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Platon : Théétète (Texte 28)

Le Théétète est un dialogue qui porte sur la science considérée en elle-même, c’est-à-dire ce qui la caractérise, la constitue et la définit. Il a été rédigé durant la période dite de maturité (385-370). Le Théétète est l’un des derniers dialogues de Platon à mettre en scène Socrate. La méthode utilisée est la maïeutique (c’est-à-dire l’art d’accoucher les esprits). Le dialogue a lieu entre Socrate, Théodore le géomètre et Théétète d’Athènes. Dans ce texte, nous découvrons les limites de la méthode préconisée par Socrate pour atteindre l’essence des choses en autant que la « connaissance » et le « savoir » sont considérés ici. Il s’agit donc d’un dialogue aporétique.

Le Théétète s’ouvre par un prologue dans lequel deux personnages, Euclide et Terpsion, se rencontrent. Ils se mettent à discuter de Théétète et on comprend que ce dernier semble jouir de l’estime de tous. On l’estime « beau » et « bon » (il s’agit là de deux vertus qu’un Grec cherche à obtenir à tout prix). Socrate, avant son procès et sa condamnation à la peine capitale, avouait que Théétète, alors encore adolescent, était « beau » et « bon ». Terpsion et Euclide sont amenés à parler d’une discussion que Théétète a eue jadis avec Socrate. Euclide a consigné par écrit cet échange rapporté par Socrate. Il demande à un de ses esclaves d’en faire la lecture à voix haute, car il désire en faire profiter Terpsion.

Socrate veut, tout d’abord, savoir ce que Théodore apprend à Théétète. Puis il soumet quatre thèses à Théétète : « Les sages sont sages par la sagesse » ; « Apprendre, c’est devenir plus compétent sur ce que l’on apprend » ; « Mais nous sommes compétents en ce en quoi nous sommes aussi savants » ; « Par conséquent, science et compétence sont la même chose. » En affirmant ces quatre thèses, Socrate écarte l’idée qu’un savoir sans savoir-faire est suffisant. Mais, au-delà de ces affirmations, il est embarrassé par la manière dont on doit définir la science. Cette problématique heurte Théodore, puisque Socrate remet en question le type d’éducation qu’il donne à Théétète – une éducation sophistique, qui enseigne la science sans la définir de manière plus précise. Théodore refuse de discuter car il estime être trop vieux. Socrate, suite à ce refus de discuter exprimé par Théodore, explique qu’il est guidé par l’amour du dialogue, le dialogue étant un moyen de construire une amitié et non pas le lieu d’une joute dont le but seul serait de vaincre l’adversaire.

Socrate demande à Théétète ce que peut bien être la science. Théétète effectue un inventaire des sciences. Socrate réplique qu’il lui a demandé une définition de la science et qu’il a reçu une dizaine d’exemples. Nos interlocuteurs ne connaissent toujours pas la réponse à la question réellement posée : « qu’est-ce que la science ? », « la science considérée en soi » (p. 141). Théétète se retrouve donc dans la situation où il doit trouver une définition qui rassemble toutes les sciences qu’il a mentionnées.

Science = sensation

Il propose la définition suivante : « La science c’est la sensation. » Socrate réfute cette thèse en démontrant que la perception ne permet pas d’accéder à la vérité. Il faut donc, par conséquent, distinguer science et sensation.

Science = opinion vraie (ou raisonnement logique)

Théétète propose une nouvelle définition : « La science, c’est l’opinion vraie. » Socrate n’adhère pas à cette définition en indiquant qu’il est possible d’avoir une opinion vraie sans détenir ou posséder de savoir. Il donne pour exemple celle d’un juge qui prononcerait un jugement fondé alors même qu’il ne sait rien, en réalité, de ce qui s’est passé, n’en ayant pas été témoin.

Science = opinion accompagnée d’une définition

Théétète propose alors une ultime définition, qui inclut la précédente en la complétant : « La science, c’est l’opinion accompagnée d’une définition. » Socrate semble approuver mais il aimerait bien connaître la définition d’une définition, selon Théétète. De quoi s’agit-il au juste ? « Formuler sa pensée » ou « connaître le chemin qui conduit, élément par élément, jusqu’au tout » ou encore « identifier ce qui différencie les objets » ?

Socrate ne formule pas de définition de « définition » positive de la science. Ce dialogue se termine donc par une reconnaissance de l’impossibilité d’arriver à une définition satisfaisante de la science, car son objet propre (ou sa saisie) échappe au sensualisme et à la dialectique.

Allons plus loin avant de terminer. Il ne peut y avoir de science sans une conscience. Un savoir accepté l’est à condition d’avoir été partagé sur ce qu’il représente. Pour extrapoler une piste pouvant mener vers une définition — si possible —, le savoir acquis à partir d’une science fait de cette dernière un espace commun ; autrement dit, les consciences individuelles confrontées les unes aux autres sont appelées à s’agglomérer, c’est-à-dire à construire une conscience collective de laquelle s’ensuit une quête de l’existence par l’entremise de théories et de pratiques susceptibles de porter finalement le nom de « science » (la connaissance par la conscience d’être soi, d’être parmi d’autres et d’évoluer dans un monde saisissable et intelligible). Compte tenu de ce pacte des consciences, grâce auquel l’existence des esprits et des corps peut s’organiser de manière cohérente, la crainte de l’inconnu passe des impénétrables lois de la nature au dépassement de l’humain désormais capable d’agrandir la sphère de ses connaissances pour voir poindre à l’horizon un avenir dans lequel il pourra dominer. Ainsi, la science ne peut être réduite à la sensation et au raisonnement, car sans la conscience ni l’un ni l’autre n’apparaît ; la science repose certes sur l’opinion qui cependant devient vraie si elle est démontrable, falsifiable et surtout si largement partagée, sans quoi même si elle est vraie se confronterait au doute ; et la science exigeant une opinion définie revient tout simplement à utiliser le langage pour se faire comprendre, négligeant encore ici ce qui appartient à la complexité de la conscience. Platon a donc voulu épuiser rapidement ses forces de définition de la science, et cela est honnêtement justifié : il n’y a pas une science, mais des sciences ; il n’y a pas des sciences immuables, mais des sciences dynamiques, puisque attachées à autant de consciences qu’il y a de savoirs à partager et à découvrir. En définitive, le savoir est relatif — non absolu — et fluctue sous l’effet d’un jeu d’influence de quelques consciences sur d’autres, soit par le talent et la rigueur du raisonnement difficilement critiquable, soit par la manipulation et les machinations destinées à s’accaparer le pouvoir du savoir.

Les limites de la maïeutique

Constatons que la maïeutique ne peut pas tout. Le Théétète illustre à merveille qu’elle ne parvient pas à l’accouchement d’une définition essentielle de la science ou de la connaissance. Savoir que l’on ne sait pas est et restera encore longtemps un premier pas vers la connaissance. Connaissance qui peut toujours, jusqu’à preuve du contraire, être réfutée. Aujourd’hui, à l’instar de Popper, nous disons également falsifier.

Au fond, est-ce si surprenant de constater ces limites de la maïeutique ? Pas du tout, car il s’agit d’une technique qui met en lumière les limites mêmes de chaque individu ; en bref, la maïeutique gagne ou perd en qualité en fonction de l’individu sur lequel elle est pratiquée. En d’autres termes, elle ne peut être pratiquée sans une conscience humaine qui est loin d’être parfaite, mais qui recherche sa perfectibilité dans la compréhension de son existence, d’où l’importance qu’elle soit questionnée afin de découvrir des vérités qui n’auraient peut-être jamais été connues autrement. Et c’est là aussi la beauté de la connaissance : on croit savoir, alors que cette croyance est toujours soumise au changement dans l’espace-temps. Ainsi, les limites de la maïeutique constituent les limites de l’être humain et donc de sa science (ignorer des questions ou ne pas se les poser, parce que notre conscience ne nous a pas permis d’y songer jusque-là, représente assurément une frontière que la science doit repousser).

La fin des dialogues mettant en scène Socrate

Le dialogue se termine par cette indication de Socrate qui annonce le procès qu’il aura à subir dans la foulée de l’accusation de Mélétos. Est-ce dire que Platon — caché dans le Socrate de sa philosophie — anticipait déjà un désenchantement : la science s’élèvera un jour et repoussera les divinités ? Disons d’abord que tout changement de cette nature expose un lot de persécutés. Platon ne se cache pas, mais dévoile l’histoire de son mentor possible ici d’être identifié comme prédécesseur de Galilée, non pas en raison d’une découverte astronomique, mais d’une sagesse soi-disant dérangeante parce qu’elle mettait en doute certaines vérités. Mélétos accusait Socrate de ne pas reconnaître les dieux, d’introduire de nouvelles divinités et de corrompre la jeunesse. Mais en réalité on l’accusait de quoi ? D’avoir osé questionner les fondements de l’existence, de repousser les frontières de la connaissance humaine, de remettre en question les fondements de la Cité, de pratiquer une nouvelle science… En effet, Socrate pratiquait la science de la sagesse, la science du questionnement et de la réflexion. Selon lui, des réponses pouvaient être obtenues sans nécessairement quémander aux dieux. Il suffirait d’entrer en nous-même et d’observer autour de nous, afin de générer des idées valables sur l’existence et son fonctionnement.

Conclusion

Preuve que les textes de Platon ne sont pas si éloignés de nous, aujourd’hui nous définissons la science comme correspondant à la connaissance vraie, exacte et approfondie. Devant une telle définition Socrate serait en droit de nous demander : « Mais, qu’est-ce que la connaissance vraie, exacte et approfondie ? » De cette première question en sont générées nécessairement d’autres, puisque l’« amour de la sagesse » exige le dépassement de l’évidence. Ne s’agit-il pas là d’une autre manière de désigner la science ?

Guylain Bernier
Yvan Perrier
19 mai 2021
11h15
yvan_perrier@hotmail.com

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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