Édition du 23 avril 2024

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Afrique

Tunisie : la « chasse aux Africains » tourne à l’affrontement

De violents heurts durent depuis plusieurs jours à Sfax, au sud de Tunis, entre des habitants de la ville et des migrants subsahariens. Alors qu’un Tunisien a trouvé la mort, poignardé lundi dans la soirée, la situation ne cesse d’empirer.

Tiré de Médiapart.

Ils étaient stigmatisés et pointés du doigt, au plus haut sommet de l’État, il y a encore quelques mois. Les migrants subsahariens de Tunisie sont désormais pourchassés, principalement dans la ville côtière de Sfax (au sud de Tunis), où des heurts ont éclaté ces derniers jours. Des groupes d’habitants dont le discours est empreint de relents nationalistes et racistes s’organisent, depuis le début de la semaine, pour dénoncer la présence des migrants subsahariens et appeler à les traquer pour les contraindre à quitter la ville.

Lundi soir, un Tunisien âgé de 42 ans a perdu la vie, poignardé par un migrant, dans le contexte de ces affrontements. Trois hommes ont été interpellés. « Trois migrants soupçonnés d’implication dans ce meurtre et qui seraient de nationalité camerounaise, selon les informations préliminaires, ont été arrêtés », a précisé à l’AFP Faouzi Masmoudi, porte-parole du parquet de Sfax. Sur les réseaux sociaux, des appels à la vengeance pullulent, invitant ouvertement à s’en prendre aux Subsahariens pour venger l’homme. Cagoulé et torse nu, un jeune appelle ici à prendre la rue et à rejoindre son groupe pour « défendre leurs maisons », prônant l’unité.

Des migrants subsahariens auraient déjà été délogés par ces groupes organisés et remis aux forces de l’ordre. Une vidéo montre une vingtaine de corps noirs amassés les uns sur les autres, à même le sol, entourés d’hommes tunisiens munis parfois de bâtons. Des personnes ont été blessées, comme l’a rapporté un urgentiste de l’hôpital de Sfax sur une page Facebook, évoquant une « nuit inhumaine » et « sanglante ». D’autres, enfin, sont restées terrées chez elles, n’osant plus sortir, selon plusieurs sources locales. Ce mercredi, plus d’une centaine de Subsahariens se sont dirigés vers la gare de Sfax pour tenter de gagner Tunis et de se rapprocher des ambassades en vue d’organiser leur retour.

« La situation est devenue très compliquée, confirme Mohamed Wajdi Aydi, avocat et ancien maire adjoint de Sfax chargé des migrations. On observe un discours très agressif contre les migrants et des affrontements dans plusieurs quartiers de la ville entre migrants et locaux. » L’ancien élu évoque des « rafles de la police » et des opérations de transfert pour des centaines de Subsahariens vers les frontières terrestres sud et ouest, ainsi que vers la capitale, « pour un retour forcé des migrants » en Libye ou dans leur pays d’origine. « C’est malheureux. »

Fuir ou se terrer chez soi

Marc*, un Ivoirien habitant Sfax depuis quatre ans, décrit un climat de « terreur ». « Nous ne sommes plus les bienvenus en Tunisie. Des citoyens débarquent chez nous tard le soir, accompagnés parfois de la police, tiennent des propos racistes et inhumains à notre encontre, dégradent nos logements et nos effets personnels, quand ils n’incendient pas le domicile », relate-t-il. Et de s’interroger sur la notion d’État de droit : « À quoi sert la loi ? Nous ne sommes pas dans une jungle ! » L’une de ses amies, originaire d’Afrique subsaharienne, enceinte de huit mois, aurait été enlevée dans la nuit de dimanche à lundi, et aurait disparu depuis.

Chris*, un Camerounais ayant déjà témoigné auprès de Mediapart, raconte qu’il ne sort plus pour éviter d’être agressé et renvoyé à la frontière. « Je suis stressé, j’ai très peur. On dit que peu importe si tu as des papiers ou pas, s’ils t’attrapent, ils t’envoient à la frontière. Et avec les températures, ça revient à nous tuer… », raconte celui qui a déjà tenté la traversée de la Méditerranée plusieurs fois pour rejoindre Lampedusa, sans succès. Depuis, il a trouvé un « petit boulot » dans une friperie, mais son employeur lui a réclamé hier son passeport, craignant lui aussi les foudres des autorités.

« On a d’un côté une campagne de haine et de xénophobie de la part de pages [internet] sfaxiennes qui vantent l’identité sfaxienne, [dont les auteurs] estiment être abandonnés par l’État et envahis par les étrangers, et qui a donné lieu à ces agressions depuis plusieurs jours contre les Subsahariens ; et de l’autre, le meurtre d’un homme à Sfax, dont la rumeur laisse entendre qu’il pourrait avoir été un passeur qui aurait escroqué des migrants – la justice fera son travail d’enquête », décrypte Hassan Boubakri, chercheur et président du Centre de Tunis pour la migration et l’asile (Cetuma).

  • On observe depuis une véritable chasse aux Noirs.
  • - Un représentant d’EuroMed Droits

Selon un représentant du réseau EuroMed droits, les tensions avaient déjà débuté avant la mort du Tunisien, dans un contexte où beaucoup d’arrivées étaient observées dans la ville de Sfax, sans qu’un accompagnement soit proposé par les autorités aux intéressés. « Il y avait une absence totale du gouvernement, qui a conduit des personnes migrantes à occuper l’espace public parce qu’elles ne trouvaient pas d’endroit où se loger, et les citoyens sont sortis dans la rue pour demander que l’État agisse », explique-t-il, évoquant une situation de « chaos ».

Le 25 juin, une manifestation était organisée devant le siège du gouvernorat, portée par l’activiste Zied Mallouli, pour dénoncer l’arrivée de migrants subsahariens dans la région, sous le slogan « Rendez-nous Sfax », et pour réclamer des solutions aux autorités. La situation a ensuite « explosé », poursuit le représentant d’EuroMed droits, avec la mort du citoyen tunisien. « On observe depuis une véritable chasse aux Noirs. »

Les images montrant des groupes organisés en train de rassembler des migrants, le temps que les forces de l’ordre arrivent, pour les emmener au commissariat ou les expulser de la ville, rappellent, selon Hassan Boubakri, l’œuvre de « milices parallèles ». « Il n’y a eu aucune prise de position publique ou formelle pour stopper ces groupes », s’étonne-t-il. Le chercheur, spécialiste des migrations, pointe lui aussi une « chasse aux Africains » et des cas de « déportation » orchestrée par les autorités : « Beaucoup de Subsahariens sont mis dans des bus ou des camions et sont ramenés à la frontière tuniso-libyenne pour être expulsés. Cela pourrait concerner des centaines de personnes, dont des femmes enceintes et des enfants. »

Des morts parmi les personnes déportées

Dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, des migrants subsahariens, dont une femme et un enfant en bas âge, affirment ainsi avoir été abandonnés à la frontière avec la Libye, en plein désert, et appellent les ambassades à l’aide, les priant d’intervenir. « Voilà le désert, il n’y a pas d’eau, ils sont en train de nous frapper ici », décrit celui qui filme la scène. « Cinquième jour que nous sommes là. Nous avons été chassés de nos maisons en Tunisie, les Tunisiens nous ont jetés à la frontière entre la Tunisie et la Libye. On ne sait plus quoi faire », dit un homme dans une autre vidéo, montrant des hommes blessés et des bébés sur le sable.

Dans un communiqué intitulé « Anatomie d’une déportation forcée vers la Libye », EuroMed droits a dénoncé l’expulsion d’un groupe d’une vingtaine de migrant·es et demandeurs d’asile en Libye, originaires de Côte d’Ivoire, du Cameroun, du Mali, de Guinée et du Tchad. Se trouvent parmi eux six femmes, dont deux enceintes, et une adolescente âgée de 16 ans. L’ONG rapporte deux cas de déportation, les 2 et 4 juillet, pour lesquels les forces de l’ordre ont d’abord perquisitionné le domicile de migrants, les ont interpellés, ont détruit leur portable et parfois volé leur argent, avant de les acheminer à la frontière tuniso-libyenne pour les y abandonner.

Pire, plusieurs personnes migrantes auraient déjà trouvé la mort à la frontière, selon l’ONG Human Rights Watch (lire ici son communiqué), qui évoque la présence de 500 personnes aujourd’hui : « Différentes personnes interrogées, qui se trouvent sur place, disent que des hommes ont été abattus ou violentés par des gardes nationaux et des militaires. Une femme enceinte guinéenne a aussi perdu la vie en accouchant, tout comme son bébé. Il y a aussi des cas d’agression sexuelle et de viol commis sur des femmes dans cette zone, par des forces de sécurité tunisiennes ou des hommes libyens, alors qu’elles avaient traversé la frontière pour aller chercher à manger », rapporte Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch à Tunis, en se basant sur des témoignages recoupés mais sans pouvoir confirmer ces informations auprès des autorités.

« On m’a violée partout, crie une femme dans une vidéo que nous nous sommes procurée. On a besoin de votre aide, il faut venir nous aider ! » De nouvelles personnes ont été acheminées ce matin vers « cette zone militarisée, non accessible, où personne ne peut leur porter secours, poursuit Salsabil Chellali. Ce sont toutes des personnes noires, parmi lesquelles des demandeurs d’asile ou des étrangers en situation régulière, et une trentaine d’enfants ». D’autres personnes auraient, selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) et le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), été acheminées à la frontière avec l’Algérie.

Le plus urgent aujourd’hui, insiste Human Rights Watch, est « que les autorités tunisiennes permettent un accès humanitaire pour secourir ces personnes, qui ont parfois été blessées durant leur arrestation ou durant leur transfert vers cette zone dangereuse, où elles survivent sans accès à l’eau, à la nourriture et à des soins ».

Nejma Brahim

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