Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Par quels moyens la majorité de l ‘aide aux Palestiniens aboutit-elle dans les coffres israéliens ?

Jonathan Cook, countercurrents.org, 8 mars 2016. J. Cook a gagné le prix de journalisme. Martha Gellhorn Il a publié chez Pluto Pres, Israel and the Clash of Civilisations : Iraq, Iran and the Plan to Remake the Middle East. Également : Disappearing Palestine : Israel’s Experiments in Human Despair chez Zed Books. On le trouve sur son site web : www.jonathan-cook.net

Traduction, Alexandra Cyr

On peut qualifier les diplomates de ternes, de dissimulateurs et même d’hypocrites, mais peu ont été comparés à un tueur en série qui, si on le laisse faire, dévore de la chair humaine.

Cet honneur revient à M. Laars Faavorg-Andersen, ambassadeur de l’Union européenne en Israël. La semaine dernière, les colons juifs ont lancé une campagne dans les médias sociaux le comparant à Hannibal Lecter, le terrifiant personnage dans le film Le silence des agneaux. Son image, portant le masque de prisonnier de Lecter, suggérait que l’Europe devrait être muselée de la même manière.

Les colons rejetaient ainsi l’aide que l’Union européenne avait donné octroyée temporairement à une famille bédouine palestinienne en l’hébergeant après que l’armée israélienne ait démoli sa maison dans les territoires occupés, près de Jérusalem. Cette aide d’urgence lui a permis de demeurer sur sa terre convoitée par les colons et le gouvernement israélien.

Les représentants européens, scandalisés par la comparaison avec Hannibal Lecter, ont rappelé au gouvernement israélien que, selon les lois internationales, il avait la responsabilité du bien-être de cette famille, et non pas l’Union européenne.

Il se peut que l’Union européenne perçoive son aide comme contribuant à l’adoucissement de la vie des Palestiniens-nes puisqu’elle défend leurs droits, mais la réalité est toute autre. Il se peut que l’aide serve à des actions sensiblement plus condamnables.

M. Shir Hever, un économiste israélien qui depuis des années suit à la trace les comptes obtus de l’occupation, a publié récemment un rapport choquant. Comme d’autres, il est convaincu que l’aide internationale a permis à Israël d’éviter de payer la lourde facture de ses décennies d’occupation, mais il va encore plus loin.

Il en arrive à une conclusion étonnante qui devrait surprendre les colons israéliens : au moins 78 % de l’aide humanitaire qui doit être remise aux Palestiniens-nes aboutit dans les coffres israéliens et les sommes en causes sont astronomiques. Le peuple palestinien sous occupation est l’un des plus dépendants de l’aide dans le monde : il reçoit plus de deux mille milliards de dollars de la communauté internationale chaque année. Selon M. Hever, les donateurs subventionneraient directement un bon tiers des coûts de l’occupation. Des études antérieures ont démontré comment Israël profite (de l’aide aux Palestiniens-nes) par d’autres moyens.

En 2013, La Banque mondiale évaluait de manière conservatrice qu’ils perdaient au moins 3,4 mille milliards de dollars chaque année, au profit d’Israël. De plus, le refus d’Israël de faire la paix avec eux et, conséquemment avec le reste de la région, sert de justification à l’aide militaire américaine qui se chiffre à 3 mille milliards de dollars par année.

Israël se sert aussi des territoires occupés pour tester des systèmes militaires de surveillance sur la population palestinienne. Il exporte cette expertise militaire et son industrie cybernétique, ce qui lui rapporte des milliards de dollars chaque année ; on comprendra que c’est éminemment profitable. Un sondage publié la semaine dernière dévoile que le petit Israël est en fait un des huit pays les plus puissants au monde.

Mais si ces résultats troublants sont bien visibles, la partie liée à l’aide humanitaire pour le peuple palestinien occupé ne l’est pas. Pourtant, elle doit être au service des victimes et non des vainqueurs.

Mais, comment Israël réussit-il cet écrémage à son profit ?

M. Hever démontre que c’est à travers le rôle de médiateur qu’il s’est attribué que celui-ci peut réussir une telle entreprise. Les donateurs n’ont pas le choix : pour atteindre leur cible, ils doivent passer par Israël, créant par le fait même les conditions pour pratiquer ce qu’ils appellent « le travestissement de l’aide » et « le détournement de l’aide ». Le peuple palestinien devient ainsi un marché captif, n’ayant accès qu’à une gamme restreinte de biens et services qui ne soient pas israéliens.

Qui en profite ? Une organisation israélienne suivant de près les bénéfices qu’Israël tire de l’occupation, a démontré que la vente du lait en Cisjordanie par la compagnie israélienne Tnuva, qui y est en situation de monopole, récolte 60 millions de dollars annuellement.

Le détournement de l’aide repose sur le contrôle qu’Israël exerce sur tous les mouvements des personnes et des biens palestiniens. Les restrictions aux déplacements qu’il impose se traduisent par une récolte de frais de transport, d’entreposage et d’énormes frais pour la « sécurité ».

D’autres études ont identifié des profits additionnels grâce à la « destruction de l’aide ». Quand Israël détruit des projets financés par l’aide étrangère, les Palestiniens-nes sont perdants-tes, mais souvent Israël en profite. Par exemple, on attribue au cimentier israélien Nesher 85 % de la fourniture du béton dans toutes les constructions israéliennes et palestiniennes, y compris à Gaza après les destructions répétées des guerres israéliennes.

D’autres secteurs économiques israéliens, en dehors de la sécurité, tirent aussi profit de l’occupation. Paradoxalement, l’étiquette « peuple le plus dépendant de l’aide dans le monde » qui est accolée au peuple palestinien devrait plutôt l’être à Israël.

Que faire ? L’expert international en droit, Richard Falk, souligne qu’Israël exploite une faiblesse dans les règles de la supervision de l’aide : les donateurs ne sont absolument pas obligés de s’assurer que leur argent arrive effectivement aux bénéficiaires visés. Dans les faits, depuis le processus d’Oslo il y a 20 ans, la communauté internationale, volontairement ou non, a donné à Israël les moyens financiers de stabiliser et renforcer son autorité sur le peuple palestinien et il peut opérer pratiquement sans frais.

Avec des moyens diplomatiques réduits, l’Europe et les États-Unis ont tenté d’alléger la dureté de l’occupation, mais en même temps ils procuraient à Israël tout l’argent nécessaire pour l’encourager à la resserrer.

Il y a un petit peu d’espoir. L’aide occidentale n’a pas à se saboter elle-même. L’étude de M. Hever démontre qu’Israël est aussi de plus en plus dépendant de l’aide aux Palestiniens-nes qu’ils ne le sont eux-mêmes.

La semaine dernière, l’Union européenne a déclaré qu’Israël devrait aider les Bédouins qui se retrouvent sans logis et non Bruxelles. L’Europe devrait entendre sérieusement cet avis pour lui-même et faire payer à Israël ses obligations liées l’occupation.

Cela pourrait se produire bientôt, quoi que l’Occident décide si, comme Israël le prédit, l’Autorité palestinienne et M. Mahmaoud Abbas s’écroulent.

Jonathan Cook

Écrivain et journaliste britannique indépendant, basé à Nazareth. Lauréat du prix spécial Martha Gellhorn pour le journalisme. Auteur de trois livres sur le conflit israélo-palestinien : Blood and Religion : The Unmasking of the Jewish State (2006) ; Israel and the Clash of Civilisations : Iraq, Iran and the Plan to Remake the Middle East (2008) et Disappearing Palestine : Israel’s Experiments in Human Despair (2008).

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