Édition du 14 mai 2024

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Afrique

Platon, le Nobel et les Tunisiens

Journaliste et militante des droits de l’homme, Sihem Bensedrine a été nommée le 17 juin 2014 à la tête de l’Instance vérité et dignité (http://www.ivd.tn/?lang=fr), chargée de déterminer les responsabilités en matière de violations des droits de l’homme en Tunisie, entre 1955 et 2013. Instance mise à mal par la crise politique actuelle. « Il n’est pas bon d’insulter l’intelligence des citoyens et ceux qui s’essayent à cet exercice ne parviennent, en fait, à ne tromper qu’eux-mêmes. Notre peuple mérite un débat d’un autre niveau et une autre image qui relève son estime de soi ».

Le 10 décembre, jour anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Quartet recevra officiellement le prix Nobel à Stockholm pour « sa contribution décisive à la construction d’une démocratie pluraliste en Tunisie dans le sillage de la Révolution du Jasmin de 2011 ». Nous avons tous été très fiers de ce prix Nobel décerné au Quartet dont l’aura rejaillit sur l’ensemble des Tunisiens.

Ce prix arrive à point nommé, au moment où les Tunisiens commençaient à perdre confiance en leurs élites et en eux-mêmes, à déprécier leur estime de soi collective, à perdre foi en leur capacité à établir l’Etat de droit dont ils ont rêvé.

Qui d’entre nous n’a pas un jour entendu autour de lui quelqu’un reprendre cette litanie du désespoir : « Il n’y a rien à attendre de telle institution, de tel parti, de tel groupe, des Tunisiens en général ! »

Et ce prix Nobel est arrivé pour nous dire que les « autres » nous estiment et reconnaissent le travail que nous avons accompli jusqu’ici après la révolution. Cette voie spécifiquement tunisienne de la recherche du juste milieu, du rejet des extrêmes et du choix du dialogue pour résoudre les conflits a été récompensée par la distinction internationale la plus prestigieuse.

De l’état de grâce au désenchantement

Il y a eu d’autres moments où nous étions fiers de nous. Rappelons-nous les deux premiers mois de la révolution, où les Tunisiens ont témoigné de ce qu’il y a de plus beau en eux : une générosité débordante, une bienveillance à l’égard des autres (rappelons-nous l’accueil de centaines de milliers de réfugiés à Choucha), un sens aigu des responsabilités (souvenons-nous des comités de quartiers spontanés qui ont assuré l’ordre et la sécurité au moment où la police était défaillante).

Cet état de grâce avait été immortalisé par Ezzedine Guanoun et Leila Toubal dans Monstranum’S où l’héroïne s’écrie « qadech konna mahlana ! » (comme nous étions beaux) avant de constater le désenchantement provoqué par les enjeux de pouvoir. Oui nous étions merveilleux et fiers d’être Tunisiens. Des policiers et des responsables de l’ancien régime demandaient pardon pour les abus commis et les gens étaient prêts à pardonner.

La façade cosmétique de la Tunisie du « miracle économique » tombait et les Tunisiens découvraient ce qu’ils ne voyaient pas ou refusaient de voir : l’extrême pauvreté, l’état de délabrement de notre économie et de notre administration... Mais ils découvraient en même temps la puissance créatrice d’un peuple capable de déplacer des montagnes lorsqu’il se dresse et se défait de cette peur qui l’a maintenu durant des décennies dans la servitude.

Il y a des moments dans la vie des peuples où une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour accomplir des changements profonds dans des situations de rupture ; elle n’est jamais très large. Ce fut pour les Tunisiens, ces fameux deux premiers mois d’état de grâce en 2011où ils avaient donné le meilleur d’eux-mêmes. Passé cette fenêtre d’opportunité, les choses se compliquent et les démons du passé ont tout loisir de reprendre leur pouvoir de nuisance.

Nous avions depuis connu des moments de tensions telles, que la paix sociale était réellement menacée, et nous avions tous tremblé pour l’unité de notre peuple. Tout le mérite des Tunisiens est d’avoir continué à avancer en privilégiant le dialogue et en recherchant ce consensus tant loué. Nous avons réussi, à la fin de l’état de grâce et en dépit des aléas, à garder le cap, et le train de la transition a été miraculeusement maintenu sur ses rails.

Mais la déstabilisation créée par le changement continuait de miner une société désemparée et la naissance d’une nouvelle élite politique pouvait-elle émerger sans que le processus ne s’accompagne de certaines dérives ?

La pyramide renversée

Dans La République, Platon compare la société à un corps humain réparti en trois sections aux fonctions spécifiques : la tête (Noos, lieu de la rationalité et de la sagesse), le coeur (Thumos, siège du courage, de la bravoure et de la colère) et le ventre (Epithumia, territoire des viscères, des désirs et des instincts). Et lorsque la société passe par des désordres, il arrive que la tête ne gouverne plus, et cède le pas aux instincts primaires. Pour que la cité soit sainement structurée, Platon convoque quatre vertus cardinales qui sont : la sagesse, le courage, la tempérance (ou maîtrise de soi) et la justice.

Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, la société tunisienne ne semble pas réunir les vertus cardinales d’une société saine, telles que définies par Platon. Par moments, nous avons le sentiment que ce sont les instincts primaires, l’Epithumia, qui mènent la cité avec les conséquences que sont l’individualisme primaire, l’appât du gain, la course vers l’argent, même d’origine criminelle. Tout se passe alors comme si la réussite sociale ne pouvait se mesurer qu’à l’aune de la capacité à empiler les liasses de billets de banque. Cette distorsion a été un terreau propice à l’éclosion et au développement de maladies sociales difficilement guérissables telles que l’incivisme ou l’individualisme primaire. Mais gardons à l’esprit que ces désordres sont propres aux périodes de transition et ne sont pas appelés à perdurer.

Le clash des egos

Ces manifestations maladives d’une société en reconstruction avaient leur pendant du côté des élites qui se sont livrées à une guerre des égos. S’il est légitime que ces egos longtemps bridés par le carcan de la dictature s’expriment, on peut s’interroger si les excès étaient un mal nécessaire ?

La fragmentation du moi collectif avait pour corollaire l’hypertrophie du moi individuel

La manipulation médiatique de certains organes aux agendas obscurs a achevé de planter le décor d’une société « divisée, sans identité et que rien n’unit ». Le peuple tunisien était présenté comme un agrégat d’individus aux intérêts contradictoires et non convergents.

Accentuant le trait jusqu’à la caricature, certaines officines ont livré en spectacle, sans états d’âmes, d’une élite se prêtant à des combats de coqs dans une arène surchauffée que seule la vue du sang calmait. Une culture du spectacle (el forja) et du cirque (appelée avec euphémisme le Buzz) supplantait les vrais débats de société dont la Tunisie avait besoin. On s’écartait ainsi des vrais enjeux de la transition qui pouvaient favoriser une appropriation de la démarche démocratique. Surfant sur un discours de la haine méthodiquement construit, certains médias ont achevé de dresser un miroir déformant où les Tunisiens avaient du mal à se reconnaître. La première conséquence fut la désaffection de l’espace public. Se détachant de ses élites et de ses icônes, le peuple s’enfonçait dans un sentiment de déréliction qui creusait le délitement de la société légué par des décennies de dictature. Et la responsabilité n’est jamais unique. Mais comme toujours, échappant aux excès, le mouvement de balancier finit par pointer son aiguille vers un juste milieu.

Certes la régulation du paysage que tente d’imposer la HAICA (instance de régulation de l’audiovisuel) commence à produire ses effets et l’opinion publique se distancie de plus en plus des excès d’une télé réalité qui ne fait, somme toute, que refléter les nouveaux goûts du jour. Délivré d’une tutelle qui le réduisait au rang d’incapable, le peuple faisait l’apprentissage de la responsabilité à même de lui conférer un statut de citoyen à part entière.

Au nom de la République, à bas les lois de la République !

Cette culture du spectacle produisait un nivellement par le bas où les résistants à la dictature de la première heure étaient alignés sur les mêmes plateaux que les responsables de la dictature. « Tous pourris » insinuaient-on, et à pourriture égale, autant choisir les « plus professionnels », ceux qui étaient les « militants de l’Etat », de l’Etat ante, bien évidemment.

Parler de redevabilité est devenu un signe de « revanche et de vengeance » et s’il faut demander des comptes, commençons par en demander à ceux qui ont mal conduit la période post révolutionnaire. Quant à ceux qui ont été responsables de corruption et de violations de droits humains durant la période dictatoriale, ils n’étaient finalement que de bons et loyaux serviteurs de l’Etat, qui au pire, ne faisaient qu’exécuter la mort dans l’âme des « instructions » qui venaient d’en haut !

Certes l’administration publique est en cours de métamorphose et elle est appelée à se conformer aux normes d’un Etat de droit dont les contours ont été dessinés par la Constitution. La sortie de l’absolutisme dont elle était à la fois l’instrument et la victime n’est pas aisée. Ce processus de métamorphose est un moment de fragilisation où elle est assaillie de mille menaces dont elle n’est pas nécessairement protégée.

Profitant de l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat et dans ce contexte de fragilisation, s’est faufilée une mafia qui tente de s’insérer dans tous les pores d’une administration livrée à elle-même. Elle déploiera toute sa force de persuasion sonnante et trébuchante pour renverser la dynamique réformatrice et accommoder les nouvelles institutions de la république à la sauce « restauration de l’ancien régime ».

La sécurité aura bon dos pour couvrir d’un manteau de légitimité tous les revers. Le débat sur les questions sécuritaires devient coupable et tout questionnement, une félonie mettant en danger la nation ! Les « droits de l’hommistes » sont épinglés comme étant les alliés du terrorisme et ceux qui ont « facilité » son expansion ! On tente de remettre à l’honneur les fondamentaux de la dictature : délations, tortures... sont banalisées. Au nom de la sécurité de la République, à bas les lois de la République ! Allez donc dans cette atmosphère demander à un citoyen ordinaire de se reconnaître en quelque chose ou en quelqu’un qui se réfère au moi collectif !

Après le tourbillon, l’eau claire coulera à nouveau

J’observais pour ma part ce mouvement de déconstruction/reconstruction en dehors des implications partisanes, attendant que l’eau boueuse charriée par la tempête révolutionnaire se décante et que l’eau claire de la Tunisie reprenne ses droits coulant sur un fleuve qui n’aura gardé, finalement, que ses pierres. L’occasion d’intervenir positivement en vue d’aider à ce que cette décantation se fasse ne tardait pas à se présenter à moi avec la justice transitionnelle (1) dont on ne peut faire l’économie si l’on veut réussir cette transition.

Il n’est pas bon d’insulter l’intelligence des citoyens et ceux qui s’essayent à cet exercice ne parviennent, en fait, à ne tromper qu’eux-mêmes. Notre peuple mérite un débat d’un autre niveau et une autre image qui relève son estime de soi ; comme celle que vient de lui renvoyer le monde entier par ce prix Nobel. Mais le Nobel n’est pas un terminus, il est au contraire un message pour que le travail accompli doit absolument être poursuivi. C’est également une lourde responsabilité que nous portons devant la communauté internationale qui attend beaucoup de nous.

Il nous suffit de remettre la tête aux commandes, de refréner les appétits cupides, à l’origine des désordres que nous vivons en ce moment et de reconstruire un moi collectif digne de la grandeur historique de la Tunisie. Le peuple Tunisien « le vaut bien ». 

(1) L’IVD a été investie le 9 juin 2014 et a démarré ses activités en décembre 2014

Sihem Bensedrine

Journaliste et militante des droits de l’homme en Tunisie.

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