Édition du 23 avril 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

Prostitution : payer pour violer

Interview de Ksenia Potrapeliouk par Francine Sporenda

Ksenia Potrapeliouk est française mais a vécu au Québec où elle a fait ses études dans le cadre d’un double diplôme France/Canada. Elle vient de publier un roman, « Un métier comme un autre » (éditions Libre) sur la prostitution en salon de massage à Montréal.

Tiré de Entre les lignes et les mots

FS : L’héroïne de votre récit exerce la prostitution en salon de massage à Montréal. En quoi la prostitution en salon de massage est-elle différente des autres formes de prostitution ?

KP : Ce n’est pas différent. Le fond de l’affaire reste le même, que l’on parle d’« escorts », de « masseuses », de « courtisanes » ou de « putains ». Il y a, à la rigueur, quelques variations sur la forme : dans un salon, il faut masser le type avant de le faire décharger ; dans un « bar à gaffe » il faut lui faire une lap-dance ; quand tu te dis « escort » ou « sugar baby », il t’emmène au restaurant ou te paye un sac. En pratique, je n’ai jamais connu une masseuse ou une sugar baby qui ne finisse pas par « passer à la casserole ». Tout ça, ce sont des euphémismes pour atténuer la réalité.

FS : Pouvez-vous nous décrire les « clients » de la prostitution, qu’est-ce qu’ils cherchent quand ils ont recours à une prostituée, pourquoi ils considèrent qu’ils ont le droit d’acheter du sexe, leurs comportements avec les masseuses etc ?

KP : Je ne peux pas dire pourquoi certains hommes considèrent qu’ils sont en droit d’acheter du sexe. Puisque ce n’est pas quelque chose que je me reconnais le droit de faire.

En revanche, ils ont des motifs assez facilement identifiables. Certains n’ont pas autant de sexe qu’ils voudraient ; d’autres considèrent que c’est trop contraignant de faire des rencontres « dans la vraie vie », car cela demande trop d’investissement en temps et en argent, pour un résultat qui n’est pas garanti. Il y en a qui se payent une passe entre midi et deux comme ils iraient à la salle de sport. D’autres encore veulent « tester » des femmes différentes, ou des pratiques que leur femme refuse. Par exemple, il y avait un gars très religieux, qui venait avec son châle de prière et prenait le plus grand soin à démêler ses tsitsit [franges rituelles] avant la passe. Eh bien, ce type voulait absolument frapper les fesses d’une femme tout en la traitant de « salope ». Et il disait : « Vous comprenez, il est impensable que je fasse ce genre de choses à mon épouse ». Je crois que ça représente la quintessence de ce qu’est la prostitution : il y a d’un côté les femmes qu’on respecte, et de l’autre une catégorie de femmes qu’il est acceptable de « sacrifier », cheptel à disposition pour satisfaire les « besoins » des hommes.

Ceci étant dit, la plupart des hommes qui font la démarche d’aller voir une prostituée ne sont pas nécessairement « méchants » ; ils n’éprouvent pas explicitement le désir d’humilier ou de faire du mal, ils sont même persuadés qu’ils participent à une sorte d’échange de bons procédés. Bien sûr, il y des psychopathes, de vrais sadiques ; mais la plupart des putards sont juste des gars qui font ça parce que ça se fait, et qui se disent que « c’est le plus vieux métier du monde » et qu’elles l’ont « choisi », pour avoir la conscience tranquille.

FS : Qui sont les femmes qui exercent dans ces salons de massage ?

KP : La plupart ne s’affichent pas comme « masseuses » à l’extérieur, encore moins comme prostituées. Vous ne diriez jamais qu’elles font ça en les croisant dans la rue ! Il y a des jeunes filles un peu paumées qui veulent faire de l’argent rapidement, parce qu’elles aspirent à un style de vie qui n’est pas compatible avec leur position sociale. Ou bien des femmes moins jeunes, qui ont – ou avaient – un vrai métier, mais qui sont en galère d’argent. Par exemple elles ont des dettes, ou doivent élever des enfants seule, ou bien ont besoin de financer une addiction… Mais je dirais que parmi toutes les formes de prostitution, les femmes qui travaillent dans les salons de massage sont les plus « passe-partout », d’ailleurs c’est logique puisque certaines prétendent partir au bureau, donc elles n’ont pas un look de bimbo siliconée.

FS : Vous dites que la femme prostituée est en représentation permanente avec ses clients, qu’elle doit jouer un rôle, qu’elle ne peut jamais laisser deviner ses sentiments. Pouvez-vous commenter ?

KP : Les client de la prostitution paient pour qu’on leur vende du rêve, pas pour qu’on leur dise leurs quatre vérités !

FS : Vous dites qu’il y a deux tactiques de survie en prostitution : la dissociation, et se persuader que c’est « un métier comme un autre ». Comment peut-on se persuader que la prostitution est un métier comme un autre ?

KP : Je ne sais pas. Et d’ailleurs, je n’arrive pas à croire qu’il y ait des gens qui en soient sincèrement convaincus. Quand on aborde la prostitution au regard du droit du travail, il devient vite évident qu’il est impossible d’y appliquer le code du travail.

Je vais donner un exemple concret. Tes horaires au salon sont de 11h à 19h. La réceptionniste te prend 8 rendez-vous, sauf qu’au bout de 7 clients tu n’en peux plus, et d’ailleurs tu as aperçu le huitième dans le vestibule et il a une sale tronche qui ne t’inspire par du tout. Eh bien, on va te répondre que puisque c’est « une job comme une autre », tu dois remplir tes obligations ; et tes obligations c’est, dans la tranche horaire qui t’est attribuée, de servir autant de clients qu’on voudra bien t’amener. Sauf que, dans tout autre domaine, devoir masturber quelqu’un contre ta propre volonté, c’est une agression sexuelle. Et te faire pénétrer contre ta volonté, c’est un viol. On ne parle pas d’une coupe de cheveux ou d’une manucure !

Si on suit cette logique, il faudrait décriminaliser le viol – puisque imposer une acte sexuel à une autre personne ne serait finalement pas plus grave que de lui demander de faire un café…

FS : Que répondez-vous aux personnes qui disent qu’on peut très bien être dans la prostitution « par choix » ?

KP : La vraie question, c’est : est-ce qu’il est acceptable de vouloir payer une personne pour qu’elle vous fasse des choses sexuelles ? Je ne suis pas là pour juger les femmes qui se prostituent (ni les hommes, d’ailleurs). Ceux que je juge, ce sont les clients, que j’appelle désormais putards. À partir du moment où il y a une demande, il y aura toujours une offre. S’il y a des gens qui veulent acheter des organes, et qu’il y a un flou juridique qui ne leur interdit pas de le faire, il se trouvera toujours des personnes assez désespérées pour répondre à cette demande – et même signer un contrat pour affirmer leur « consentement ». C’est en cela que je trouve que la loi de 2016 est un très bon début dans le combat abolitionniste : elle a dépénalisé les prostituées, tout en affirmant que vouloir payer une personne pour des actes sexuels n’est pas acceptable.

Est-ce que la prostitution est compatible avec la dignité humaine ? Il faut répondre, car nous sommes toutes et tous concernées, car potentiellement prostituables ! Il faut répondre, et pas dans l’abstrait, en ramenant tout à d’hypothétiques créatures « qui aiment ça », mais en ayant toujours à l’esprit des femmes concrètes, réelles : votre mère, votre compagne, votre fille… et vous-même.

FS : Dans votre livre, votre héroïne, qui exerce la prostitution à l’insu de son compagnon, justifie sa présence dans ce salon de massage en se disant qu’elle pouvait bien faire, avec des hommes relativement propres et pour 100$, ce qu’elle avait fait gratuitement avec des hommes « douteux et pas toujours clean ». Qu’est-ce que ça dit selon vous sur les relations sexuelles hétéros « normales » ?

KP : Il est tacitement admis que, dans une relation hétéro, la femme doive de temps en temps faire preuve de bonne volonté, c’est-à-dire se forcer un peu, même si elle n’en a pas très envie. Je crois que c’est pour cela que les gens ont peur du féminisme : parce qu’ils sentent instinctivement que cela conduit à remettre en cause tout l’édifice hétérosexuel.

FS : Vous dites que l’on devient prostituée parce que l’on vous a appris dès l’enfance que vous n’existiez que par le regard des hommes et qu’il fallait surtout ne jamais les complexer, flatter leur ego etc. Vos commentaires ?

KP : Même si, en théorie, ce n’est pas ce qui est enseigné à l’école, pour une jeune fille, tout son environnement social, tout ce qu’elle voit dans les médias et sur les réseaux, toutes ses interactions l’amènent à sentir qu’elle n’existe pas en-dehors du regard qui est posé sur elle. C’est la validation par les garçons – puis les hommes – qui lui donne sa valeur. Oh, c’est rarement dit aussi explicitement, mais c’est le message qui est encodé dans d’innombrables micro-événements tout au long de la vie, et qui finit par vous conditionner. C’est, par exemple, les garçons qui font des « classements » de filles dans un groupe. Ce sont les commentaires incessants sur le physique des femmes. C’est, même à propos d’une femme brillante qui va faire de grandes découvertes scientifiques, le fait de balayer tout cela en déclarant qu’elle a « raté sa vie de femme ». Ce qui prouve bien que, même au siècle de l’intelligence artificielle et de la fusion nucléaire, on continue de considérer que la féminité est un destin…

FS : Vous dites qu’il est difficile de sortir de la prostitution, parce que les seuls jobs que l’on peut trouver à la sortie, c’est des emplois de femme de ménage où on gagne en un mois à peu près ce qu’une masseuse gagne en un jour. Vos commentaires ?

KP : Il est certain que la prostitution permet de se procurer rapidement de grosses sommes d’argent – du moins, bien plus grosses que ce qu’on peut gagner en étant employée à des postes subalternes en entreprise. Alors forcément, cela donne accès à un style de vie qui peut être addictif. D’autant plus pour des femmes qui ne sont pas victimes de la traite, qui viennent dans les salons de leur propre gré : là, techniquement, on n’est pas dans la prostitution de survie.

Mais il faut prendre en compte les problèmes que cela crée sur le long terme. Il y a le salaire d’un côté, mais ce qu’il faut voir ce sont les conditions de travail, le danger et l’usure du corps. Sur le coup, on a l’impression que les billets te pleuvent dessus, mais on se retrouve rapidement avec des séquelles psychologiques et physiques, parfois très lourdes – parce qu’un sexe de femme n’est pas fait pour accueillir des bites à la chaîne. C’est un écosystème très fragile, qu’on agresse en permanence.

Entendons-nous bien : je ne porte aucun jugement sur ce que choisissent – ou non – de faire les femmes. Mais sur ce que les hommes s’arrogent le droit de leur faire. En fait, dans notre société, les femmes qui se prostituent suivent simplement jusqu’au bout la logique du système ultra-libéral. En un sens elles ont raison, elles ont compris et assimilé à fond les impératifs du système – s’enrichir, et encore s’enrichir. Le corps est désacralisé, il n’est plus considéré que comme un moyen, un outil. C’est très grave, parce que notre corps ne peut pas être dissocié de notre expérience de l’être-au-monde. C’est par lui que transitent toutes nos interactions avec l’extérieur ; on n’existe pour ainsi dire pas en-dehors de notre corps. Donc c’est une illusion de prétendre qu’on puisse le mettre sexuellement à disposition sans conséquences sur le psychisme, d’autant que l’on ne comprend pas encore très bien comment tout cela interagit.

FS : Vous dites « si les hommes avaient besoin de s’approprier le corps d’une femme pour être rassurés dans leur masculinité, c’est que leur définition de la masculinité n’était pas bonne ». Quelle est cette définition de la masculinité ?

KP : C’est la masculinité qui vous fait croire, un soir où vous vous ennuyez, qu’il est acceptable d’aller payer une femme pour qu’elle vous fasse des choses sexuelles. Qu’aller voir une prostituée, c’est un truc « à faire ».

https://revolutionfeministe.wordpress.com/2023/06/25/prostitution-payer-pour-violer/

Francine Sporenda

Américaine qui anime le site Révolution féministe.

https://www.facebook.com/RevolutionFeministe/

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