Édition du 7 mai 2024

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Afrique

Un autre destin pour le Sénégal

Avec le temps qui va, tout s’en va ; le feu chanteur nous rappelle. Pour des millions de Sénégalais cependant, l’impression est plutôt une sédimentation du fiasco sociopolitique, avec son corollaire de misères économique et culturelle. Cela fait plus de dix ans que ça dure.
Le Quotidien,
jeudi 26 janvier 2012

Cette année qui s’annonce offre à mes compatriotes l’opportunité de choisir un autre destin, nonobstant une atmosphère pourrie par les compromissions d’un leader à qui on avait accordé une occasion unique de mettre le Sénégal sur les rails du progrès dans ce XXIe siècle.

Il me souvient d’un coup de fil que je reçus le 20 mars 2000. Il provenait d’un journaliste de Radio France internationale. Je me trouvais à Copenhague. C’était le lendemain de l’élection présidentielle au Sénégal ; élection qui sanctionna la première Alternance politique au travers des urnes dans ce pays mien. Ce jour-là, le suffrage universel se manifesta avec allégresse dans cette Nation des Damels et Bourbas, de Aline Sitoe et de Mame Coumba Bang, des intellectuels reconnus et respectés, des figures historiques qui transcendent ethnicité et religion, sans oublier Yandé Codou la diva. On voulait tous reprendre possession de notre destin à l’orée du XXIe siècle. De Ziguin­chor à Saint-Louis, de Gorée à Kédougou.

Le journaliste voulait recueillir mes impressions sur cet évènement charnière pour une jeune démocratie comme le Sénégal, et par extension tout le continent africain, dans ce siècle naissant.

Je me rappelle encore mes propos. « L’Alternance n’est pas une fin en soi, juste une étape dans un processus perpétuel de perfection de la vie politique nationale. Attendons de voir comment ceux en qui les Sénégalais ont placé leur confiance vont s’atteler à la tâche ; toutefois il faut rendre hommage au peuple entier pour cette démonstration civique magnifique. »

Une décennie plus tard, beaucoup d’eau - parfois tachée de sang - a coulé sous les ponts ; des espoirs légitimes, nourris par un peuple à qui on avait promis monts et merveilles se sont évaporés. Ils se sont évaporés, ou dans les embruns de l’Atlantique, ou dans les rues congestionnées de la capitale, ou dans les paysages sinistres et livides de nos campagnes. Ils se sont finalement évaporés dans le huis clos des dirigeants hermétiques au bon sens. Le Sénégal avait l’habitude d’être le pays des grands hommes.

Il serait expéditif et inconséquent, il est vrai, de tout mettre sur le dos de nos dirigeants politiques à la tête desquels, le président de la République ; mais force est de constater qu’ils ont la part léonine dans la distribution des responsabilités.

Après 40 ans d’une vie politique dominée par un seul parti, il est hélas normal que des réflexes se développent et des habitudes s’installent dans la conscience collective. Ces ré­flexes ont pour noms : népotisme, corruption et incompétence, sans oublier le déficit visionnaire des dirigeants dans leurs actes quotidiens. Ce qui me réconforte, c’est que ces tares susmentionnées ne représentent point l’essence du peuple sénégalais. En revanche, elles ont caractérisé la pratique politique nationale depuis que nous sommes devenus un état indépendant.

Vous conviendrez avec moi que les dirigeants, quelle que soit leur tribune, disposent d’une plateforme privilégiée pour influencer le discours social. Leurs actions et propos, attitudes et projections déteignent sur le peuple tout entier. La parole du chef dans ce contexte a presque force de loi, d’autant plus que le chef dispose, sans contrôle réel, des moyens financiers, coercitifs et médiatiques de la Nation.

Je respecte le président de la République en tant que personne, conformément à la tradition immémoriale de mon pays où les personnes âgées sont à juste titre révérées. Néanmoins, sa Prési­dence nous offre des éléments crédibles pour aboutir à une conclusion sur l’état regrettable de notre vie politique qui s’appliquerait à rebours et à des degrés variables aux Présidences de Senghor et de Diouf. N’oublions pas que Wade déclarait en 1991 « (qu’il était) le prolongement de Diouf. »

Ainsi, je le vois comme la preuve vivante de tous les excès, les manquements et les erreurs de ce qui a constitué la panoplie de nos dirigeants depuis l’Indépen­dance. Il en représente aussi toutes les promesses perdues. Cet individu a poursuivi le pouvoir durant 3 décennies. Il magnifia le concept du Sopi au Sénégal, qui allait encapsuler les attentes d’innombrables Sénégalais et Sénégalaises prêts à s’investir pour leur pays, spécialement les jeunes.

On est jeudi le 25 février 1988 ; la campagne électorale pour la Présidentielle vit ses dernières heures. Je suis adolescent et me trouve à Thiès - la fière - à la tête d’une petite délégation de jeunes élèves qui décident de rendre visite à feu Boubacar Sall. Il nous reçoit dans la chambre à coucher de sa maison sise au beau quartier de l’Aiglon. Il discute par téléphone avec Wade qui se trouve à Tivaouane, en route vers la ville siège du Gmi. C’est un moment historique où la jeunesse défie ouvertement le pouvoir en place. Elle exprime son soutien innocent à un candidat au changement qui n’en était pas un. Nous croyions en lui. En définitive nous perdîmes et entrâmes inexorablement dans ce qui, a postériori apparaît comme les premières années de l’ère des désillusions

Souvenez-vous de l’épisode du mois de mars 1989 où Abdoulaye Wade, tenté par un potentiel partage du pouvoir, embrassa avidement les propositions tactiquement motivées par le gouvernement de Diouf. Il nous offrit la mesure de sa vision en balisant le chemin qui allait nous conduire à l’émergence de l’entrisme et de sa perversité dans le paysage politique au Sénégal, deux ans plus tard.

Il est difficile de trouver dans le parcours de Wade des indications d’une personne mue par une mission transcendante. Un bilan récapitulatif de ses 11 ans à la tête de l’Etat offre une collection de querelles de cuisine centrées autour de sa personne ou de ses acolytes de tous bords. On en oublie que le peuple du Sénégal avait parlé en 2000 pour se faire entendre et comprendre. Ce Président - peu importe ce que disent ses laudateurs d’ici ou d’ailleurs - ne semble ni à la hauteur ni disposé à entendre. Il est clairement incapable de guider, d’imaginer et de rassembler.

Rassembler est une exigence cardinale pour assurer une opportunité viable à un peuple qui n’est pas uniforme ni homogène, mais qui a tissé à travers l’histoire des liens solides entre les ethnies et les confessions. Quelque solides qu’ils soient au demeurant, ces liens ont besoin d’être continuellement revitalisés et entretenus. Car unis nous n’échouerons jamais, mais il n’y a aucune garantie. Wade ne m’a pas personnellement déçu, car je n’ai jamais nourri de grands espoirs dans sa capacité à sortir le pays du gouffre. Non pas par cynisme ou mauvaise volonté, mais parce qu’il n’a jamais exhibé l’étoffe d’un leader transformatif.

Lorsque le peuple regarde le chef et que son regard s’arrête sur ses atours, il y a un problème.
Lorsqu’il regarde le chef et se voit distraire par la manifestation de sa grandeur, dans ce cas il a failli à sa mission.
Lorsque le peuple regarde le chef et se souvient, nostalgique, des temps passés, il a des questions à se poser.

A l’opposé, le peuple peut contempler son leader et apercevoir un horizon qui se dégage. Il peut regarder le leader et percevoir le boulevard des promesses qui prennent corps et appellent au redoublement de l’effort au double niveau individuel et collectif. C’est ce genre de leaders dont le peuple est assoiffé.

Alors que nous nous apprêtons à entrer dans une année électorale, la tension est palpable et des scénarii presque catastrophiques participent désormais de l’ordre du commun dans un pays qui a toujours su naviguer les méandres sociopolitiques sans coup férir. Mais cela était vrai au siècle dernier et n’est plus le cas sous le règne de Wade. L’existence de milices et autres organes en dehors de toute légitimité politique ou institutionnelle se fait jour et sème la panique. Pour couronner le tout, il ose secouer les fondements de la République tels que formulés dans la Cons­ti­tution en voulant imposer une candidature illégale. Cela ne passera pas. Les Sénégalais ont la possibilité de changer cette dynamique en se réappropriant les valeurs républicaines modelées sur nos traditions ancestrales de respect, de travail, de dignité et de courage. Ils ont la chance de déterminer le genre de politique qui correspond à leurs vraies valeurs et aux exigences du monde actuel. A cette fin, un mouvement citoyen élargi et vibrant doit voir le jour.

Les leaders qui vont prendre en charge les destinées du pays au terme des prochaines élections sont obligés de formuler des stratégies conçues pour développer le socle citoyen. Ceci suppose, en retour, une ouverture démocratique rendue possible par un investissement massif et pluriforme dans l’éducation. Il est temps de comprendre et d’accepter une fois pour toute que les meilleures solutions aux problèmes chroniques de notre pays viendront des hommes et des femmes qu’on appelle Séné­galais et Sénéga­laises. Ja­mais elles ne viendront des politiques qui ont fait à plusieurs reprises la preuve de leur incompétence, leur incapacité et la petitesse de leur vision. Au moins ils peuvent œuvrer à mettre les Sénég­a­lais dans les conditions minimum d’exercice de leurs prérogatives de citoyens.

Il nous faut reconquérir un but, notre but. Un but indépendant de la conviction religieuse, de l’appartenance ethnique ou du statut so­cial, mais enraciné dans ce qu’il y a de plus sénégalais : l’honneur et la culture de l’effort dans le respect.

Oui le chanteur a raison : avec le temps qui va, tout s’en va ; y compris le règne de Wade qui, à son corps défendant fait son chant du cygne. Il est temps que le pays de la steppe, de la savane et de la forêt entre de plain-pied dans l’odyssée universelle du nouveau millénaire. Il doit exister à nouveau. Et il aspire à un leadership de type nouveau.

http://www.lequotidien.sn/opinions-et-debats/item/7631-un-autre-destin-pour-le-senegal.html

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