Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Sexiste, la ville ?

En ce mois de mars mettant en avant la lutte pour les droits des femmes, la géographie apporte sa pierre à cet édifice, notamment en questionnant l’influence de l’urbanisme et des politiques de la ville sur le quotidien de la moitié de la population. (Renaud Duterme)

Tiré de Entre les lignes et les mots

Il est banal de dénoncer les atteintes aux droits des femmes dans d’autres continents (Iran, Afghanistan, Afrique sub-saharienne, etc.). Mais l’on a tendance à occulter certaines réalités occidentales en lien avec cette problématique. Car de nombreux progrès restent à accomplir, notamment au sein des logiques urbaines. La ville reflète toujours les disparités présentes au sein d’une société. Logiquement, les inégalités entre hommes et femmes s’inscrivent en profondeur dans l’architecture urbaine, tout comme dans les politiques de la ville.

Où sont les femmes ?

Ce sexisme urbain se manifeste d’abord dans les représentations symboliques omniprésentes au sein de toute ville. Premier exemple significatif : la surreprésentation masculine dans les noms de lieux. À l’échelle de la France, quand une plaque de rue ou d’espace public met une personnalité à l’honneur, il s’agit d’un homme dans 94% des cas [1]. À Paris, pour ce qui est des stations de métro, moins d’1% d’entre elles portent le nom d’une femme. L’on pourrait multiplier les exemples, notamment en évoquant les nombreuses statues qui ornent la plupart des villes et qui représentent rarement des personnalités féminines. Ou encore les pictogrammes facilitant l’usage des infrastructures urbaines (personnages sur les feux de signalisation, marquage au sol, vocabulaire utilisé sur les panneaux indicatifs, etc.).

L’idée ici n’est pas de revendiquer le déboulonnage des statues d’hommes, le remplacement total des symboles masculins, l’écriture inclusive partout ou encore la parité parfaite dans tous les secteurs (qui plus est en tenant compte de l’ensemble des sensibilités identitaires de chacun et chacune). Quoi qu’on en dise, ces débats sont souvent moins binaires qu’ils ne le laissent penser. Mais il s’agit au moins de mettre en évidence l’invisibilisation des femmes dans la symbolique publique. Même si cette invisibilisation connait sans doute une exception peu louable (car souvent très stéréotypée) : l’omniprésence des corps féminins dans la publicité.

Un espace pas si public

Au-delà de la représentation symbolique, les femmes sont généralement moins présentes dans l’espace public que les hommes. La tendance générale est de considérer que les femmes y circulent essentiellement, là où les hommes peuvent l’occuper plus durablement. Outre la question de l’insécurité, les types d’aménagement peuvent contribuer ou non à cette présence. Des urinoirs publics, sans toilettes sécurisées et entretenues à proximité, marquent clairement une certaine hostilité envers le stationnement d’une femme dans les environs. Dans son Manuel pour une hospitalité de l’espace public, l’architecte Chantal Deckmyn recommande des toilettes avec « équipements et fournitures réservés aux femmes tels que papier hygiénique, lavabo, savon (liquide), papier sèche-mains, miroir table ou tablette, poubelle, voire mini-WC et table à langer » [2].

Certains loisirs, traditionnellement plus masculins (fait devant en soi évidemment être questionné) ont souvent pignon sur rue, tels que des Skate Parks, des terrains de football ou de basket, des infrastructures de musculation, etc. Majoritairement occupés par des garçons, ces lieux sont au cœur d’une dynamique autoentretenue : de nombreuses filles ne s’y sentent pas à l’aise (regards des garçons, remarques, hostilité, moqueries, etc.), renforçant encore l’omniprésence masculine. Les travaux de la géographe Édith Maruejouls ont montré que cette omniprésence peut déjà se manifester au sein des écoles primaires avec l’agencement des cours de récréation.

Architecture anxiogène

Mais il est évident que les préoccupations de nombreuses femmes sont surtout d’ordre sécuritaire. Encore aujourd’hui, rare sont celles qui ne subiront pas un jour une expérience désagréable dans un espace public (interpellation insistante, remarque, insulte, pression psychologique, harcèlement, violence, agression sexuelle, etc.). Traiter cette problématique doit se faire de façon multidisciplinaire mais, ici encore, la façon dont on agence la ville peut accentuer ou atténuer ce fléau.

On sait en effet que de nombreux éléments architecturaux peuvent générer de l’insécurité, qu’elle soit réelle ou fantasmée. Impasses, tunnels, parkings, ruelles sombres et isolées, autant de lieux favorisant de potentielles agressions et par là décourageant de nombreuses femmes à s’y aventurer (quitte à parcourir un trajet plus long). Plusieurs villes essaient de pallier ces désagréments, notamment via la suppression d’angles droits, la pose de miroirs, l’élargissement de voies de passages, la multiplication de sorties de secours, etc.

D’autres éléments à l’apparence anodine peuvent accentuer les risques liés à l’insécurité. Des rues pavées rendent ainsi la marche, et a fortiori la fuite, plus périlleuse quand on porte des hauts talons. Tout comme des trottoirs trop étroits favorisent la promiscuité entre les personnes, ce qui peut faciliter des attouchements de la part d’usagers masculins.

Bien sûr, lutter contre les violences faites aux femmes n’est pas qu’une affaire d’urbanisme et nécessite de les considérer au regard de l’ensemble des aspects de nos vies (sphère domestique, scolaire, lieux de travail, etc.). Mais il est primordial que les urbanistes de demain intègrent pleinement cette variable dans leurs futurs aménagements.

Mobilités inégales

La question des transports, et plus généralement des déplacements, possède aussi une forte dimension de genre. On a déjà évoqué l’allongement de certains temps de parcours afin d’éviter certaines zones, donnée qui complique le quotidien de nombreuses femmes. Chez beaucoup d’entre elles, le trajet effectué dépendra de l’heure mais aussi de la tenue portée. Certaines optant d’ailleurs pour la voiture afin de rester dans un espace plus sécurisé (ce qui peut être rendu compliqué suite à l’adoption de certaines mesures environnementales).

Les transports en commun, très sollicités par les femmes (notamment pour des raisons économiques), peuvent également être porteurs de désagréments pour ces dernières. Surfréquentation à certaines heures (augmentant les risques d’attouchements), isolement à d’autres, temps d’attente importants, éloignement des arrêts, faible fréquence durant les heures tardives, autant de situations pouvant rendre le simple fait de se déplacer particulièrement angoissant.

C’est encore plus vrai pour les catégories sociales plus précaires, dont les faibles revenus les contraignent à habiter plus loin des centres-villes et donc des bassins d’emplois. Le temps passé dans les transports dépasse ainsi le raisonnable et se fait souvent à horaires décalés (pensons aux femmes de ménages dont le travail doit souvent être effectué avant ou après les heures de bureaux), ce qui les contraint à se déplacer durant une partie de la nuit.

Si cet élément rajoute du crédit à la nécessité de bénéficier de services publics de qualité, d’autres mesures faciles à mettre en œuvre peuvent être mises en avant, telles que l’ajout d’arrêts supplémentaires dans les zones sensibles, voire la possibilité pour des usagères de se faire déposer à proximité de leur domicile. Par le monde, certaines villes sont allées jusqu’à adopter des systèmes de wagons réservés aux femmes.

Enfin, dans un autre registre, l’aménagement urbain peut également regorger d’obstacles auxquels doivent faire face les mères se déplaçant avec poussettes tels que des escaliers, des trottoirs trop étroits, des portails dans les stations de métros et dans le bus, etc. [3]

Qui décide en ville ?

Évidemment, parvenir à une ville au sein de laquelle les femmes se sentiraient aussi libres et à l’aise que les hommes implique que ces dernières soient partie prenante des décisions forgeant les politiques urbaines. Ici encore, beaucoup de progrès restent à accomplir, tant la sphère décisionnelle reste « une affaire d’hommes ». Les femmes sont encore trop souvent sous-représentées dans de nombreux conseils municipaux, tout comme dans la plupart des instances dirigeantes. En Belgique, seules 46 communes sur 262 sont dirigées par des femmes, ce qui ne représente que 18%. À Bruxelles, sur les 19 arrondissements de la ville, seuls 2 sont administrés par des femmes. Cette proportion est sans aucun doute généralisable à de nombreuses villes. Même si ces dernières années, une prise de conscience semble peu à peu émerger et l’on voit de plus en plus de villes dirigées par des femmes (Paris, Strasbourg, Besançon, etc.).

Il va de soi que, quand bien même une majorité d’hommes serait sensibilisée aux questions de parité, il leur sera toujours plus compliqué de se rendre compte des réalités vécues par leurs homologues féminines.

[1] Yves Raibaud, La ville faite par et pour les hommes, Paris, éditions Belin, 2015.
[2] Chantal Deckmyn, Lire la ville. Manuel pour une hospitalité de l’espace public, Paris, La Découverte, 2020, p.80.
[3] Cette donnée est aussi pertinente pour les personnes porteuses de handicap.

https://geographiesenmouvement.com/2023/03/14/sexiste-la-ville/#more-3509

Renaud Duterme

Renaud Duterme est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013 et co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014.

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