en Chéchénie. Est-ce que ce sont des craintes qui servent de prétextes ou qui sont réelles, difficile à dire. Mais ils ont un atout majeur en mains : ils arment le régime ; ils sont les seuls à le faire, à lui fournir les armes nécessaires pour la répression. Ils pourraient mettre fin à cette fourniture si le régime refuse de discuter (avec l’opposition). De la même manière les Occidentaux, l’Arabie saoudite et le Qatar pourraient menacer de mettre fin à leur aide à l’opposition si elle refuse de négocier (avec le régime).

A.G.  : (…) Qu’en est-il de l’Iran ? Les Etats-Unis lui imputent des responsabilités dans ce qui se passe en Syrie.

C.G. : Je pense que l’Iran pourrait blâmer les États-Unis pour ce qui se passe en Syrie. Je veux dire que ce ne sont pas les violations de droits humains qui ont poussé les pouvoirs occidentaux et arabes contre le régime de la Syrie. D’ailleurs les Etats-Unis l’ont toléré pendant des années quand la CIA y sous-traitait les interrogatoires de ses suspects non déclarés. Ils n’aiment plus ce régime parce qu’il s’est rapproché de l’Iran.

A.G.  : Charles Glass, je vous remercie. M. Glass est un ancien chef des nouvelles à ABC, il est correspondant au Proche-Orient et vient de passer dix jours à Damas et Alep.

Charles Glass

Democracy Now

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