Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Salaire minimum : les ouvriers cambodgiens se rebiffent

En Asie du Sud-Est, la compétitivité de l’industrie textile repose sur des salaires de misère. Mais, sous la pression des travailleurs, gouvernements et entreprises doivent lâcher du lest.

Les revendications salariales sont généralement soutenues par des grèves et des manifestations, qui aboutissent avec un peu de chance à un accord. Mais il est rare que les manifestants finissent par jeter des pierres et des cocktails Molotov sur des forces de sécurité qui les menacent avec des armes à feu. 



C’est malheureusement ce qui s’est produit début janvier au Cambodge, lorsque le gouvernement a annoncé la revalorisation du salaire minimum [du secteur textile] à 100 dollars [72 euros] par mois – un montant inférieur de 60 dollars à ce que revendiquaient les travailleurs. Cinq manifestants ont été tués par balle et 40 autres ont été blessés. Au Cambodge, toute hausse des salaires revêt une importance considérable pour le secteur de la confection. Les produits fabriqués pour de grandes marques comme Adidas, C & A, H & M, Esprit, Nike, Puma, Primark ou Walmart représentent 85 % des exportations du royaume, et le secteur génère 5 milliards de dollars [3,6 milliards d’euros] de chiffre d’affaires par an. 



Pour les entrepreneurs, une hausse des salaires entraîne une baisse des bénéfices. De son côté, le gouvernement risque une délocalisation des usines du jour au lendemain – ou de nouvelles émeutes si les demandes des travailleurs ne sont pas entendues. “Certains pays peuvent avoir peur d’augmenter le salaire minimum par crainte de perdre des emplois et des investissements”, explique Paul Collins, de l’ONG britannique War on Want. “Par exemple, dans le secteur de l’habillement, le gouvernement cambodgien redoute sûrement que les entreprises déplacent leurs activités au Bangladesh, où les salaires sont inférieurs, et le gouvernement du Bangladesh craint sûrement que ces mêmes entreprises se délocalisent à nouveau dans des pays encore moins chers, comme la Birmanie ou l’Ethiopie.” Pourtant, Paul Collins n’est guère convaincu par l’argument des employeurs et des dirigeants politiques. “Nombre d’entreprises menacent d’aller ailleurs en raison des coûts salariaux, mais les salaires représentent en fait un pourcentage très réduit du prix final d’un vêtement”, constate-t-il. 



L’exemple chinois

En réalité, beaucoup d’autres facteurs entrent en jeu, comme le nombre d’ateliers de confection que compte un pays, le niveau de qualification de la main-d’œuvre et la sûreté des voies d’approvisionnement. “La Chine en est la preuve : elle reste un grand pays exportateur malgré des coûts salariaux relativement élevés par rapport à d’autres pays en Asie du Sud-Est”, ajoute Paul Collins. Toutefois, c’est pour les travailleurs que l’enjeu est le plus important. 



Il s’agit essentiellement de jeunes femmes qui quittent leur province natale pour assembler à longueur de journée des produits destinés au marché étranger. Selon une étude réalisée en 2012 par le collectif Labour Behind the Label et l’association cambodgienne Community Legal Education Centre, les ouvrières gagnent environ 82 dollars [59 euros] par mois. Pour pouvoir envoyer de l’argent à leur famille tout en couvrant leurs propres dépenses quotidiennes comme la nourriture et le loyer, elles doivent effectuer un nombre considérable d’heures supplémentaires. 


Selon une enquête publiée en 2013 par Labour Behind the Label, 33 % des travailleurs du textile sont en sous-poids [et risquent des carences nutritionnelles]. En d’autres termes, ils se privent pour leurs familles. Depuis quelques années, des évanouissements en masse se produisent au Cambodge – il est arrivé que 250 personnes perdent connaissance dans une seule usine. Ces malaises, que les ouvriers attribuent à des esprits, peuvent être dus à une mauvaise ventilation, à une hystérie collective, aux produits chimiques utilisés et certainement à la malnutrition (ou à l’association de tous ces facteurs). 



Une notion hétérogène

La Déclaration universelle des droits de l’homme [complétée par les conventions de l’Organisation internationale du travail] permet de définir le salaire minimum décent : les salaires et allocations versés pour une semaine de travail standard correspondent, au minimum, aux normes nationales légales ou aux normes industrielles de référence, et ils doivent toujours être suffisants pour répondre aux besoins de base des travailleurs et de leurs familles, et apporter en outre un revenu discrétionnaire. 

En Asie du Sud-Est, cette notion est hétérogène et recouvre de multiples politiques et pratiques. Dans certains pays, la loi garantit un seuil. La Malaisie a ainsi mis en place un montant de référence national au début de l’année 2013, établissant le salaire minimum à 290 dollars [210 euros] par mois. Dans d’autres pays, ce sont les autorités locales qui sont responsables de cette décision, comme en Indonésie, où cela relève des gouvernements provinciaux [voir CI n° 1154, du 13 décembre 2012]. 


Dans les pays où le marché du travail est relativement compétitif, les employeurs peuvent se permettre de verser des salaires élevés aux meilleurs talents et le salaire minimum n’est alors pas indispensable. Mais, lorsque le marché du travail est fermé et qu’il est confronté à des problèmes de formation, de productivité et de qualifications, le salaire minimum contribue à faire en sorte que les travailleurs puissent subvenir à leurs besoins fondamentaux. “Le salaire minimum doit être perçu comme celui qui permet à une personne d’avoir un emploi, puis d’en obtenir un autre plus qualifié et à plus forte valeur ajoutée”, résume Sandra D’Amico, directrice générale de la branche cambodgienne d’HRINC [cabinet-conseil en ressources humaines] et vice-présidente de la Fédération cambodgienne des employeurs et des associations patronales (Camfeba). “Personne ne devrait toucher le salaire minimum toute sa vie. Par ailleurs, celui-ci contribue à assurer un niveau de vie décent et à éviter l’exploitation de la main-d’œuvre en général, et des travailleurs peu éduqués en particulier.” 



Stabilité sociale

Fixer un seuil présente d’autres avantages, affirme Chris Devonshire-Ellis, fondateur et associé du cabinet-conseil Dezan Shira & Associates, spécialisé dans les investissements directs étrangers. Selon lui, “les lois sur le salaire minimum […] apportent également une certaine stabilité et un cadre réglementaire à des marchés du travail qui sans cela risqueraient de devenir chaotiques, surtout dans les pays densément peuplés”. 


Toutefois, réclamer un salaire minimum pour tous ne suffit pas. Les Etats doivent aussi aider leur population à accéder à de meilleurs emplois. “Il est illogique de ne voir le salaire minimum que comme une donnée isolée, ajoute Sandra D’Amico. Les syndicats, notamment, doivent jouer un rôle plus important dans la promotion de l’éducation, du renforcement des compétences et des nouveaux secteurs, afin d’aider les travailleurs à gravir les échelons et à ne pas rester bloqués dans un emploi au salaire minimum.” 



Selon une étude récente de HRINC, au Cambodge 60 % des travailleurs âgés de 15 ans ou plus sont dans le secteur informel, c’est-à-dire qu’ils exercent un emploi non agricole qui n’est pas enregistré auprès d’un ministère ou d’une quelconque autorité. De plus, 12,5 % de la population n’a jamais été scolarisée et 4 % seulement a un diplôme universitaire. La stratégie chinoise est souvent érigée en exemple. Dans ce pays, les dispositions du droit du travail sont précises et le salaire minimum est augmenté de 15 à 20 % tous les ans. L’objectif de la Chine n’est toutefois pas le même que celui de pays moins développés comme le Cambodge ou la Birmanie. 


Pékin souhaite créer une classe moyenne nationale ayant les moyens de consommer, pour s’éloigner d’un modèle économique fondé sur les exportations. “Le problème est que cela entraîne une augmentation de tous les salaires, et pas seulement des plus faibles, note Chris Devonshire-Ellis, ce qui engendre des pressions inflationnistes.” Dans une perspective globale et à long terme, le consultant est optimiste quant au sort des travailleurs dans la région. “L’Asie fait des progrès, assure-t-il. Il reste beaucoup à faire et cela prendra du temps, mais les problèmes liés au mauvais traitement de la main-d’œuvre sont gérés de façon systématique. Il faut créer de la richesse avant de pouvoir distribuer plus d’argent, et c’est ce que font tous les pays asiatiques, à l’exception de la Corée du Nord.”



— Daniel Besant 
Publié le 1er mars 2014 sur Southeast Asia Globe (extraits) Phnom Penh

Daniel Besant

Journaliste pour le Southeast Asia Globe.

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