Édition du 30 avril 2024

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États-Unis

Le socialisme et les États-Unis : un manifeste et beaucoup d'espoir

Occupy Wall Streets, Movement for Black Lives, Bernie Sanders : depuis une décennie un vent à gauche se lève aux États-Unis. Sorti le 30 avril 2019, le nouveau livre de Bhaskar Sunkara, The Socialist Manifesto : The Case for Radical Politics in an Era of Extreme Inequality, incarne l’espoir de voir les luttes sociales se concrétiser politiquement. En attendant 2020...

Tiré du blogue de l’auteur.

Bhaskar Sunkara, fondateur de la revue américaine Jacobin, proche du parti Democratic Socialists of America (DSA), publie le 30 avril 2019 son premier livre-manifeste en faveur d’une démocratie socialiste radicale, c’est-à-dire non capitaliste. Il prolonge avec cet ouvrage une tradition d’éditeurs et d’intellectuels de gauche américains, à l’instar du critique littéraire et politique Irving Howe ou encore du philosophe Michael Walzer, en leurs temps co-éditeurs de la revue Dissent.

Mais c’est surtout du fondateur de DSA, Michael Harrington, connu notamment pour The Other America (1962), incursion sociologique dans la pauvreté aux États-Unis, ainsi que pour Socialism : Past & Future (1978), que s’inspire Bhaskar Sunkara. Entre passé(s) et futur : dans The Socialist Manifesto, l’auteur retrace en effet une histoire sélective des luttes de gauche, depuis Marx et Engels, sous leurs formes aussi bien communiste que social-démocrate, et propose, plutôt qu’une critique renouvelée du capitalisme, un programme socialiste pour aujourd’hui. Cet ouvrage, au-delà de son intérêt pédagogique certain mais sans doute limité au seul public américain, se présente donc comme un texte d’intervention dans le champ intellectuel et politique états-unien. Le titre même, The Socialist Manifesto, suggère un recommencement par rapport à la tradition marxiste, motivé par l’urgence d’un changement radical de politique après des décennies de néolibéralisme en tout point destructrices.

Si un tel recommencement peut se révéler envisageable, et est sérieusement envisagé par Bhaskar Sunkara lui-même, c’est parce que les États-Unis sont précisément le pays où regarder aujourd’hui pour échapper à la "mélancolie de gauche" suscité par des défaites politiques et idéologiques successives (1). L’auteur insiste en plusieurs lieux de l’ouvrage que nous avons des raisons de croire que le socialisme est inévitable. À ce propos, au début du chapitre 7 intitulé Socialism and America, il rappelle la célèbre question posée par l’historien allemand Werner Sombart en 1906 : "pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux États-Unis ?". L’étonnement de Sombart se comprend du point de vue d’un certain déterminisme marxiste : si les États-Unis sont le pays où le capitalisme est le plus avancé, en réaction le socialisme aurait dû être triomphant ! Les explications de cette apparente anomalie ont déjà été largement abordées (2), mais nous pouvons renouveler la question aujourd’hui : pourquoi le néolibéralisme, dans sa logique anti-démocratique de concurrence généralisée, n’a-t-il abouti comme seule alternative qu’à des réponses autoritaires et réactionnaires ? Et en premier lieu aux États-Unis où pourtant, the ’S’ word, le socialisme, suscite de plus en plus d’intérêt et de moins en moins de rejet lié à son stigmate : selon un sondage Gallup en août 2018, 57% des Démocrates ont une vision positive du socialisme.

Il ne faut pas s’y tromper : le socialisme a bien une histoire aux États-Unis. Ce dont nous sommes témoins aujourd’hui : l’engouement pour des publications ancrées à gauche (revues, ouvrages de vulgarisation) et pour des personnalités populaires (Bernie Sanders, Alexandra Ocasio-Cortez) a déjà connu un précédent à l’aube du XXe siècle. L’année même où Werner Sombart posait sa question, un Anglais émigré aux États-Unis et affilié au Socialist Party of America, John Spargo, publiait Socialism : A Summary and Interpretation of Socialists Principles (3). Eugene V. Debs, candidat de ce même parti aux élections présidentielles de 1904, 1908, 1912 et 1920, a également connu un certain succès, obtenant 6% des voix en 1912. Mais le socialisme américain de cette époque, comme l’affirme l’historien Jason D. Martinek, est surtout caractérisé par une "culture du dissentiment par l’imprimé" (print culture of dissent) à visée éducative et pour mener une politique venant de la base.

Avec Jacobin et ses groupes de lectures organisés dans tout le pays, ou encore avec le présent ouvrage, Bhaskar Sunkara prolonge cette tradition. Il confirme l’importance de réorganiser un mouvement par le bas, en partant des gens ordinaires (ordinary people). C’est pourquoi, selon lui, Bernie Sanders aux États-Unis et Jeremy Corbyn pour la Grande-Bretagne ont le mérite de mettre en avant le thème de la lutte de classes nécessaire pour mener des réformes radicales et démocratiques. La première partie de The Socialist Manifesto propose, finalement, de rebrancher les Américains avec l’histoire du radicalisme politique, dans ses variantes communiste ou encore social-démocrate, en Europe mais aussi dans les anciens pays colonisés. L’auteur mêle à la narration historique des analyses politiques pour tirer les leçons des échecs passés (les chapitres 3 à 5 sont intitulés The Future We Lost, The Few Who Won, The God That Failed), ainsi que des portraits inspirants, celui de Marx, évidemment, mais aussi celui du moins connu Olof Palme, Premier ministre socialiste de Suède (1982-1986).

La Suède offre pour Bhaskar Sunkara un exemple réussi de social-démocratie, dont il décrit une version quelque peu idéalisée dans le premier chapitre - dont le titre, A Day in the Life of a Socialist Citizen, est emprunté à un papier de Michael Walzer publié dans Dissent en 1968 -, en contre-modèle de la situation d’un travailleur dans une usine fictive de sauce pour pâtes Bongiovi, dans le New Jersey. L’auteur (et nous avec lui) imagine ensuite ce même travailleur, le 1er mai 2036, vivant dans la meilleure démocratie qui a jamais existé : les États-Unis devenus socialistes suite à l’élection (en 2020 ? rêvons un peu) de Bruce ’The Boss’ Springsteen. Désormais, les travailleurs et travailleuses contrôlent leur entreprise : la démocratie s’est étendue aux lieux de travail. Les entreprises n’ont plus pour objectif la maximisation du profit total mais celle du profit par employé. L’auteur conserve en effet, dans sa projection imaginée, le salariat, qui peut être considéré comme une forme d’exploitation. Il faut comprendre que son objectif réside d’abord dans la volonté de convaincre son lecteur et sa lectrice d’effectuer un saut vers le socialisme. Bhaskar Sunkara mise sur l’efficacité de l’écrit comme vecteur d’idées désirables. L’historien américain James Green, dans Grass Roots Socialism (1978) affirmait ainsi qu’entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, la lecture était un déterminant majeur dans la décision d’une personne de devenir socialiste, ainsi que pour américaniser le socialisme. Il serait pourtant insuffisant de miser sur la seule popularité d’une revue de gauche ou sur la vente de livres pour espérer voir un agenda de gauche radicale mis en œuvre.

Qu’est-ce qu’être socialiste aux États-Unis aujourd’hui ? Évidemment, le terme recouvre des significations beaucoup trop vastes pour pouvoir donner une réponse unique et, surtout, définitive. On peut se demander d’abord : quel est le socialisme de Jacobin, la revue de Baskhar Sunkara ? Pour cette gauche, assurément, les classes "comptent" (4). En 1998, dans Achieving our Country, le philosophe Richard Rorty opposait la gauche réformiste, traditionnelle, d’inspiration pragmatiste, à la gauche culturelle (New Left), attachée aux "politiques de l’identité" (de race, de genre). Pour Rorty, cette nouvelle gauche serait incapable d’obtenir des résultats politiques et, pour lui, le grand problème de la politique américaine a toujours été et sera toujours l’affrontement entre riches et pauvres. Ce recentrement sur les classes est l’objet de Postcolonial Theory and the Specter of Capital (2013) de Vivek Chibber, autre contributeur pour Jacobin, critique des théories postcoloniales des "subalternes".

Bhaskar Sunkara, dans le chapitre "How We Win", met en avant la lutte des classes et notamment l’importance de la classe ouvrière pour gagner des élections et passer rapidement de la social-démocratie au socialisme démocratique, la seconde étant une radicalisation de la première. Un exemple récent en est la grève des professeurs, notamment en Virginie-Occidentale, pour protester contre leur salaire et leur manque d’avantages sociaux. En bref, pour l’auteur, l’objectif serait la convergence des luttes - en quoi celles-ci seraient à la fois socialistes, puisque luttant contre les inégalités, et démocratiques, puisque plurielles. Il réaffirme également la nécessité de la représentation de ces luttes par un parti politique qui assurerait toutefois leur indépendance, tiendrait compte des particularités électorales américaines, et aurait pour objectif de démocratiser les institutions politiques. Enfin, le socialisme doit être universaliste : il ne faut pas compter sur la révolution socialiste pour faire disparaître le racisme et le sexisme. Cependant, pour l’auteur, ces préjugés peuvent être surmontés s’ils sont combattus par l’intermédiaire de luttes de masse autour d’intérêts partagés. L’égalité n’est pas un but mais une pratique, ici et maintenant.

La foi des socialistes américains du début du siècle dernier en la capacité de l’imprimé à faire prendre conscience aux gens ordinaires de la nécessité du socialisme était sans nulle doute trop grande. Le contexte actuel est à bien des égards différent, même si l’alternative entre socialisme et barbarie semble toujours aussi critique. Ce qui a changé, c’est justement l’impossibilité de hiérarchiser les luttes sociales et de dissocier la lutte contre le capitalisme des luttes féministes et antiracistes. Le rôle de l’université est ici stratégique : lieu de production de savoirs critiques, mais aussi lieu où les inégalités sont les plus criantes, les revendications pour une gratuité des études universitaires est le symbole de la connexion nécessaire entre socialisme et démocratie.

Le socialisme et les États-Unis : la force du et suggère la tension et la part d’invention qui font et défont tout programme et tout projet. Rorty avait raison lorsqu’il avançait que les États-Unis sont un projet inachevé, reprenant Walt Whitman pour qui les États-Unis sont le plus grand poème, un poème inaccompli. Mais l’utopie qui est à inventer ne peut en aucun cas faire l’économie des différents passés des États-Unis, passé aussi bien socialiste que colonialiste et ségrégationniste. Le passé des États-Unis est tout aussi inachevé, et le projet socialiste, qui vise selon les termes de Bhaskar Sunkara la "dignité" et la "vie bonne", ne se fera pas sans réparations.

Notes

(1) À ce propos, voir Enzo Traverso, Mélancolies de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), Éditions La Découverte, Paris, 2016.

(2) Les actes du colloque qui s’est tenu à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) en 1983, "Pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux États-Unis ?", sont une référence sur cette question.

(3) La trajectoire de John Spargo est singulière : adepte de l’évolutionnisme marxiste, il a fini par être une figure de proue du néoconservatisme et de l’anticommunisme maccarthyste.

(4) Pour reprendre le thème du sociologue Erik Olin Wright (1947-2019), qui fut un contributeur de Jacobin.

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