C’est sans doute cette approche évolutionniste qui, entre autres, explique qu’un faible intérêt a été accordé à ce qui s’était passé au Burkina Faso, après la chute de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Egypte, relativement au même moment qu’au Maroc. Le temps de la lutte pour la démocratie en Afrique subsaharienne occidentale étant déjà passé. De surcroît dans un pays dont le président bénéficiait, voire bénéficie encore, d’une image internationale positive, très surfaite, de « médiateur, facilitateur, faiseur de paix » – qui offre aux soldats français ainsi qu’états-uniens le stationnement sur le territoire national burkinabé.
C’est ce désintérêt qu’atténue considérablement l’ouvrage Burkina Faso 2011. Chronique d’un mouvement social de Lila Chouli – travaillant d’habitude sur le mouvement étudiant burkinabé – chez l’éditeur alternatif Tahin party. Plutôt que de se lancer dans une analyse dudit mouvement, l’auteure a fait le choix d’en dresser plutôt une chronique, à partir de la consultation, au fil des événements, d’une énorme quantité d’articles de la presse, burkinabé pour l’essentiel. Certes, par la qualité de la construction et quelques brefs commentaires, elle donne l’impression d’être bien plus qu’une chronique.
En effet, de février à la fin du premier semestre 2011, le Burkina Faso a été le théâtre d’un mouvement populaire de grande ampleur ayant ébranlé, sans toutefois renverser, le régime dirigé par Blaise Compaoré. « Arrivé au pouvoir la même année que Ben Ali », nous rappelle au passage l’auteure .
L’auteure met l’accent sur ce qui, de cette histoire du Burkina Faso, des cinquante dernières années, peut permettre de comprendre le mouvement populaire de 2011. Par exemple, la tradition post-coloniale d’une indépendance jalousement conservée par une partie de la société civile, ayant culminé précédemment dans la longue et ample mobilisation populaire de 1998-1999, ayant suivi l’assassinat – attribué au premier cercle présidentiel – du journaliste d’investigation Norbert Zongo.
Par pur hasard patronymique, c’est la mort, dans la ville de Koudougou – à la réputation de ville rebelle – d’un autre Zongo, Justin, un collégien victime de la brutalité policière, après une querelle avec sa collègue de classe, une autre Zongo encore, Aminata, qui a de nouveau allumé la mèche de la contestation populaire. Celle-ci s’est propagée à un degré jamais atteint, avec la destruction de plusieurs symboles du pouvoir et de biens privés de certains caciques du régime dont l’auteure donne quelques détails.
Contre l’image assez répandue – que devrait pourtant dementir l’investissement important des régimes néo-coloniaux africains dans les forces et matériels de répression – de peuples africains subissant dans l’indifférence les “dictateurs” et les “investisseurs étrangers”, l’auteure présente, en neuf temps et trois « hors temps », d’une part un peuple mobilisé pour des raisons diverses – voire divergentes, concernant certains aspects des mutineries –, un foisonnement de luttes qu’unifie le temps commun de leur déroulement : contre la cherté croissante des biens de première nécessité, l’impunité des crimes économiques et politiques, pour l’amélioration des conditions d’existence des populations, de l’électrification d’un centre médical à la hausse décente des salaires.
Des luttes citoyennes qui selon l’auteure ont le plus souvent relevé de la spontanéité des masses ou plutôt de leur auto-organisation conjoncturelle, et dans quelques cas d’initiatives syndicales ou associatives. Les mutineries militaires, telles que décrites – en deux temps et un « hors-temps » – à partir d’informations disponibles, peuvent aussi être considérées comme échappant à tout conspirationnisme. Des tentatives de récupération – n’ayant pas abouti – du mouvement populaire civil par quelque organisation politique de l’opposition, sont aussi évoquées.
Des luttes citoyennes, mais aussi des luttes de classe, quand il s’agit des travailleurs, y compris et surtout saisonniers d’une entreprise sucrière, première employeuse privée du pays précise l’auteure ; des travailleurs des mines d’or – l’or ayant, ces dernières années, supplanté le coton comme principal produit d’exportation du pays. Mineurs en grève qui se considèrent comme des « esclaves des temps modernes », pensent que le « capitalisme a pour ingrédient corruption », dénoncent la « confiscation des libertés », en ne se trompant pas sur la nature de classe de l’État : « nous avons compris que le savoir faire de nos autorités sur les sites miniers c’est utiliser les CRS pour réprimer les populations, pendant que les ministres en charge des mines préfèrent aller manger avec les compagnies minières » (p. 248).
Il y a aussi les revendications, voire les actions, des orpailleurs artisanaux victimes de l’expropriation sans compensation – par les capitaux privés transnationaux, avec l’aide de l’État, évidemment – de leurs zones traditionnelles d’exploitation. Et, les cotonculteurs confrontés – avec leurs contrariétés – non seulement aux fluctuations du marché mondial, toujours mal relayées par le régime néocolonial, mais aussi aux sémences génétiquement modifiés et accessoires que Monsanto a entrepris d’imposer à la paysannerie burkinabé, avec une certaine complaisance du gouvernement. Pour une meilleure compréhension – par le lectorat de non spécialistes – de ces revendications et luttes, l’auteure procède toujours par un rappel des antécédents dans chacun des secteurs.
Les formes de contestation de l’« accaparement des richesses d’un pays par une minorité » ne sont pas oubliées. Par exemple, le problème des lotissements dont l’une des conséquences est la concentration de la propriété foncière entre les mains de l’oligarchie locale et des capitaux transnationaux, aux dépens évidemment des classes moyennes et des plus démunis, en zones urbaine et urbaine.
D’autre part, les réactions du pouvoir, relativement déterminées par le contexte du renversement populaire des autocraties tunisienne et égyptienne, par l’attitude des régimes voisins francophones – les collègues régionaux de la FrançAfrique – ainsi que celle des « partenaires techniques et financiers », les autorités et institutions françaises en tête. L’auteure consacre auxdits partenaires un « hors-temps » dont la brieveté (une dizaine de pages) n’empêche pas un éclairage assez panoramique de la diversité de la « coopération » euro-états-unienne dont bénéficie le régime dirigé par Blaise Compaoré et qui peuvent aussi contribuer à la compréhension du fait qu’il n’a pas été lâché par ses principaux partenaires, contrairement à ce qui s’est passé de la Tunisie à la Libye. Et surtout la diversité des tactiques utilisées par le régime.
Travaillant d’ordinaire sur la répression du mouvement étudiant – régulièrement confronté au pouvoir –, l’auteure présente avec clarté ce qu’il y a de traditionnel dans la politique répressive du régime ainsi que les innovations induites par la singularité de ce mouvement populaire et protéiforme, surtout face à la jeunesse scolaire et universitaire – sa principale cible traditionnelle. Par exemple aussi, la solution qu’il a choisie pour mettre un terme définitif aux mutineries à répétition, ayant concerné jusqu’à la garde présidentielle (cf. « Huitième temps – “L’opération de Bobo” »). Toutefois, sont aussi évoquées certaines modalités habituelles de démobilisation, par exemple le recours à la médiation des chefs traditionnels qui ont, cette fois-ci, manqué de la moindre autorité à l’égard des certains jeunes enragés (p. 117, par exemple). Ou encore la nécessité des reformes de façade.
Il est question d’autres choses intéressantes dans ce livre que l’auteure affirme, dans le dernier paragraphe et en toute modestie, avoir rédigé « à chaud » pour la mémoire : pour « rendre hommage au mouvement social (populaire et syndical) burkinabé et à ceux d’ailleurs qui […] affrontent la brutalité des dominants » et aussi pour « servir de support à celles et ceux qui s’intéressent au mouvement social au Burkina Faso ».
Sans aucun doute, ce travail de qualité qui s’accompagne d’un assez discret parti pris humaniste radical, sera incontournable pour les scientifiques sociaux et les politologues concerné-e-s par les diverses questions abordées. Il n’y a pas que les spécialistes du Burkina Faso, ou de l’Afrique subsaharienne, à être concerné-e-s. Le Burkina Faso n’étant que le lieu particulier de manifestation des phénomènes se produisant sur tous les continents, pour l’auteure qui rejette d’entrée l’essentialisme de maint-e-s africanistes « cette chronique […] ne s’inscrit pas dans une approche différentialiste courante chez les analystes des sociétés africaines. »
Nous espérons que l’auteure aussi ne manquera pas de faire de cette chronique la base d’une analyse à froid. Pourquoi pas avec pour co-auteur-e-s des acteurs et actrices du dit mouvement ?