Édition du 14 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Pour un Québec anticapitaliste et indépendant – Québec solidaire à l’épreuve de la grève étudiante

La grève étudiante, dans la foulée du mouvement Occupy/Occupons et de la grève étudiante chilienne, et à son image, se transforme en début de soulèvement social. Ce faisant, elle met à l’épreuve le mouvement social organisé, particulièrement les syndicats et les partis politiques.

Les Libéraux et la CAQ ont favorisé la ligne dure et la manière dure. Québec solidaire, dés le départ, a non seulement appuyé la grève mais ramené à l’avant-scène son choix de la gratuité scolaire. Option nationale l’a suivi sur ce terrain. Le PQ, se contentant d’abord de la seule critique des Libéraux, a fini par arborer le carré rouge puis appuyer la revendication du gel des frais de scolarité… plus l’indexation. Tous en appellent à la « paix sociale », quelque soit la méthode dure ou molle, craignant comme la peste, ouvertement ou discrètement, l’émergence d’un pouvoir de la rue.
Si on s’assigne comme but stratégique un Québec (et un Canada) anticapitaliste, c’est-à-dire écosocialiste [1] et si on identifie la lutte pour l’indépendance du Québec comme le maillon faible de la bourgeoisie canadienne [2] l’atteinte de ce but stratégique passe par la lutte pour l’indépendance… y compris pour le Canada.

Jusqu’à quel point la grève étudiante rapproche-t-elle le peuple québécois du but ? Toute émergence d’un embryonnaire pouvoir populaire nous en approche, encore doit-il être souhaité et favorisé par un parti de gauche. Toute lutte sociale de grande envergure y contribue, encore doit-elle être prise à bras le corps par le mouvement social organisé, surtout syndical. Toute revendication doit être placée dans la perspective de l’indépendance. À tous ces niveaux, le bât blesse.

Voilà un défi lancé aux collectifs anticapitalistes de Québec solidaire, jusqu’ici aux abonnés absents.

Le PQ, un parti (petit)-bourgeois mal ajusté à l’intransigeance ultra-libérale

Le budget Libéral de mars 2012 confirme les deux précédents budgets ultra-libéraux basés sur la réduction drastique des dépenses sociales et sur l’augmentation des régressifs taxes et tarifs afin d’atteindre à la va-vite l’équilibre budgétaire. En prime, gouvernement et entreprises financières étatiques (Investissement Québec, Caisse de dépôt) continuent d’augmenter substantiellement leurs investissements, en partie ou totalement hors budget, tant dans l’anti-écologique système autoroutier — et rien de nouveau pour le transport public — sans compter les constructions en PPP, que dans les infrastructures du Plan Nord y compris sous forme de placements minoritaires dans les projets privés les plus risqués. À ce salmigondis s’ajoute le cadeau au capital financier d’un nouveau type quasi obligatoire de fonds de pension (presque) entièrement financé par les salaires.

Pendant que le patronat se réjouit de ce budget Libéral, la Coalition pour l’avenir du Québec (CAQ) l’aurait voulu encore plus axé sur la réduction de la dette aux dépens des dépenses sociales… alors que son augmentation, relativement importante, n’a presque plus rien à voir avec les soi-disant dépenses d’épicierie mais tout à voir avec le soutien de l’entreprise privée, du complexe corrompue ABC (asphalte-bois-béton) aux transnationales du Plan Nord. On comprend que la bourgeoisie, au Québec, mette au feu deux partis, le Parti Libéral du Québec (PLQ) au pouvoir et la toute nouvelle CAQ ayant absorbée la très droitière mais moribonde ADQ et quelques dissidents péquistes dont son chef fondateur et ancien homme d’affaires à succès. La bourgeoisie souhaite que le PLQ et la CAQ deviennent les partis de l’alternance, reléguant le Parti québécois (PQ) au statut de tiers parti, au pire que le PQ ne prenne pas le pouvoir même s’il reste l’opposition officielle.

Le traumatisme du référendum de 1995 a laissé des traces profondes sans compter que le populisme nationaliste du PQ, malgré ses bons états de service envers la bourgeoisie, n’est pas plus compatible avec les exigences des régressions néolibérales que ne l’est, pour les bourgeoisies européennes, le « socialisme » de Hollande (et encore moins l’antilibéralisme du Front de gauche de Mélenchon). Sa confuse critique du budget Libéral penche plus finalement du côté de « la perte de contrôle des dépenses » et de la dette tout en refusant de s’engager sur les redevances minières et, jusqu’à ce que l’intensité de la grève étudiante l’oblige à opter pour le gel indexé… en attendant des États généraux de l’éducation, sur les frais de scolarité autrement qu’en rejetant les décisions du PLQ.

Son éventuelle victoire ne serait finalement pour la bourgeoisie qu’une nuisance, pas une catastrophe, finalement moins traumatisante que celle de 1976 où il prit le pouvoir pour la première fois dans la foulée de l’épuisement de la grande mobilisation sociale de la période 1966-1976 qu’on pourrait qualifier de « révolution tranquille » prolétarienne. Le petit-bourgeois PQ, auquel, brouillant les pistes, se sont soudées les bureaucraties syndicales dans de lugubres sommets à la fin des années 90 bénissant de sombres coupures, a plus que démontré sa dure politique néolibérale de 1994 à 2003. Dans l’opposition, ensuite, a prédominé un clair discours tout aussi néolibéral jusqu’à sa crise interne du printemps 2011.

Il a appris à ses dépens qu’il ne conserve une base populaire que grâce à son apparent souverainisme progressiste. Mais même le rajustement en catastrophe de décembre 2011 (référendum d’initiative populaire, comité pour la souveraineté) n’a pas convaincu pour le moment les dissidents démissionnaires purzédurs les plus conséquents (Aussant, Lapointe) qui n’acceptent pas la manœuvre de la chef péquiste qui, après tout, maintient au programme la réalisation de « la souveraineté du Québec à la suite d’une consultation de la population par référendum tenu au moment jugé approprié par le gouvernement » et non plus à l’intérieur du premier mandat.

L’objectif du PQ est passé de la souveraineté-association du référendum de 1980 à la souveraineté-partenariat de celui de 1995, tous deux une réforme du fédéralisme canadien, drastique il est vrai donc inacceptable par l’autre partie, malgré une possible dynamique indépendantiste qu’avait révélé l’aspect lutte de classe du référendum de 1995. Depuis, en attendant le référendum des Calendes grecques, le parti s’est replié vers la gouvernance souverainiste dans la Confédération canadiennepour soi-disant créer les « conditions gagnantes » de l’indépendance.

Québec solidaire, un parti écartelé entre sociaux-libéraux et antilibéraux

Ce réalignement électoraliste, social et national, du PQ vers le centre gauche, les deux pieds sur les freins, n’est pas sans influencer une partie des membres/électorat de Québec solidaire. Heureusement, tant la fin (momentanée) de la crise du PQ et surtout la profondeur de la grève étudiante que l’approche des élections où l’ennemi réellement existant de Québec solidaire dans les comtés prenables est le PQ ont pour l’instant mis fin au débat sur les alliances. Reste que la prise de position publique du député de Québec solidaire en faveur « de faire un pacte avec son parti [le PQ] pour “défaire la droite” » en octobre 2011 à l’encontre de la décision du congrès de mars de la même année avait créé de forts remous dans le parti. La fondation d’Option nationale du dissident ex-député péquiste Aussant, parti indépendantiste au vernis de gauche prêt à revenir au bercail péquiste au moindre signal souverainiste convainquant de la chef, ajoute à la confusion même si ce parti ne décolle pas dans les sondages pour l’instant.

Ce vacillement a tout à voir avec la composition sociale et politique de Québec solidaire. Québec solidaire comprend des sociaux-libéraux tièdes à la question nationale, des souverainistes soucieux de justice sociale et une poignée d’anticapitalistes conscients de la nécessité d’affronter le capital dans la rue. Il comprend surtout des antilibéraux électoralistes — ceux et celles qui veulent un « autre monde » non capitaliste mais qui, soi-disant pragmatiquement, ne veulent immédiatement qu’en combattre les/certaines conséquences en termes de justice sociale, d’écologie et de déficit démocratique — pour qui l’indépendance n’est au mieux qu’instrumentale, qu’un moyen pour une fin sociale, et non un but stratégique de libération nationale pour exister comme nation à la face du monde.

La direction nationale a maintes fois prouvé son social-libéralisme, en particulier la programmatiquement déterminante proposition fiscale couragepolitique.org réitérée à maintes reprises y compris dans sa critique du budget Libéral et dans son journal distribué lors des manifestations étudiantes. Québec solidaire promet d’annuler les nouveaux tarifs mais non la hausse de la taxe de vente, de loin la plus importante source régressive de revenu. Il compenserait par cinq milliards $ de nouveaux impôts au détriment du capital alors qu’il faudrait onze milliards $, selon l’analyse du dernier budget Libéral par le Conference Board, pour combler le déficit dû à la crise de 2008 soit à la fois maintenir la croissance, modeste, des dépenses sociales à ce qu’elles étaient avant la crise et annuler complètement taxes et tarifs régressifs.

Pour s’en tirer, en plus de ne contester ni la hausse de la taxe de vente ni, sinon mollement, la baisse du taux de croissance des dépenses à 2%, la direction du parti décroche du retour rapide de l’équilibre budgétaire, qui de toute façon masque un réel déficit dû aux dépenses d’immobilisation et aux placements dans les sociétés d’Etat. Comme l’absence d’une banque centrale, ce pour quoi il faudrait l’indépendance, rend impossible le recours à la planche à billets si allégrement utilisée par les banques centrales des États-unis et de l’Union européenne, le recours au déficit maintient la dépendance de l’État envers le capital financier par l’intermédiaire de la dette publique. Que reste-il pour de nouvelles dépenses écologiques et sociales d’autant plus que la création d’emploi au Québec est en panne sèche depuis l’automne 2011 ?

En lien avec le pusillanime de couragepolitique.org commence à se manifester une inquiétude face au cadre financier à venir pour la prochaine campagne électorale. Plusieurs participants au dernier congrès d’avril auraient souhaité un encadrement plus serré de la plate-forme électorale directement par le congrès (cadre financier, priorités). Le congrès était très mécontent de la grande pauvreté des propositions fiscales tout comme de l’absence de cadre financier dont plusieurs craignent qu’il soit, comme lors des élections de 2008, un moyen de couper les ailes de la plate-forme. Du mieux qu’il pouvait, le congrès a renforcé les propositions fiscales. L’inquiétude était telle que le responsable du comité électoral s’est crû obligé de rassurer le congrès sur le cadre financier en affirmant qu’il prendra en compte non seulement les priorités, que la direction établira après le congrès, mais l’ensemble de la plate-forme.

On se demande, si ce n’était de son intransigeance néolibérale, pourquoi la bourgeoisie aurait peur de Québec solidaire. Cette intransigeance qui lui fait même craindre le PQ s’explique du fait que le Québec, en termes tant d’endettement public, de niveau de programmes sociaux et de rapports de forces entre classes, est à l’ALÉNA ce que la France est à la zone euro. C’était la raison d’être du discours de la ré-ingénierie du PLQ au début du XXIiè siècle, depuis lors ravalé pour un discours « plan Nord » plus électoraliste habillant, fort mal, une politique réellement existante de démantèlement des acquis de la Révolution tranquille. C’est aujourd’hui la raison d’être de la mise sur pied de la CAQ, ce parti purement affairiste qui servira au minimum à faire pression sur le PLQ.

Plus structurellement, la bourgeoisie craint la base militante antilibérale de Québec solidaire issue du mouvement altermondialiste, dont une forte composante féministe et populaire, et de la gauche anticapitaliste dont les collectifs reconnus statutairement font tellement peur à la commentatrice de La Presse de Power Corporation (et du Globe and Mail), Lysiane Gagnon. Pourtant, ces collectifs, quand ils n’ont pas fait la paix avec la direction du parti quitte même à la servir comme conseillers ou organisateurs sans esprit critique, ne menacent en rien la direction quand ils ne la renforcent pas. Cette origine mouvementiste contraste avec celle du PQ issu de l’aile nationaliste du PLQ de la fin des années 1960 dont le cœur était cette petite-bourgeoise, inspirée par les mouvements de libération nationale d’alors, qui voyait l’occasion d’instrumentaliser une impressionnante mobilisation populaire en manque de direction politique à cause d’une immaturité sectaire de son noyau politique.

L’Assemblée constituante : une stratégie en continuité avec celle du PQ

Cette opposition de la base de Québec solidaire est vacillante et prudente. Mais il faut la mettre en contexte. Sauf pour une poignée d’anticapitalistes, et encore, les membres misent sur une prise de pouvoir avant tout par les élections, la rue ne jouant au mieux qu’un rôle d’appoint. En témoigne la stratégie souverainiste, électoraliste et étapiste, de la triptyque ‘élections / assemblée constituante / référendum’. L’habilité tacticienne des anticapitalistes qui en ont été les porteurs, Gauche socialiste et ses alliés, est d’avoir su miser sur l’absence de stratégie péquiste, absence maintenant moins claire avec le référendum d’initiative populaire, pour occuper, d’une manière plus radicale, le terrain proprement péquiste, électoraliste et étapiste, de la stratégie souverainiste.

Pas plus que ne le faisait la stratégie référendaire du PQ, celle de l’Assemblée constituante de Québec solidaire, paritaire et élue à la proportionnelle suivie d’un référendum, ne résout en rien le problème de la bonne gouvernance remplie de ces « trous noirs » (Jean Charest) et « turbulences » (Pauline Marois) tels l’occupation militaire d’octobre 1970 et encore durant l’été 1990 lors de la crise d’Oka. Et autant la stratégie du PQ, celle de Québec solidaire réduit la question de l’indépendance à une affaire constitutionnelle (et par ricochet linguistique à cause du lourd interventionnisme de la Cour suprême contre la loi 101). L’indépendance en devient complètement décrochée des enjeux socio-économiques et écologiques sauf par le détour abstrait et non mobilisateur des chartes de droits sociaux et environnementaux à inclure dans une constitution.

Une stratégie anticapitaliste pose d’emblée le problème sur le terrain des mobilisations sociales. Ainsi a-t-il été historiquement posé lors de l’étape prolétarienne de la dite révolution tranquille (1966-1976) laquelle s’est échouée sur le terrain institutionnel au référendum de 1980. Dans une moindre mesure en a-t-il été de la mobilisation anti Cour suprême contre la loi 101 et anti Meech, plus strictement politique que socio-économique, laquelle a abouti sur le terrain institutionnel au référendum de 1995. Que le backlash subséquent culminant dans la loi de la clarté en 2000 n’ait pas produit une nouvelle mobilisation démontre l’épuisement de la stratégie souverainiste électoraliste et étapiste.

On pourrait rétorquer que la tactique référendaire de cette stratégie est épuisée mais non pas la tactique plus radicale de l’Assemblée constituante. Ce serait ne pas comprendre le confinement institutionnel, donc électoraliste, de cette stratégie antilibérale. Ce cloisonnement opère dans les pays du vieil impérialisme les plus mobilisés, comme la France. Le fait que la revendication de l’Assemblée constituante paritaire suivi d’un référendum pour la « sixième république » ait été l’épine dorsale du très populaire discours de La Bastille du candidat à la présidence du Front de gauche démontre la capacité de cette stratégie de récupérer la rue dans les urnes quand la rue est en panne.

Ce cloisonnement opère aussi dans les pays sous domination impérialiste où il y a eu, au XXIiè siècle, des soulèvements démocratiques et sociaux dont les expériences bolivienne et tunisienne se sont révélées les exemples les plus probants. Les moteurs de ces révolutions démocratico-sociales qui ont renversé les gouvernements en place ont été, dans le premier cas, le contrôle des ressources naturelles, au mieux un demi succès ; dans le deuxième cas, la création d’emplois surtout pour les jeunes, jusqu’ici un échec.

La revendication secondaire de l’Assemblée constituante, laquelle a abouti ou est train de le faire dans les deux cas, s’explique par la clôture idéologique de la voie des conseils (soviet) due à l’effondrement du socialisme du XXiè siècle, voie que les mouvements du printemps arabe, des Indigné-e-s et Occupy/Occupons a commencé à reconstruire sous des formes nouvelles loins d’être au point. En attendant de nouvelles expériences historiques, le retour forcé, faute de mieux, à la voie du démocratisme radical du XIXiè siècle n’aura servi que la bourgeoisie, même s’il a mis en échec ses fractions les plus réactionnaires, en arrêtant (momentanément) la dynamique révolutionnaire bien avant tout bouleversement des rapports sociaux.

La revendication de l’Assemblée constituante n’est pas celle qui soulève le peuple mais elle est celle qui sert à clore la mobilisation ou à l’empêcher. Par contre, dans un contexte de guerre civile dont le ressort est avant tout ethnique, tribale ou religieux (Libye, Somalie, Afghanistan et peut-être dorénavant la Syrie) elle serait plus pertinente non pas pour modifier les rapports sociaux mais pour transformer une guerre civile cul-de-sac en lutte politique tout en rendant plus difficile l’interventionnisme impérialiste. Quoique même pour ce cas de figure, il faudrait un tel rapport de force qu’on voit mal comment il ne pourrait pas être à la fois démocratique et social.

Quant au Québec, cette revendication sert à garder la lutte pour l’indépendance sur le terrain constitutionnel et linguistique, soit celui du PQ, ce qui crée le cadre d’une alliance entre Québec solidaire et le PQ même si la radicalisme d’une Constituante paritaire élue à la proportionnelle demeure difficilement digestible par le PQ, surtout après la quasi perte de contrôle du référendum de 1995.

Pour une stratégie anticapitaliste à la fois québécoise et canadienne

L’enjeu du débat stratégique au Québec en devient, pour la gauche politique, de reformuler la stratégie de mobilisation sociale la plus propice à renverser le capital. Cela impose, pour le Québec, de revisiter l’état des rapports sociaux et le niveau de conscience populaire. Cette réévaluation doit se faire dans le cadre de la transformation rentière de l’État canadien, qui va bien au-delà du gouvernement Conservateur, et de son corollaire de conservatisme social réactionnaire. Elle doit se faire dans le cadre de la nouvelle offensive libre-échangiste visant la tiers-mondisation des rapports sociaux dans les pays du vieil impérialisme en commençant par là où les bourgeoisies sont les plus faibles dans le cadre de la compétition inter-impérialiste (Grèce, Portugal), là où les prolétariats le sont dans le cadre national (ÉU, Grande-Bretagne) ou les deux à la fois (Irlande).

Les crises économique et écologique rendent les questions économiques (chômage, pauvreté, inégalité des revenus) et écologique (crise climatique, biodiversité) centrales à toute mobilisation. L’offensive néolibérale ferme la porte à toute troisième voie du moins dans les pays du vieil impérialisme. Le tournant conservateur canadien n’est pas que conjoncturel mais structurel car il repose sur la transformation de l’économie canadienne en économie rentière basée sur le pétrole et les mines (et l’hydro-électricité), et son corollaire anti-manufacturier de Dutch disease. Sans compter que le déclin démographique du Québec réduit qualitativement son rapport de force pan-canadien.

Par contre, le recul manufacturier ontarien (et québécois) qui en découle crée des possibilités de jonction d’une lutte prolétarienne commune. Le gouvernement Conservateur a écrasé par de rapides lois spéciales de retour au travail les employés de Poste Canada, d’Air Canada et du Canadien Pacifique tout en abandonnant à leur sort ceux d’Aveos, sous-traitant à l’entretien d’Air Canada qui a déclaré faillite congédiant sauvagement 2600 employés dont 1800 au Québec, en ne faisant pas respecter la loi obligeant Air Canada à garder au Canada le travail d’entretien de ses aéronefs. Il n’est pas dit que ces travailleurs vont encaisser le coup sans riposter autrement que par des recours juridiques et de sporadiques manifestations. Il y a ici un potentiel de grèves pan canadiennes à forte résonance sociale due à leurs effets économiques et directement politiques, parce qu’illégales.

Plus largement, le rejet du conservatisme réactionnaire et répressif a commencé à donner lieu à quelques sursauts de mobilisation dans la rue, surtout au Canada anglais, même s’il est plus prononcé dans l’opinion publique québécoise. Il offre l’occasion d’une grande lutte politique pancanadienne baignant dans les mêmes eaux, toute proportion gardée, que le rejet anti-Putin en Russie. Est-ce que la combinaison des casseroles québécoises et canadiennes en marque le début ? C’est là une invitation sur un plateau d’argent tendue au social-libéral NPD grâce à la vague orange au Québec (et au CTC, quasi centrale syndicale unique au Canada anglais) désormais pourvu d’une base significative au Québec à cause du recrutement lié à la campagne à la chefferie.

Le large éventail des possibilités se situe entre un électoralisme menant à une obamiste coalition NPD-Libéral et une mobilisation pan-canadienne créant un espace pour un Québec indépendant, seule perspective réaliste d’une victoire stratégique à moyen terme contre la bourgeoisie canadienne. Voilà du pain sur la planche pour la gauche anticapitaliste et antilibéral au sein du NPD et du CTC si elle sait comprendre l’importance stratégique de l’indépendance du Québec comme maillon faible de la bourgeoisie canadienne (tout comme la même gauche québécoise mettre en cause le nationaliste principe de l’intégrité territoriale face aux nations autochtones et inuit).

Une indépendance contre les banques et pour le plein emploi écologique

Au Québec même, les sondages montrent que le rejet du statu quo fédéraliste reste majoritaire, surtout chez les francophones, et que l’option indépendantiste reste importante (plus de 40%) quoique il y a des inquiétudes du côté d’une partie de la jeunesse ne comprenant pas que l’altermondialisme passe par la libération nationale. Le PQ a appris à la dure les conséquences de l’abandon de la souveraineté tant à l’époque post-référendaire 1980 du beau risque qu’à celle post référendaire 1995 des conditions gagnantes et de la bonne gouvernance. L’indépendantisme reste le principal levier anticapitaliste. On peut imaginer de plus en plus réalistement, depuis la grève générale de 24 heures de l’automne 1976 contre le contrôle des prix et des salaires du gouvernement Trudeau, des accointances entre prolétariat québécois et canadien contre l’ennemi commun, ce qui pourrait contribuer à éventuellement neutraliser le danger des trous noirs.

Encore faut-il résoudre le problème crucial du hiatus entre la lutte pour l’indépendance et la centralité des questions socio-économiques et écologiques. La jointure se fait sur le terrain de la lutte contre le capital financier : l’indépendance pour non seulement se débarrasser de la Cour suprême mais surtout pour avoir le pouvoir constitutionnel d’exproprier sans indemnités banques et consorts. Depuis la crise de 2008, cette perspective s’est imposée à l’ordre du jour. C’est elle que la gauche politique, donc Québec solidaire, doit apporter aux luttes sociales pour qu’à court terme elles puissent faire le plein de mobilisation et à moyen terme déboucher sur un grand troisième mouvement indépendantiste… cette fois sous hégémonie de gauche de sorte à renouer avec la tentative ratée de la fin des années 60 bousillée par la fondation du Mouvement souveraineté association (MSA) devenu le PQ.

Seul un tel horizon permet de rendre réalistes les revendications de réinvestissements massifs dans les services publics, dont l’efficacité énergétique et les transports publiques, et une significative redistribution des revenus pour lesquels il faut une drastique réforme fiscale qui ramène les ratios dépenses publiques versus PIB à leur sommet de la fin des années 70, soit plus ou moins un ajout de 25 milliards $ pour le Québec, budgets québécois et fédéral combinés. Autrement, toute revendication, telle la gratuité scolaire, dans l’actuel cadre libre-échangiste soit ne se conçoit qu’aux dépens des autres secteurs tout aussi nécessiteux soit provoquerait une fuite ou une grève des investissements. En fait, l’expropriation des banques permettrait un indispensable contrôle démocratique, interne et externe, des capitaux. Il faut aller jusque là afin de réaliser le nécessaire plein emploi écologique pour accomplir les révolutions énergétique, agricole, urbaine et des transports nécessaires pour sortir des crises économique et écologique.

Consensus et vedettariat

C’est cette intuition qui explique les malaises ressentis par la base militante de Québec solidaire mais qui sont étouffés par l’électoralisme avec lequel l’antilibéralisme ne rompt pas. La direction politique du parti exploite cette faille antilibérale par le moyen de l’idéologie du consensus autour des prises de position de ses deux porte-parole vedettes. L’idéologie du consensus puise à deux sources soit la démocratie tronquée généralement pratiquée dans le mouvement syndical, laquelle confond unité d’action et unité de pensée, et la plus récente pratique altermondialiste de repousser à la limite les prises de vote, par exemple les « cercles citoyens » du processus programmatique et la rareté des élections contestées dans le parti. Ces deux tendances sont sans doute renforcées par l’esprit de forteresse assiégée d’une nation opprimée lequel induit un esprit de corps.

Il est quand même remarquable que les caucus d’opposition syndicale de gauche ne se soient jamais implantés au Québec, contrairement aux ÉU et dans une moindre mesure au Canada, sauf comme simulacres sans lendemain à cause de leur refus de critiquer publiquement la politique de concertation des bureaucraties et, par conséquent, de construire des équipes alternatives. Aussi frustrée qu’elle puisse l’être vis-à-vis la dominante bureaucratie sociale-libérale, la bureaucratie antilibérale, qui a toujours contrôlé ou tout au moins imposé ses balises à ces multiples tentatives d’intersyndicales, ne l’affrontera jamais à visage découvert, préférant gesticuler en vain. Leurs intérêts communs de caste privilégiée l’emportent par-dessus tout.

Quant au vedettariat, consacré par les monopoles médiatiques particulièrement concentrés au Québec, il crée une forte pression pour instrumentaliser les consensus autour de prises de position sociales-libérales. L’absence de média de masse de centre-gauche ou de gauche — même le principal média de centre-gauche est lié au PQ — renforce la dépendance des porte-parole vedettes envers ces monopoles. Le refus d’une campagne, qui était tout à fait réaliste en termes de rapport de forces, pour transformer Rue Frontenac, le média des lockoutés de Quebecor, en journal de centre-gauche à grande circulation illustre l’inconscience, ou est-ce la conscience sociale-libérale, des directions des centrales syndicales et de Québec solidaire. (Même pour l’exception Olivier Besancenot du NPA français, choisi à son corps défendant par le parti et qui n’a jamais tergiversé sur le programme anticapitaliste, le vedettariat l’a détaché publiquement de son parti — malgré lui d’où sa démission comme porte-parole-candidat — biaisant sa nature parti de la rue, ce qui explique en partie sa crise actuelle d’où l’attrait électoraliste d’une partie de ses membres vers un front politique avec le Front de gauche.)

Pour s’assurer que la base militante comprenne bien le message consensuel, la direction politique du parti n’a pas craint de mettre en question le pluralisme et le droit à la dissidence de ses statuts (articles 2 et 4.3). Cette menace est réglementée par la dite « politique de gestion des conflits ». Cette politique permet à n’importe quel membre individuel de porter plainte contre n’importe quel autre membre sous le vague prétexte « qu’il discrédite[rait] le parti ». Cerise sur le gâteau, « un comité de coordination pourra retirer temporairement du (des) comité(s) concerné(s), un-e membre faisant l’objet d’une plainte.. » sans même qu’il-elle soit entendu-e sous le prétexte qu’« [u]ne suspension de cette nature ne sera pas considérée comme une sanction ». Une fois suspendu ou expulsé, le membre ne bénéficie même pas d’un droit d’appel automatique. On devine l’incitation à l’autocensure avec pareille épée de Damoclès suspendue sur son cou.

Encore l’étapisme, toujours l’étapisme

Le choix confortable d’une alliance avec la direction sociale-libérale du parti tient de la tactique largement prépondérante, au Québec, de la construction étapiste d’une organisation politique anticapitaliste et indépendantiste. Cet étapisme vient de la logique Front populaire, dominante au sein du socialisme du XXiè siècle, de la subordination des anticapitalistes aux réformistes ou aux progressistes comme première étape devant être suivi, en pratique aux Calendes grecques, de la lutte contre les tenants de la réforme du capitalisme. Faut-il rappeler les résultats catastrophiques qui en découlent, de la révolution chinoise de 1925-27 jusqu’à celle iranienne de 1979-80 en passant par les tentatives révolutionnaires espagnole et française de 1936-37 ? Cet étapisme a mené autant à un cul-de-sac historique que son miroir inversé du sectarisme anti-social fasciste contre les sociaux-démocrates lequel sectarisme avait permis une prise du pouvoir sans combat par le nazisme en Allemagne.

Selon cette tactique étapiste de construction d’un parti anticapitaliste et indépendantiste, il faudrait d’abord rassembler dans Québec solidaire tous ceux et celles qui se situent à gauche du PQ, un parti de centre-droit et autonomiste, donc fédéraliste. Québec solidaire ne se démarque pas par rapport à un parti de la vieille gauche du XXiè siècle devenu social-libéral mais par rapport au PQ, un parti nationaliste populiste devenu carrément néolibéral depuis longtemps, au discours près et pas toujours. Ce qui fait que Québec solidaire n’est pas l’équivalent québécois ni du Parti de gauche français et encore moins du NPA.

Québec solidaire rallie les tenants partidaires à la gauche du centre-droit. Il allie le centre-gauche, alias sociaux-libéraux, sauf les plus indépendantistes restés au PQ surtout dans le collectif SPQ-libre, et la gauche, alias antilibéraux et anticapitalistes, les premiers plutôt au sommet du parti, les seconds plutôt à la base. Pour coller ensemble centre-gauche et gauche, la direction du parti, laquelle se cristallise dans ses porte-parole vedettes, tient un discours idéologique antilibéral et souverainiste, frisant parfois l’anticapitalisme et l’indépendantisme, en contradiction avec ses prises de positions sociales-libérales et respectueuses de la constitution canadienne. L’électoralisme fait le reste. La conjoncture de la montée de la lutte étudiante faisant suite au mouvement Occupons Montréal aiguise cette contradiction structurelle.

Occupons-Montréal : tension entre lutte des classes et indépendance

Le mouvement Occupy/Occupons a marqué le retour de la lutte de classe, les 99% contre le 1% (le capital financier, les transnationales et leurs partis politiques) comme épine dorsale de la lutte sociale. L’échec de Québec solidaire de lier la lutte pour l’indépendance à celle contre le capital financier ne va pas dans cette direction. Le mouvement Occupy/Occupons se démarque aussi par sa radicalité démocratique contre le verticalisme des partis et des syndicats malgré un mouvement de pendule vers un paralysant horizontalisme consensuel ce qui était en voie d’ajustement au moment du démantèlement répressif des camps. Le consensus forcé autour des vedettes médiatiques dans Québec solidaire ne va pas non plus dans cette direction.

Une troisième caractéristique du mouvement Occupy/Occupons a été la jonction avec le mouvement syndical et populaire. Cette jonction, particulièrement en évidence sur la Côte Ouest étasunienne et aussi à New York, l’était moins à Montréal où la question nationale a été un obstacle étant donné le fort bilinguisme du camp Occupons Montréal. Sauf les grévistes de l’Université McGill, le mouvement social québécois lui est resté tiède. Le même jour, le 29/10/11, Occupons-Montréal et Cap sur l’indépendance faisaient deux manifestations qui se sont ignorées même si elles se déroulaient presque en même temps et quasi au même endroit. Le parcours de la grande manifestation étudiante et populaire du 10/11/11 n’a pas consenti à faire un détour par le « camp du peuple » malgré un modeste contingent Occupons-Montréal en son sein.

Le sectarisme du nationalisme étroit des uns a répondu à l’insensibilité chauvine des autres. C’est là une autre manifestation du jeu du chat et de la souris à savoir quelle sera la priorité entre question sociale et question nationale alors que l’orientation stratégique de l’indépendance pour exproprier les banques créerait la condition de leur jonction pour un renforcement commun présageant un renversement du rapport de forces. Heureusement, les acquis du mouvement Occupons, répercussion aux ÉU et au Canada/Québec du printemps arabe et des Indignés-e-s européens, ont changé le fond de l’air peut-être tout autant — on verra avec le temps — que ne l’a accompli le brusque tournant vers le néolibéralisme en 1979-80. On l’entrevoit dans le déploiement du mouvement étudiant dont près de 150 000, le tiers des effectifs post-secondaire, sont toujours en grève… ou en lock-out, plus de cent jours plus tard, contre la hausse des frais de scolarité de 75% sur cinq ans.

Le nouvel espoir de la grève étudiante

D’un mouvement étudiant à un début de soulèvement social

Dès le début, le mouvement étudiant prenait systématiquement la rue, chaque jour, en contraste tranchant avec les très occasionnelles et rituelles, même si parfois impressionnantes, manifestations syndicales… lesquelles en 2005 puis 2010 ont débouché sur une capitulation sans combat, par la force de la loi la première fois, volontairement la seconde. La prise de la rue a donné lieu à de sporadiques blocages d’autoroutes et de ponts. Le mouvement étudiant s’est solidarisé dans la rue, et non seulement en paroles, avec tout mouvement progressiste qui bougeait, depuis le mouvement des femmes le 8 mars jusqu’à celui plus modeste contre la brutalité policière en passant par celui des Autochtones, cette dernière jonction passée malheureusement inaperçue dans les médias. La jonction avec le mouvement populaire, modestement commencé lors du blocage de la Tour de la Bourse le 16 février alors que la grève venait à peine de débuter, s’est poursuivi dans d’autre manifestations conjointes avec la Coalition mains rouges de 140 organisations populaires, dont celle très sauvagement réprimée à Victoriaville au début mai.

La jonction avec le mouvement syndical, le défi le plus coriace mais crucial pour faire reculer le gouvernement, s’était bien amorcée par la mise sur pied d’une organisation de professeur-e-s à la base, « les Profs contre la hausse », et par l’appui précoce des syndicats de l’enseignement et de quelques autres. Tardivement, les grandes centrales, paralysées par de pesants appareils bureaucratiques liés à l’État par l’impôt syndical et par leurs fonds milliardaires de capital de risque lourdement subventionnés, ont donné leur appui. Puis tout s’est arrêté. Pour compenser la tiédeur syndical et même la faible capacité mobilisatrice des groupes populaires, l’association étudiante la plus combative, la CLASSE, a invité à des « marches familiales » les 18 mars et 14 avril lesquelles ont regroupé chaque fois environ trente mille personnes, en majorité des parents et grands-parents non organisés. Puis les grandes manifestations des plus de 200 000 des 22 mars, avril et mai convoquées par les trois fédérations pour la première et la dernière, battant des records historiques de participation l’une à la suite de l’autre, signalaient à la fois un saut du rapport de forces et l’amorce d’un mouvement de société qui ne s’arrêtera pas avec la fin de la grève.

La grande manifestation du Jour de la terre, le 22 avril, signalait bien davantage que la jonction avec le mouvement de la justice sociale dont les vedettes étaient l’imposante délégation des lock-outés de Rio Tinto Alcan, dont le conflit est en train de pourrir dans l’oubli, et les nombreuses et colorées délégations contre l’exploitation du gaz de schiste. Elle affirmait l’aspiration de tout un peuple à un projet de société combinant démocratie, justice sociale et écologie. La grève étudiante s’apparente au mouvement chilien des « pingouins » par son ampleur et par ses formes mais aussi parce que, comme lui, il se transforme en un mouvement social de rejet de l’ensemble des politiques des Libéraux et des Conservateurs et au-delà de ce capitalisme corrompue et réactionnaire qui suinte du corps social en crise. On constate une très ferme résolution du gouvernement Libéral à défendre son œuvre tout autant que l’a fait le gouvernement chilien qui n’a pas bronché face à la grande mobilisation dans ce pays, laquelle a culminé en une grève générale de 48 heures en appui au mouvement étudiant en août 2011.

L’impératif de la grève sociale

Le gouvernement de la demie bourgeoisie québécoise sait fort bien qu’il est possible de sacrifier le tiers d’une cohorte étudiante, plutôt francophone et provenant principalement des sciences sociales et des humanités, sur l’autel du rétablissement de la compétitivité capitaliste. La profitabilité de Québec Inc. n’est pas seulement mise à mal par l’exception québécoise avec ses garderies subventionnées, son assurance médicament et, last but not least, ses frais de scolarité substantiellement plus qu’ailleurs au Canada et aux ÉU. Elle l’est aussi par la maladie hollandaise canadienne, due à un taux de change pétrolier, dénoncée à juste titre par le chef du NPD ce pour quoi le ciel médiatique canadien est en train de lui tomber sur la tête… même si ce parti, prétextant la division constitutionnelle des pouvoirs, joue au Ponce Pilate au sujet de la grève étudiante.

On a ainsi une idée du rapport de force qui serait ici nécessaire. Les grandes manifestations des 22 du mois ne suffisent pas à le renverser car les centrales syndicales ni aucun syndicat de base ne s’y sont solidarisés par une grève de 24 heures. C’est à peine si les bases des syndicats les plus combatives commencent à sympathiser avec la revendication étudiante tellement la propagande gouvernementale « les étudiants doivent faire leur part ; les hausses de bourses compenseront pour les plus pauvres ; les frais de scolarité sont les plus bas au Canada ; les frais de scolarité ne seront pas plus élevés en termes réels qu’il y a une génération » a fait des ravages. S’y ajoute la peur de la casse. L’opinion publique tend à favoriser une médiation et la solution péquiste d’un gel indexé (Radio-Canada, Sondage CROP/Radio-Canada : la loi spéciale n’est pas la solution, 25/05/12).

Difficile de briser l’emprise de cette propagande gouvernementale relayée par les monopoles médiatiques, très concentrés au Québec, sans l’aide d’une inexistante grande presse de centre-gauche ou de gauche et sans que ne se manifeste une visible opposition interne dans le milieu syndical et dans Québec solidaire au diapason de celle qui existe dans le milieu étudiant avec l’ASSÉ, la fédération d’associations étudiantes le plus radicale. L’ASSÉ, en regroupement autour d’elle un grand nombre d’associations indépendantes dans la CLASSE, a jusqu’ici damé le pion aux deux autres fédérations membres de l’Alliance sociale avec les centrales syndicales, contrairement à la mobilisation de 2005 où son leadership initial lui avait été soutiré par une collusion entre le gouvernement et les deux autres fédération. En avait résulté une « victoire » amère non seulement parce que la montagne de mobilisation avait accouché d’une souris mais surtout parce que la jonction dans la rue avec les syndicats du secteur public en lutte, dont l’enseignement, avait été complètement ratée.

Au sein de la CSN, il a bien eu lieu une petite révolte spontanée pour la grève sociale au dernier congrès printanier mais sans lendemain faute d’opposition syndicale organisée pour rendre l’incident public et organiser la pression sur la direction. Au congrès de Québec solidaire de la fin avril, ni l’Intersyndical du parti ni ses collectifs anticapitalistes n’ont osé même soulever l’enjeu de la grève sociale au grand plaisir de la direction qui avait une peur bleue que le congrès en appuie le principe et la nécessité. On perçoit l’influence de la bureaucratie de gauche, flanc protecteur de celle hégémonique de droite, qui entretient le cercle vicieux de la peur des militant-e-s de s’organiser en collectifs non pas pour soutenir mais pour affronter les directions concertationnistes ou sociales libérales. Ainsi aboutirait-on à une visible opposition interne, anticapitaliste et indépendantiste, pour non seulement pousser à la roue mais pour poser une orientation alternative quand viendra le moment des grandes bifurcations qu’annonce le printemps arabe et ses suites.

La quotidienne désobéissance civile des casseroles

Abandonné par la gauche syndicale et politique, et ses anticapitalistes, la jeunesse se devait d’imaginer une mobilisation citoyenne jusqu’à la désobéissance civile sans tomber dans l’aventurisme et la casse. Le phénomène des « casseroles », provenant d’une initiative des réseaux sociaux, y a répondu. À travers le Québec, particulièrement à Montréal, des milliers de personnes se rassemblent chaque soir dans des parcs et carrefours vers 20 heures, sans compter les manifestations de sympathie tout au long des rues sur les trottoirs et les balcons, puis pour une bonne partie d’entre elles s’emparent des rues jusque tard dans la soirée. Les « casseroles » sont une autre émanation du génie tactique de la jeunesse pour sortir de l’impasse. Elles élargissent la mobilisation géographiquement à tout le Québec, même non gréviste, et socialement à toutes les catégories sociales et générationnelles. S’y ajoute la marginalisation des casseurs au point d’obliger les forces policières à encadrer sans presque aucune arrestation ces manifestations pourtant illégales selon la nouvelle loi matraque. Reste qu’il a déjà eu environ 2 000 personnes arrêtées dont une bonne majorité était pacifique.

Les « casseroles » pourront-elles suffire à renverser le rapport de forces avant que les actuelles négociations accouchent d’un compromis boiteux ? Comme la reprise des cours dans les cégeps et les facultés les plus combatives n’est pas avant la mi-août, ce qui est quand même un inconvénient pour la mobilisation étudiante, il n’y a plus d’urgence à aboutir pour sauver la session. Conscient de s’être piégé, le gouvernement a brandi le spectre d’une élection estivale qui en serait une de la loi et l’ordre. Les « casseroles » donnent peut-être le temps de la pénétration des idées alternatives dans un contexte de domination de l’opinion publique par les monopoles médiatiques sans compter la menace bien réelle de l’appareil répressif dorénavant équipé de sa loi matraque. Il y a, en devenir, la possibilité d’une démocratisation de la lutte, qui dépasse dorénavant très clairement l’enjeu étudiant, sous forme d’assemblées générales de quartier en plein air ou non. Un groupe de jeunes du quartier Hochelaga-Maisonneuve vient d’en faire démarrer le processus de même qu’un autre groupe dans le quartier St-Henri. Peut-être est-ce aussi le cas ailleurs ?

On assiste graduellement à un déplacement du centre de gravité de la CLASSE vers la rue… sauf que celle-ci commence à peine à s’organiser à partir au mieux de la petite ossature qu’avait laissé Occupons-Montréal. Il est plutôt inquiétant, la dernière fin de semaine de mai, que l’assemblée générale hebdomadaire de la CLASSE n’ait pas eu quorum. Quelques associations étudiantes centrales à la CLASSE ont décidé de cesser leurs assemblées générales hebdomadaires. Se conjuguent ici la fin ou l’interruption des sessions d’hiver jusqu’à la mi-août, l’essoufflement et le besoin de gagner son pain — la très grande majorité étudiante travaille l’été — et, last but not least, la peur des amendes très salées qui pourraient viser les associations et leurs directions. D’ailleurs le porte-parole de la fédération la plus modérée a brièvement parlé de compromis, même s’il s’est quelque peu rétracté par la suite, avant de faire une médiation surréaliste entre manifestants et policiers de la Ville de Québec qui arrêtaient des dizaines de personnes tout à fait pacifiques dont deux membres de l’équipe de négociation de la CLASSE.

Mais voilà qu’au moment d’écrire ces lignes la canadianisation et l’internationalisation de la grève étudiante, d’abord dans les médias puis maintenant dans la rue à coups de casseroles, combinés à la résilience des casseroles québécoises, mettent le gouvernement dans ses petits souliers et donnent du tonus aux négociateurs étudiants. La saison touristique montréalaise pourrait être compromise, les investisseurs étrangers dans le Plan Nord pourraient hésiter. Le mouvement des casseroles pourrait prendre l’ampleur nécessaire pour provoquer des actions de masse perturbant la machine à profit. Toute rupture des négociations risquerait de déclencher une campagne électorale estivale dans un climat de mobilisation sociale finalement peu propice à la propagande de la loi et l’ordre et grosse de rebondissements inattendus pouvant déboucher sur une « vague orange » à la québécoise même si les actuelles sondages ne l’annoncent pas… mais ceux d’avant la période électorale fédérale de 2011 ne l’annonçaient pas non plus.

La perspective oubliée de l’indépendance

Cette vague orange fédérale de l’an dernier n’est-elle pas la dernière chance que le peuple québécois accorde au Canada. Le « beau risque » avec les Conservateurs de Mulroney, après la débâcle du rejet de l’entente du lac Meech par un référendum pan-canadien en 1992 s’est fracassé dans le mur du réactionnaire et régressif gouvernement Harper, incarnation de la substitution de l’axe financier-manufacturier Toronto-Montréal par celui de la rente pétrolière Toronto-Calgary qu’imite à son échelle le gouvernement « Plan Nord » Charest. Le « votre non est un oui aux réformes » des Libéraux de Trudeau s’est révélé la tromperie du rapatriement unilatéral de la Constitution et de la Charte des droits anti-social et anti-français de 1982 refusé unanimement par le seul Québec. La loi dite de la clarté de l’an 2000 du gouvernement Chrétien puis l’humiliation du scandale des commandites en finirent définitivement avec les Libéraux fédéraux.

La prise de conscience de la stérilité d’un Bloc québécois, pendant fédéral d’un PQ désormais sans stratégie indépendantiste et définitivement acquis au néolibéralisme, a pavé la voie au troisième larron fédéral, le Nouveau parti démocratique (NPD). Le poids démographique québécois étant ce qu’il est, ce parti fondé au début des années 30 dans l’Ouest canadien comme parti agrarien et chrétien-socialiste, et refondé en 1961 comme parti travailliste, se retrouve, pour la première fois de son histoire, l’opposition officielle à Ottawa (et à la tête de deux gouvernements provinciaux). Profondément nationaliste canadien, en plus d’être social-libéral, et mené par un anglo-québécois ultra-fédéraliste (et dur sioniste), on voit mal ce parti s’enraciner durablement au Québec à moins d’une totale incapacité du mouvement national à connecter l’indépendance à la question sociale.

La grève étudiante, ce que confirment les sondages, si elle ramène en force la question sociale, plus précisément sa dimension de classe et dans une moindre mesure celle générationnelle, le fait au prix de la marginalisation de la question nationale. À un tel point que la tournée des États généraux sur la souveraineté du Québec en passe inaperçue… sauf à servir de plate-forme à l’ancien Premier ministre péquiste, Jacques Parizeau, qui a au moins le mérite de faire le lien. On se souvient que ces États généraux organisés par le Conseil de la souveraineté du Québec découlent de la crise du PQ laquelle a occupé le devant de la scène médiatique durant le printemps et l’été 2011. Pourtant l’oppression nationale a beaucoup à voir avec l’intensité de la grève étudiante. Ce n’est pas pour rien que la communauté étudiante anglophone, pourtant très majoritairement montréalaise, y participe très peu. Ce n’est pas pour rien que plus un gouvernement québécois est fédéraliste, et plus il est anti-Québec à Ottawa, plus il est corrompu, anti-démocratique, répressif et ultralibéral, et donc moins il est légitime aux yeux du peuple québécois, plus il est légitime de lui désobéir.

N’est-ce pas là suggérer un horizon stratégique indépendantiste ? Ni les nationalistes du Conseil de la souveraineté, lié au PQ, ne lie leur démarche participative à la grève étudiante, sinon anecdotiquement ; ni la gauche étudiante, dont bon nombre de militant-e-s de Québec solidaire, ne fait la jonction entre le sens antilibéral de la grève étudiante, largement admis mais peu explicité en termes revendicatifs, et la lutte pour l’indépendance. C’est que tant pour le PQ que pour Québec solidaire, la lutte pour l’indépendance se réduit, comme on l’a vu, à une pure démarche institutionnelle où la rue n’a aucun rôle à jouer sauf d’appoint. Le ratatinement constitutionnel de la question nationale, y incluant sa dimension linguistique étant donné le rôle déterminant de la Cour suprême contre la loi emblématique 101, crée un découplage abyssal entre la lutte pour l’indépendance et celle contre le néolibéralisme culminant dans l’expropriation des banques et consorts afin d’avoir les moyens politiques et économiques du plein emploi écologique.

Entre casseroles et négociations, entre la rue et l’électoralisme

Les actuelles négociations mettent la CLASSE entre le marteau de sa base militante et l’enclume de l’opinion publique à la recherche éperdue de la paix sociale, que ce soit par la manière forte caquiste ou Libéral majoritaire ou par la manière douce du camp des démocrates conciliateurs. Ceux-ci ratissent large du PQ respectueux des lois, même matraques, à Québec solidaire acceptant et comprenant la désobéissance civile mais sans la promouvoir ni l’organiser et même en la décourageant auprès de ses membres à qui on donne la consigne de marcher sur les trottoirs lors des marches des casseroles, en passant par une Alliance sociale plus représentative de ses directions que de ses membres fortement influencés par la rue particulièrement dans la région de Montréal. Malgré l’absence d’importants médias de gauche capable de révéler l’existence d’une opinion publique de l’affrontement, que dis-je, de la lutte de classe, cette dernière possibilité n’est pas hors de portée.

Il faut se rappeler le soulèvement syndical, contre la volonté des directions, du 11 décembre 2003 contre les lois scélérates du nouveau gouvernement Libéral d’alors — blocages du port de Montréal et d’une route importante au nord de la ville de Québec — sans oublier l’occupation pendant une semaine d’une usine d’aluminium du Saguenay quelques semaines plus tard. La colère était alors autant à son comble qu’elle l’est aujourd’hui contre la loi matraque. Il fallut toute la perfidie des directions syndicales pour faire rentrer les eaux tumultueuses de la révolte dans leur lit… dont le vote généralisée du principe d’une grève sociale qui n’a jamais eu lieu. Les bureaucratisées directions syndicales n’appelleront pas à la grève sociale. Elles se serreront les fesses en attendant que la rage cède sa place à la confortable routine du découragement et du cynisme.

Cet appel urgent appartient aux courageux « profs contre la hausse », à l’Intersyndicale de Québec solidaire, que dis-je, à la direction de Québec solidaire maintenant que l’enjeu n’est plus qu’une affaire étudiante, si jamais il ne l’a été, mais une affaire de droits démocratiques. Il faut sortir des appels alambiqués à la désobéissance civile même si on comprend la CLASSE de le faire indirectement, coincée qu’elle est entre casseurs et passivité syndicale. Cette désobéissance civile, qui pose la nécessité du dépassement de la légalité au nom de la légitimité de la démocratie et de la justice sociale mais sans recours à des moyens violents — contrairement à l’interprétation provocatrice du Ministre de la justice — est une tactique, pas une stratégie. La tactique, c’est certes la désobéissance civile mais la stratégie c’est la grève sociale, l’unité combattante étudiant-prolétariat dans la rue. Quant à l’arme secrète contre la répression, c’est la loi des grands nombres comme on l’a constaté le 22 mai et, depuis lors, avec les manifestations des casseroles.

Jusqu’ici, Québec solidaire n’a jamais été confronté à un conflit social majeur même si en juin 2010 il en eut fallu de peu qu’il doive choisir entre des directions syndicales capitulardes et une non négligeable portion de la base syndicale en révolte contre celles-ci. Mais celle-ci fut trop peu nombreuse et trop mal organisée pour percer les médias, dont ceux de la gauche du PQ et de la gauche de Québec solidaire qui, tous deux, voulaient éviter à leur mentors l’angoisse de la quadrature du cercle.

Le PQ ne peut que choisir l’ordre institutionnel même en y mettant les gants blancs les plus moelleux, quitte à mécontenter son électorat de gauche après l’avoir fait envers celui de droite. Sa position vis-à-vis la nécessité de respecter loi matraque le démontre même s’il réclame son retrait. Qu’en sera-t-il de Québec solidaire ? Sa position à propos de la désobéissance civile sent l’ambiguïté politicienne pour ne pas dire l’impasse stratégique. La ligne de conduite de la direction de Québec solidaire semble être « toujours un pas en arrière de la mobilisation, jamais un pas en avant ». Succombera-t-il à son électoraliste penchant dominant vers la paix sociale institutionnelle propice à des élections tranquilles lui permettant de récupérer le mouvement ? Basculera-t-il vers la prééminence du parti de la rue comme vecteur du pouvoir, quitte à ratifier le tout dans les urnes ? Jamais la conjoncture n’a été aussi propice pour la gauche anticapitaliste de sortir de la torpeur de son alliance avec la gauche bureaucratique pour pousser dans cette direction.

Marc Bonhomme, 31 mai 2012
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca

BONHOMME Marc
Notes
[1] voir mon essai « Capitalisme « vert », rentier et militariste, ou écosocialisme » sur mon site web, août 2008.

[2] (voir mon essai « Perspective québécoise : Nation et impérialisme néolibéral », novembre 2002.

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