Édition du 14 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec solidaire

Avec l’union sacrée, Québec solidaire s’enfonce dans le parlementarisme

Sa militance, si elle se secoue, peut encore le ramener à l'anticapitalisme

Quand un militant me communique que la politique de Québec solidaire consiste, au nom du réalisme, à « atténuer » les effets désastreux du capitalisme néolibéral mais qu’elle « ne réclame jamais des changements radicaux », il met le doigt sur le bobo. Cette stratégie qui paraît à première vue se rapprocher du but, soit une société d’égalité, de liberté, de solidarité et écologique, nous en éloigne. Parce que le capitalisme réellement existant ne cesse de s’enfoncer dans ses contradictions menant à plus de pauvreté, d’inégalités, d’autoritarisme au point de plonger l’humanité dans une crise existentielle cristallisée dans la crise climatique et celle de la biodiversité ce que dramatise l’actuelle pandémie. Pour employer un cliché, cette stratégie consiste à trouver une meilleure chaise sur le pont du Titanic. Pourquoi alors persister à être membre de ce parti et à y militer ? La militance sociale ne suffirait-il pas ? Ou encore militer dans ou fonder un autre parti ?

Le parlementarisme stérilise la gauche politique et rend impuissant le mouvement social

On pourrait honorablement choisir de militer exclusivement ou avant tout dans le mouvement social, de celui syndical à celui communautaire en passant par ceux féministe, étudiant, écologique, etc.. Le découplage de l’institutionnel et du socio-économique caractérise la politique bourgeoise. Il est le reflet du mode de production capitaliste divorçant de la société pleine d’imperfections la sphère économique qui aurait ses propres lois « naturelles » lesquelles n’ont pas à être entravées par une quelconque contrainte. Ces imperfections seraient à corriger par l’action politique (institutionnelle)... en autant qu’elle n’interfère pas ou peu ‑ limite du champ d’action de la politique bourgeoise ‑ avec les fondements économiques du capitalisme. Ce dernier serait le soit disant aboutissement de l’histoire humaine comme élargissement constant de la sphère du marché jusqu’à l’inclusion ultime de la terre et de la force de travail... sauf que l’esclavagisme historique contredit ce déterminisme linéaire.

Ainsi la politique bourgeoise serait limitée au parlementarisme hors sol social. Son but ne pourrait être que l’atténuation des effets du capitalisme. Cette conception de la politique pèse d’autant plus que le parti conquiert une présence parlementaire et que celle-ci devient significative. Depuis l’élection de 2018, on a constaté le tournant parlementaire de Québec solidaire. La crise pandémique l’a particulièrement mis en relief au point de succomber à l’union sacrée ce qui limite son action politique à donner des tapes sur les doigts au parti gouvernemental. Pourtant la politique caquiste de gestion de la pandémie consiste à préserver et à revenir dans les plus brefs délais à « l’économie » aux dépens de la santé publique, en particulier des gens non générateurs de profit lesquelles aînées et malades chroniques sont la cible mortelle du coronavirus.

L’expression organisationnelle du parti reflète la prédominance de son aile parlementaire. C’est ce qu’on constate in vivo durant la pandémie avec ce « groupe de travail » non statutaire composé de l’aile parlementaire et de quelques permanent-e-s lequel groupe s’est substitué de facto au Comité de coordination nationale (CCN). Mais on le constatait aussi auparavant ce qui était masqué par le rôle prééminent des porte-parole et aussi de la présidente intégrée de plus en plus au sein du « parti parlementaire ». La confusion était entretenue du fait que ces trois postes clefs appartiennent à la fois au parti parlementaire et au CCN.

Les changements aux statuts du dernier congrès (2019) en plus d’accorder un mandat de 4 ans à la présidence comme aux porte-parole au lieu de 2 ans pour les autres membres du CCN, la rendent responsable d’un statutaire et cruciale comité de stratégie aux responsabilités élargies où prédomine le parti parlementaire. Ce comité de stratégie ne fait plus rapport au Conseil national d’abord mais seulement au CCN et, cerise sur le gâteau, au caucus. En plus, la présidence devient responsable de la coordination entre l’aile parlementaire et le CCN. On est très loin des anciens statuts d’avant 2016 où un ou une des deux porte-parole ne pouvait pas être un-e élu-e et où la personne non élue était automatiquement à la présidence du parti.

Quand la démocratie représentative soumet la démocratie directe au lieu de lui être subordonnée

Pour le parlementarisme, le mouvement social n’est pas le fondement de toute action politique de gauche. Il est au mieux un moyen de pression pour des changements à la marge. Et encore doit-il être sous le contrôle des bureaucraties syndicales et populaires pour éviter tout débordement « spontané » ayant le potentiel de remettre en question le paradigme capitaliste, ce qui est considéré par le parlementarisme comme une utopie engendrant le chaos. Ainsi Québec solidaire jamais n’émet des réserves à propos des décisions de ses appareils syndicaux... et vice-versa. Cette conception conduit au dogme de la division du travail entre lutte sociale et lutte politique. En découle un ratatinement de la politique à une affaire de partisanerie à peine tolérant de la dissidence et de la critique pourtant vitales pour la démocratie interne.

Le peuple travailleur en vient ainsi à se désintéresser de la politique (partisane) pendant que parallèlement au sein du parti, la militance sociale se détache de sa vie interne laissant la place aux électoralistes... et aux anticapitalistes et autre radicaux. En tant qu’un des plus anciens militants de ma circonscription, je peux en témoigner. Les premiers ont comme but la maximisation du vote, ce pour quoi ils ont tendance à s’adapter à l’électorat moyen conditionné par la fabrication de l’opinion publique. Davantage que causée par la seule concentration médiatique, l’opinion publique trouve son terreau dans les préoccupations immédiates de survie résultant de la loi de la compétition entre capitaux privés englobant le marché du travail.

Les seconds, conscients que rupture anticapitaliste et grandes réformes ne se gagnent que sur le terrain politique, compris comme mobilisation générale et profonde du peuple-travailleur, voient les élections comme une forme particulière de lutte idéologique et de mise en évidence des luttes sociales. Cette lutte peut se prolonger dans l’enceinte parlementaire si le rapport de forces est favorable pour obtenir des personnes élues. Mais cette forme particulière est subordonnée à la lutte sociale car historiquement aucun changement fondamental n’est sorti du parlement. Au contraire, la conquête de la majorité parlementaire ‑ et non du pouvoir dont le parlement n’est pas le lieu ‑ a historiquement conduit à la défaite de la montée vers la révolution anticapitaliste (Allemagne-1918, France-1936, Chili-1973, Brésil-2002). C’est inévitable quand la démocratie représentative soumet la démocratie directe au lieu de lui être subordonnée.

La brèche entre le marteau de l’isolement groupusculaire et l’enclume de la récupération parlementaire

Pourquoi alors continuer à militer dans un parti qui paraît plus utile à canaliser colère et frustration populaires vers l’enlisement parlementaire qu’à rassembler et mobiliser le peuple travailleur dans la rue et dans les urnes pour au moins imposer des réformes radicales menant à terme vers un renversement de la dictature réellement existante du capital financier ? Parce que hors du parti point de salut du moins si on veut mener une action politique de gauche efficace. Québec solidaire est devenu le seul lieu de la gauche politique québécoise en mesure d’avoir une quelconque influence sur l’ensemble de la société du Québec. Ailleurs, c’est la stérile ligne juste groupusculaire à moins bien sûr de faire oeuvre utile dans le mouvement social largement défini, le fondement indispensable de tout rassemblement politique pour ne pas construire du clin-clan sur le sable idéologique. C’est d’ailleurs mauvais signe, comme ça le devient chez les Solidaires, quand la militance sociale ne constitue plus l’épine dorsale de sa militance même si elle peut rester membre du parti.

Les personnes partisanes d’un parti radical/anticapitaliste sont donc prises entre le marteau de l’isolement groupusculaire et l’enclume de la récupération parlementaire. Reste une brèche avant que le premier ne s’abatte sur la seconde. Une bonne partie de cette militance à la gauche du parti tente de s’organiser, dans le dispersement de plusieurs groupes se recoupant plus ou moins, pour faire front. On peut mentionner les deux réseaux militants écologique et intersyndical, les Solidaires pour la démocratie interne, la Commission nationale autochtone et les collectifs se réclamant de Trotski. Leur tactique du moment semble être d’organiser une démarche parallèle soit de vidéoconférences par exemple sur « le thème de la transition juste et solidaire » soit de bulletins pour « tenir bon ». Semble abandonnée la volonté première de contester frontalement le parti parlementaire pour que le CCN réorganise virtuellement le parti. Ainsi il pourrait tenir son conseil national avant l’été sur le thème de la révision du Plan de transition du parti que la majorité de la militance estime problématique et plusieurs une faillite parce qu’une capitulation au capitalisme vert.

La dormance des Solidaires pour la démocratie interne signale cette renonciation qui revient à accepter la domination du parti parlementaire du moins pour le temps de la pandémie ce qui ne garantit rien de bon pour la suite des choses. Ce recul tactique fait d’autant plus problème qu’il abandonne au parti parlementaire la politique anti-pandémique du parti, ce dont a traité ma dernière contribution (https://www.pressegauche.org/Comment-la- CAQ-a-transforme-ses-anges-gardiens-en-anges-de-la-mort). Dans un esprit « d’union sacrée », c’est-à-dire de concertation avec le parti le plus pro-patronal, notre parti a d’abord « garanti au premier ministre sa pleine et entière collaboration [car] la santé publique passe avant la politique ». Avec l’apparition des problèmes et insuffisances les unes après les autres, le parti a multiplié les tapes sur les doigts mais sans remettre en question l’orientation d’ensemble de la gestion gouvernementale.

Céder à la pression des membres pour faire une pirouette et retomber sur le derrière

Avec le silence du parti face au paroxysme de l’hécatombe des aînées et la perte de contrôle de la gestion des CHSLD et résidences privées par les gouvernements, ce qui fait du Québec le noir champion canadien des mortalités, la colère d’un grand nombre de membres a commencé à poindre vis-à-vis le parti parlementaire entre autre sur les réseaux sociaux. Le parti a finalement réagi en réclamant une formation accélérée des volontaires répondant à l’appel du gouvernement tout en les payant correctement, sans préciser davantage, et surtout en réclamant une protection sanitaire adéquate, ce qui est au coeur du problème.

Pour qu’apparaisse le matériel sanitaire manquant autrement que par d’aléatoires importations et d’occasionnels dons, le parti ressuscite des morts Pharma Québec. Fort bien. Il est dit que « [d]ans le cadre de la pandémie, Pharma Québec sera d’abord chargé d’acquérir le matériel médical stratégique dont le réseau de santé a besoin ». L’urgence commande plutôt d’utiliser immédiatement le pouvoir gouvernemental pour ordonner, et s’il le faut exproprier, les entreprises dotées des équipements pour ce faire (ex. aéronautique, armement, vêtement, chimie). Encore une fois, pressée par sa militance, la direction du parti aura fait une pirouette... et retombé sur le derrière.

On constate une pauvreté revendicative du côté des résidences pour aînéEs, pourtant le point chaud de la pandémie, et de celui des organismes populaires face à des besoins criants issus du confinement. Des bandits notoires, tel le président de Groupe Katasa propriétaire du tristement célèbre CHSLD Herron, peuvent être propriétaires de chaînes de résidences privées pour aînées, mais les employéEs sont scrutées quant à leurs antécédents judiciaires ! On s’attendrait à ce que notre parti réclame la dé-privatisation de ses résidences, leur intégration dans le réseau des CHSLD avec ajustement salarial au niveau du public, le maintien pérenne des hausses salariales d’urgence comme base de négociation et l’amélioration des conditions de travail par l’amélioration notable des ratios. Cette réforme serait complémentée par un investissement massif et immédiat dans les soins à domicile, avec ajustement salarial à l’avenant, pour que le Québec cesse d’être le champion canadien de taux de personnes âgées vivant en résidence.

Malgré des aides ponctuelles gouvernementales, « les organismes communautaires du secteur de la santé et des services sociaux chiffrent actuellement leurs besoins de base à 370 millions par année, c’est un montant d’à peine 40 millions qui leur a été consenti dans le dernier budget Legault, qui pouvait pourtant compter sur un surplus de 2 milliards de dollars. Pour l’ensemble des organismes communautaires autonomes, ce sont 75 millions qui ont été annoncés, alors que les besoins sont évalués par le milieu à 460 millions annuellement. » (IRIS, 17/04/20). On s’attendrait à ce que le parti répercute cette exigence.

L’internationalisme... pan-canadien pour la reconversion économique de l’Alberta

Selon le résumé du jour du Guardian (17/04/29), « [l]es leaders de l’environnement ont suggéré que la crise actuelle pourrait offrir une opportunité de lutter contre la crise climatique et de créer un monde plus durable. Mais jusqu’à présent, ce sont les pollueurs qui semblent en bénéficier, les industries des combustibles fossiles, de l’automobile, de l’aviation, de l’agriculture, du plastique et du bois utilisant la pandémie pour obtenir des milliards de dollars en renflouements et pour affaiblir ou retarder les protections environnementales. » L’Alberta ayant prévu la pandémie dès décembre et étant moins atteinte par la covid-19 enverrait des millions de masques au Québec et à l’Ontario qui en ont bien besoin. Il faut apprécier cette solidarité sans faire de procès d’intention. Mais ce n’est pas une raison pour être d’accord ni avec la subvention fédérale de 15G $ annoncée pour l’industrie pétrolière ‑ pour l’instant la pression populaire en a fait un couac ‑ ni avec les quelques milliards $ que l’Alberta veut investir et prêter pour la construction de l’oléoduc Keystone XL qui débutera en pleine pandémie.

Par contre, il faut être sensible à l’intense crise économique qui frappe l’Alberta (et Terre-Neuve) plus qu’ailleurs. La gauche québécoise pourrait être d’accord avec une subvention de 15 ou 20G $ si elle servait à la reconversion hors hydrocarbure de l’économie albertaine en autant que le gouvernement albertain renonce à investir dans Keystone XL et que le fédéral renonce à l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain en toute logique avec la reconversion. Et l’Alberta se doterait d’un système fiscal équivalent à la moyenne canadienne. Une politique semblable pourrait être proposée pour Terre-Neuve, toutes proportions gardées, si elle renonce à l’expansion prévue du pétrole sous-marin. Autre terrain sur lequel on attend Québec solidaire.

Reprise économique pressée vers le statu-quo ou santé publique d’abord vers la société de prendre soin

Quant à une position à propos de la reprise hâtive des activités économiques pour laquelle pousse fort la CAQ à la Trump, davantage que les Libéraux ne le font, Québec solidaire se tait. Pourtant la population du Québec s’y oppose comme en témoigne la pétition contre la réouverture précipitée des écoles qui avait récolté 100 000 noms en un temps record. Cette contradiction entre santé publique et reprise de l’accumulation du capital est cruciale. De Trump à l’Union européenne en passant par la Chine, leurs dirigeants précipitent la reprise des activités économiques au point de faire la joie du capital fictif : les bourses dans les deux dernières semaines ont été à la hausse au point d’effacer la moitié de leurs pertes pandémiques.
La générosité du gouvernement canadien envers le capital financier, sans quasiment aucune contrepartie et contrôle, dépasse de beaucoup le soutien accordé lors de la Grande récession (2008-09). Le Canada, fédéral et provinces, en est rendu à un soutien budgétaire de 315 milliards $ (14% de son PIB) à force de rallonger les programmes d’aide, et à une création monétaire de la Banque du Canada, qui avait été nulle en 2008-09 contrairement aux grandes économies, de 200 milliards $ ce qui permet aux grandes banques d’étatiser leurs risques à la pelletée. Le Canada n’en reste pas moins le moins endetté des pays du G-7 « avec un ratio dette nette/PIB légèrement au-dessus des 40 % prévu à la fin de 2020, contre une moyenne de 107 % pour le G7 […] bien en deçà du sommet de 66,6 % atteint en 1995-1996. » (Le Devoir, 16/04/20)

La très bonne situation financière canadienne ne crée donc aucune urgence économique pour compromettre l’urgence sanitaire... et même si elle n’était pas bonne. D’ailleurs, contrairement aux PME harcelées par la menace de banqueroute auxquels les gouvernements provinciaux sont surtout sensibles, le Business Roundtable (ÉU), représentant les très grandes entreprises qui ont plus l’oreille du gouvernement fédéral, « demande la réouverture en se fondant sur la sécurité publique d’abord » (Bloomberg, 14/04/20). Les GAFAM, Netflix, Walmart, les grandes entreprises alimentaires, de l’armement, des communications, de la téléinformatique continuent de s’enrichir malgré et souvent à cause de la pandémie. Plus le confinement sera long, plus les PME deviendront des proies faciles à acquérir à bon marché et plus le chômage fera pression sur les salaires et conditions de travail plus élevés pour les grandes entreprises. Quant à la croissance de l’endettement public, elle enrichira banques et système bancaire de l’ombre et justifiera la continuation de l’austérité.

La gauche politique doit savoir profiter de cette contradiction en s’opposant à une reprise économique hâtive tout en réclamant un soutien accru au peuple travailleur et aux PME, surtout aux TPE. L’endettement qui en découle n’a pas encore une fois à être remboursé par l’austérité mais par les grandes entreprises qui regorgent de liquidités jamais réinvesties et par les grandes fortunes gavées de dividendes et de rachats d’actions, le tout parqué en grande partie dans les paradis fiscaux. On attend toujours Québec solidaire, comme on attend Godot, sur cet enjeu fondamental dont dépend l’orientation politique de la sortie de crise soit vers un capitaliste autoritaire maintenant la dictature du capital financier soit vers une société de « prendre soin » des gens et de la terre-mère.

Marc Bonhomme, 18 avril 2020
www.marcbonhomme.com ;
bonmarc@videotron.ca

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