Édition du 7 mai 2024

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Solidarité avec la Grèce

Pourquoi j’ai changé d’avis sur le Grexit

28 juillet par Daniel Munevar , Thomas Fazi

Daniel Munevar est un économiste post-keynésien de 30 ans originaire de Bogotá, en Colombie. De mars à juillet 2015, il a travaillé comme assistant de l’ancien ministre des finances grec, Yanis Varoufakis ; il le conseillait en matière de politique budgétaire et de soutenabilité de la dette. Auparavant, il était conseiller au Ministère des Finances de Colombie et conseiller spécial pour les investissements directs à l’étranger auprès du Ministère des Affaires étrangères de l’Équateur. C’est une des figures marquantes dans l’étude de la dette publique en Amérique latine. Il s’entretient ici avec Thomas Fazi : il parle du dernier ‘sauvetage’ et explique comment les évènements de ces dernières semaines l’ont amené à changer d’avis sur le Grexit.

(tiré de la lettre du CADTM)

Que pensez-vous du dernier accord entre la Grèce et ses créanciers ?

D’abord il n’est pas encore certain qu’il va y avoir un accord – plusieurs parlements doivent approuver la participation de leur pays à un sauvetage via le MES. Et même s’ils se mettent d’accord, il est impossible que ça fonctionne. L’aspect économique du programme, c’est de la folie pure. Ils n’ont pas encore mentionné d’objectifs budgétaires précis, mais si nous consultons les analyses du FMI et de la Commission sur la soutenabilité de la dette, elles l’établissent à un surplus primaire de 3,5% dans le moyen terme. Si nous regardons ce qui s’est passé ces cinq dernières années, la Grèce a ‘amélioré’ son ‘équilibre structurel’ de 19 points de son PIB, et dans le même temps, le PIB s’est effondré de 20% – le rapport est à peu près de un pour un. Donc si vous partez de -1% – qui est l’estimation générale pour cette année – et devez passer à 3,5, il vous faut un ajustement de plus de 4% du PIB, ce qui veut dire que le PIB perdra encore 4 points d’ici 2018.

Ceci nous amène à un autre élément : cet accord n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Le Protocole d’accord comprendra des mesures d’austérité bien plus dures que celles qui sont actuellement sur la table, pour compenser la chute du PIB résultant de l’affrontement avec les créanciers. Le problème est que ces Protocoles utilisent la dette pour transformer la Grèce en colonie : ils créent un ensemble de règles qui vont obliger le gouvernement, au fur et à mesure qu’il n’arrive pas à atteindre ses objectifs budgétaires – ce qui est couru d’avance –, à couper toujours davantage, entraînant la poursuite de la chute du PIB, et donc davantage d’austérité, et ainsi de suite. C’est un cercle vicieux sans fin.

Un des problèmes clefs de la situation est que les institutions s’obstinent à fixer des objectifs budgétaires sans tenir compte des analyses de soutenabilité de la dette. La logique d’un allègement de la dette, c’est de vous permettre d’atteindre des objectifs budgétaires moins élevés et de répartir dans le temps l’impact de la consolidation budgétaire. Mais en Grèce, même s’il y avait allègement dans les proportions suggérées (ce qui est peu probable), le pays devrait quand même mettre en place une consolidation massive, en plus de ce qui a déjà été réalisé.

Enfin maintenant il est question d’allègement de la dette…

Oui, c’est une bonne chose. Mais les créanciers savent depuis le début ce que le FMI vient seulement d’admettre : la Grèce est insolvable et sa dette est insoutenable. La dernière analyse du FMI est très claire, mais des analyses antérieures disaient à peu près la même chose : la dette grecque est fondamentalement insoutenable. Mais les Européens ne l’ont jamais accepté, alors qu’il était manifeste que sans restructuration de la dette – et, c’est important, sans objectifs budgétaires revus à la baisse – il ne peut y avoir d’accord soutenable. C’est seulement maintenant que la question est abordée, en partie parce que la situation s’est à ce point détériorée qu’il est impossible de l’ignorer, et en partie parce que devant la possibilité que la Grèce sorte de l’euro, les États-Unis ont fait pression sur le FMI pour qu’il fasse pression sur l’Europe.

À propos de Grexit, n’est-il pas contradictoire que l’Allemagne s’oppose à un allègement de la dette mais soit disposé à envisager une solution qui entraînera presque certainement la Grèce à faire défaut sur sa dette extérieure – ce qui signifie que l’Allemagne aura perdu tout l’argent prêté ?

Si vous envisagez les choses sous l’angle économique, oui, c’est absurde. Mais il ne s’est jamais agi d’économie, ni de l’argent du à l’Allemagne. (Nous parlons de 80 milliards d’euros, après tout, pas grand chose au regard de la situation dans son ensemble.) Il s’agit de faire un exemple du traitement de SYRIZA pour le reste de l’Europe. Tout ce qui s’est passé ces derniers mois n’était qu’une façon de dire aux peuples d’Europe : ‘Regardez, il ne faut pas voter pour des partis qui ont ce genre d’ambition parce que nous vous écraserons. Voilà ce qui arrive quand on ne respecte pas les règles et qu’on refuse de payer l’addition. Soit vous vous pliez à l’austérité ou vous êtes éjectés’. Tsipras l’a dit clairement – il a signé l’accord le couteau sur la gorge. C’était l’argument de Schäuble pour le Grexit : si les Grecs ne veulent pas payer, nous les éjectons, les regardons souffrir, et puis nous utilisons ça comme catalyseur pour faire peur aux autres pays.

La Grèce était-elle consciente dès le début que les créanciers n’étaient pas disposés à bouger sur la question de l’allègement de la dette ?

Oui, mais la position de Varoufakis était que la Grèce devait se battre pour obtenir un accord sensé du point de vue économique, c’est-à-dire comprenant un allègement de dette et des objectifs budgétaires soutenables. Comme il l’a expliqué dans son interview publiée dans le New Statesman, il devait travailler dans un système de prise de décision collégial où il était systématiquement en minorité. Donc il ne pouvait pratiquement rien faire. La majorité des conseillers immédiats de Tsipras croyaient sincèrement que si la Grèce faisait des concessions, il serait possible de signer un bon accord. C’est pour ça qu’après le sommet de Riga, Tsipras a mis Varoufakis sur la touche et décidé de faire des concessions pour voir si ça marchait. Ça a été la position du gouvernement ces derniers mois. Si vous comparez les propositions de mars et celles qui sont en train d’être approuvées, il y a entre les deux un retournement complet – dans le mauvais sens. Cela parce que ces gens croyaient qu’à force de concessions ils obtiendraient un bon accord – c’est aussi pour ça que jusqu’au référendum, l’allègement de la dette n’était pas mentionné. Mais bien sûr ça n’a pas marché, parce que les créanciers n’étaient pas disposés à accorder à la Grèce quoi que ce soit qu’elle aurait pu brandir comme une victoire politique.

Pensez-vous qu’il aurait été préférable de s’en tenir à la stratégie de Varoufakis, un allègement de dette ou rien ?

En toute honnêteté, il est difficile de voir comment les choses auraient pu aller autrement. Les Grecs n’avaient ni réserves financiers ni pouvoir. Les seules armes qu’ils amenaient à la table de négociation étaient la raison, la logique et la solidarité européenne. Mais apparemment nous vivons dans une Europe où aucun de ces termes n’a de signification.

Donc les deux stratégies – celle de Varoufakis et celle de Tsipras’ – étaient vouées à l’échec ?

Oui, c’était un piège. Chaque fois que les institutions européennes ont du faire face à l’opposition d’un gouvernement national, pour le ramener dans le rang, elles ont eu recours à la menace – augmenter les taux d’intérêt des obligations d’Etat, fermer les banques, etc. Et par le passé, ça avait toujours fonctionné : les gouvernements avaient cédé. Et ils se disaient que ce serait la même chose avec SYRIZA. Mais la Grèce n’a pas cédé. C’est pour ça que les institutions ont réagi d’une façon aussi vicieuse.

Pensez-vous que l’introduction d’un système de paiement par reconnaissance dette – comme suggéré par Varoufakis et par Schäuble – était une voie possible pour la Grèce ?

Le problème, c’est que si vous utilisez un système parallèle pour payer les salaires et les pensions, vous vous engagez sur une pente savonneuse, parce qu’il sera très vite supposé que c’est le premier pas vers une sortie de l’euro, donc les gens vont thésauriser les euros disponibles et paralyser encore davantage l’activité économique. Du coup, une grande partie des recettes fiscales devrait consister en cette nouvelle monnaie, et le gouvernement devrait en émettre toujours plus. Nous nous trouverions donc dans un cycle auto-réalisateur qui mènerait à une sortie de l’euro de facto.

C’est pour cela que le gouvernement grec a refusé d’utiliser cette méthode de financement, parce qu’il y a bien un risque d’enclencher un processus irréversible. Regardez ce qui se passe déjà avec les dépôts bancaires : dans un sens, la Grèce a déjà un pied hors de l’euro, puisqu’elle est dans une situation où les dépôts sur compte bancaire n’ont pas la même valeur que l’argent liquide. La simple mention d’une sortie possible a créé un différentiel de risque entre le liquide et les dépôts puisque ce sont les dépôts qui seraient convertis en drachmes. Cela explique que beaucoup de commerces à Athènes refusent les paiements électroniques. Avec ce système, ça aurait été la même chose : vous enclenchiez un mécanisme auto-réalisateur qui menait facilement à une sortie de l’euro, que le gouvernement la souhaite ou pas.

Ce qui probablement ce que Schäuble espérait…

Exactement. Et en fin de compte, il va probablement atteindre son objectif, le Grexit, parce que cet accord ne résout rien. Ni pour la Grèce, ni pour la zone euro. Il aggrave en fait les problèmes sous-jacents. Comme je le disais, même s’il y a allègement de la dette, tant qu’il n’est pas lié à des objectifs budgétaires plus bas, nous restons sur la voie de la contraction. Ce qui veut dire que ce n’est qu’une question de temps avant que l’économie grecque se retrouve dans le décor et qu’il faille à nouveau envisager un Grexit.

Pensez-vous que la Grèce doive sortir de l’euro ?

J’ai toujours été opposé au Grexit – comme Varoufakis. Mais aujourd’hui, suite au dernier ‘plan de sauvetage’, la Grèce est dans une situation où le coût de rester dans l’euro est tel qu’il est possible d’affirmer qu’il est encore préférable de sortir – et d’affronter tous les coûts à court terme de cette sortie – plutôt que de rester en devant renoncer à sa souveraineté sans possibilité de redressement économique. Je crois que Tsipras a décidé qu’il est préférable que la Grèce reste dans l’euro quel qu’en soit le prix. Et c’est une décision respectable. Mais si vous tenez compte de la logique économique et de tout ce qui s’est passé, vous devez bien conclure que la Grèce n’a pas d’avenir dans l’euro.

C’est accord ne fait que différer l’inévitable. Il est clair à ce stade qu’il n’y a aucune volonté politique au sein de la zone euro de trouver des solutions aux problèmes structurels de la monnaie unique. C’est d’ailleurs ce qu’implique la dernière analyse en date du FMI quand on y lit en gros : soit vous procédez à une remise de dette soit vous établissez un système de transferts pour la Grèce – en d’autres termes, vous créez une Europe fédérale. Nous savons tous que c’est là le péché originel de l’euro : un monnaie commune sans système de transfert. Mais ils ne veulent pas changer. Alors autant accepter que ça ne fonctionne pas. Ça ne devrait plus être un tabou en Europe après ce qui est arrive en Grèce.

Et que fait Varoufakis ?

Il a voté non au parlement le 15 juillet, donc il semblerait que de facto il se positionne à la gauche de Tsipras, ce qui pourrait bien se traduire en une véritable alternative politique. À suivre !

Traduction : Christine Pagnoulle

Auteur  : Daniel Munevar est un économiste post-keynésien de 30 ans originaire de Bogotá, en Colombie. De mars à juillet 2015, il a travaillé comme assistant de l’ancien ministre des finances grec, Yanis Varoufakis ; il le conseillait en matière de politique budgétaire et de soutenabilité de la dette. Auparavant, il était conseiller au Ministère des Finances de Colombie et conseiller spécial pour les investissements directs à l’étranger auprès du Ministère des Affaires étrangères de l’Équateur. C’est une des figures marquantes dans l’étude de la dette publique en Amérique latine. Il est membre du CADTM AYNA.

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