Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Démocratie des urnes et démocratie de la rue

Jean Charest oppose la démocratie des urnes, celle de l’Assemblée législative, à la démocratie de la rue, celle des manifestations, tandis que la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE), qui chapeaute plusieurs associations collégiales et universitaires, oppose la démocratie directe à la démocratie représentative. Malgré ma sympathie et mon admiration pour le mouvement de grève étudiante et pour la Classe qui en est le moteur, prendre le contre-pied de la position du premier ministre me semble théoriquement et stratégiquement erroné.

La démocratie des urnes

Les anarchistes ont raison : l’État démocratique, tel que nous le connaissons, n’est pas celui du peuple, mais celui d’une oligarchie. Il est sous la tutelle de la classe restreinte et privilégiée qui possède ou contrôle les moyens de production économique et culturelle. On peut même affirmer que l’émergence de l’État est concomitante avec la division de la société entre possédants et possédés.

Mais, il y a différentes formes d’État oligarchique et l’État démocratique, qui, depuis le début du XIXe siècle, s’est peu à peu constitué en Occident, me semble le moins défavorable aux individus et au peuple. À l’origine, d’ailleurs, seuls ceux qui jouissaient d’une propriété pouvaient se présenter aux élections et participer, par le vote, au choix des représentants. La lutte des ouvriers au XIXe siècle, puis des femmes au XXe pour arracher le droit de vote et d’éligibilité n’a pas été vaine, contrairement à ce que sous-entendent les positions des anars.

Car l’État, tout État, combine de manière variable la coercition et le consentement. Pouvoir de coercition : il fait les lois, voit à leur interprétation par le système judiciaire, à leur application par sa bureaucratie et à leur défense par la police et l’armée. Un État qui ne s’appuie que sur la force est un État en crise. Un État « paisible » repose sur le consentement d’une majorité de la population, consentement obtenu en satisfaisant certains de ses besoins : sécurité (les Québécois et Québécoises qui proviennent de pays où leur vie et leurs biens n’étaient pas protégés comprennent viscéralement ce besoin), travail, éducation, santé, etc. C’est principalement la lutte des ouvriers, puis des femmes qui a engendré l’État social ou providence, limitant ainsi la subordination de tout un chacun au profit et à la productivité, sans supprimer évidemment l’oligarchie financière, industrielle et commerciale.

Les anarchistes rétorqueront que ce consentement des masses est façonné par les industries culturelles qui les divertissent de leurs problèmes fondamentaux et par les médias qui, sous couvert de l’objectivité, défendent le statu quo.

Les industries culturelles et d’information

Loin de moi l’idée de nier l’influence énorme qu’exercent ces industries sur la façon de penser de la population. Ceux qui participaient aux manifestations ne se retrouvaient généralement pas dans les topos faits par les journalistes. Ceux-ci, au nom de l’objectivité et en toute bonne foi, représentaient une vision qui combinait celle des manifestants à celles des gens qui en étaient à l’extérieur, tout en étant particulièrement sensibles à l’orientation politique de ceux qui contrôlent leurs entreprises.

D’ailleurs, la convergence et la voracité de la concurrence entre monopoles, dont Gesca (Power corporation) et Quebecor, auraient développé chez les journalistes une culture de soumission : « Par conséquent, un journaliste peut difficilement aujourd’hui se définir comme journaliste d’abord, puis comme employé de tel ou tel média ensuite […] De nos jours, les propriétaires des médias exigent une adhésion absolue à l’entreprise et à ses valeurs, quoiqu’en pense le journaliste à son emploi1. [1] »

Radio-Canada, seule entreprise médiatique publique au Canada, a vu son autonomie réduite par Pierre Elliott Trudeau qui critiquait ce nid de séparatistes au nom du fédéralisme, puis par la bande de Harper qui coupe les vivres de cette entreprise trop « libérale » à son goût. Ses ressources dépendant de plus en plus de la publicité, elle cherche trop souvent à concurrencer TVA en l’imitant.

La Presse et Le Soleil, propriétés de Gesca, défendent les positions libérales et fédéralistes de Paul Desmarais dans leurs pages éditoriales. Ainsi, André Pratte, journaliste critique et contestataire dans sa jeunesse, a suivi le chemin d’Alain Dubuc et est devenu le scribe en chef de la famille Desmarais. Cependant, tous les journalistes de l’empire ne suivent pas les traces de ces parvenus et certains chroniqueurs demeurent lucides et critiques, dont l’excellente Elma Elkouri.

Le Devoir, seul quotidien indépendant, proche du Parti Québécois (PQ), a défendu des positions plutôt favorables au mouvement étudiant. Il faut remarquer que même si les éditorialistes ne sont plus les mêmes, les prises de position de La Presse et du Devoir sont demeurées semblables de la crise d’Octobre au projet de loi 78 : la première appuie celui-ci comme elle favorisait l’Occupation armée du Québec, tandis que ce dernier a soutenu et soutient des positions contraires.

Le Journal de Montréal, comme celui de Québec, n’a pas de positions éditoriales. Le fils Péladeau a cependant remplacé, comme chroniqueurs, les Pierre Bourgeault par des Richard Martineau, afin qu’ils reflètent ses positions néolibérales, antisyndicales et nationalistes conservatrices. Il faut souligner que cet empire a été créé lorsque le PQ de Bernard Landry a exigé que la Caisse de dépôt et de placement finance, pour des raisons nationalistes, l’achat de Vidéotron par Quebecor, financement qui demeure toujours déficitaire. Maintenant, le PQ, comme le Parti libéral du Québec (PLQ), mange dans les mains de Péladeau, comme l’a montré le financement public de l’amphithéâtre de la ville de Québec.

Quoiqu’on en dise, les positions soutenues dans les différents médias, même s’ils ne remettent généralement pas en question l’ordre établi, ne sont pas uniformes et homogènes, quoiqu’il faille lutter pour le démantèlement des empires et pour l’extension des médias sociaux qui peuvent présenter une image autre de la réalité.
Pour bien évaluer la portée et les limites des appareils idéologiques et culturels au Québec, il faut les comparer avec ce qui existait auparavant et ce qui existe ailleurs.

La liberté de pensée et d’expression

La liberté de pensée et d’expression, et donc de comportement, devient possible lorsque la Réforme protestante brise le monopole idéologique de l’Église catholique au XVIe siècle. Deux siècles plus tard, la bourgeoisie naissante et ses intellectuels s’emparent de cette liberté nouvelle et l’exercent avec une joyeuse avidité. Les travailleurs, puis les femmes, accédant à l’éducation, apprennent à lire et à s’exprimer. Aujourd’hui, la multiplication des médias de nature différente et le développement du Web permettent de briser les moules idéologiques et offrent à chacun, s’il le veut, la possibilité de développer sa propre individualité. (Je résume abruptement, je le sais, une transformation qui s’est effectuée sur quatre siècles2. [2])

Mais tous ne jouissent pas des mêmes instruments de libération. Dans plusieurs pays, comme la Russie, la Chine et l’Arabie saoudite, l’État contrôle presque tous les médias. Comment devenir critique de l’ordre établi si les médias sont à la solde du pouvoir politique ? Dans ces pays, les journalistes doivent souvent risquer leur liberté, voire leur vie pour dire ou écrire ce qu’ils pensent. Dans d’autres, comme dans l’Italie de Berlusconi, le pouvoir de l’opposition était limité et tronqué par le contrôle de celui-ci sur 90 % des diffuseurs télévisuels. Au Québec et au Canada, même si les médias ont des affinités avec tel ou tel parti politique, aucun n’est contrôlé par un parti ou un gouvernement. Et ce n’est pas rien, lorsqu’on compare notre situation à celle des pays où les journalistes sont muselés par l’État.

Les intellectuels sont parfois portés à croire prétentieusement qu’ils sont les seuls à penser et que la masse de la population ne fait que refléter ce que diffusent les porte-paroles des dominants. Ils ont tort. Les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs sont indubitablement influencés, mais ils ne sont pas passifs : ils choisissent qui et quoi les influencent. Les militants, au lieu de répéter ce que les citoyens devraient penser, devraient humblement se mettre à leur écoute, chercher à saisir se qu’ils pensent et pourquoi ils pensent ainsi. Cette attitude respectueuse est la seule qui permettrait d’engager un véritable dialogue où chacun apprend de l’autre.

Lutter pour la liberté d’expression, condition permettant de développer sa liberté de pensée, mais lutter également pour les libertés fondamentales obtenues dans l’État démocratique représentatif, grâce particulièrement aux batailles du mouvement syndical et du mouvement des femmes.

Les libertés fondamentales

La démocratie représentative reconnaît la liberté de l’individu. L’État ne doit pas y contrevenir sauf si l’exercice de cette liberté nie celle des autres. Que le gouvernement ait l’appui de la majorité dans une décision liberticide ne se justifie pas d’un point de vue démocratique. Car la majorité, comme l’a montré Tocqueville, peut être despotique. Ainsi, beaucoup d’années se sont écoulées avant la reconnaissance par l’État du droit des minorités sexuelles de vivre leur désir sans être discriminées par la majorité hétérosexuelle. Maintenant, l’homosexualité est légale, tandis que la discrimination ne l’est plus.

L’État démocratique, en élargissant la représentativité aux travailleurs et aux femmes, a dû reconnaître des libertés collectives, dont celles d’association et de manifestation. Par l’exercice de ces libertés, les citoyens peuvent limiter le pouvoir de l’État qui entretient des liens étroits, soutenus et souvent confidentiels avec l’oligarchie. Par le projet de loi 78 et la loi 12, le gouvernement Charest brime ces libertés fondamentales et limite les contrepouvoirs citoyens. Les étudiants et leurs partisans, en s’opposant à ces lois antidémocratiques, défendent la démocratie représentative telle qu’elle s’est développée durant les deux derniers siècles.

Les anarchistes ne partagent pas cette vision. Quels que soient les libertés fondamentales et les contrepouvoirs, la démocratie représentative demeure sous la tutelle de l’oligarchie. Cette vérité est d’autant plus éclatante que la mondialisation a entraîné des gouvernements « socialistes ou sociaux-démocrates » à s’agenouiller devant les puissances de l’argent et à faire payer au peuple la crise économique que celles-ci avaient engendrée. De plus, la victoire électorale d’un parti antioligarchique ne supprime pas le pouvoir de l’oligarchie, comme l’a révélé, au Chili en 1970, le renversement du gouvernement d’Allende par l’armée de Pinochet soutenue par la CIA. La seule alternative à la démocratie représentative serait donc le régime dans lequel le peuple exerce le pouvoir, la démocratie directe.

La démocratie directe

Dans la démocratie athénienne, qui a inspiré Hannah Arendt, le peuple réuni en assemblée, où chacun a le droit de parole et de proposition, vote les lois. Mais ce peuple, constitué de mâles de plus de 25 ans dont le père était originaire d’Athènes, ne regroupait qu’une dizaine de milliers de personnes. La très grande majorité de la population en était exclue dont les femmes, les innombrables esclaves, les métèques et les moins de 25 ans. De plus, la démocratie athénienne exerçait son empire sur les peuples avoisinants qui, en échange de sa protection, devaient lui verser des contributions. Enfin, la liberté était rattachée au citoyen et non à l’individu, comme dans la démocratie représentative. Ainsi, Socrate, sous le régime démocratique, est condamné à mort, accusé de ne pas reconnaître les dieux de la Cité et de corrompre la jeunesse. La démocratie athénienne est donc plus complexe et moins enivrante que l’image enchantée qu’en présentent trop d’anarchistes.

Les disciples de la démocratie directe se réfèrent également à certaines expériences historiques où le peuple a exercé directement le pouvoir. Il en a été ainsi durant la guerre civile espagnole (1936-1939) et lors de l’instauration des soviets en Russie (février 1917-février 1918). Mais tout ce que ces expériences démontrent est que la démocratie directe est la meilleure organisation pour lutter contre le pouvoir dominant, mais qu’elle est incapable d’établir un nouveau pouvoir, comme l’a révélé l’issue de ces conflits : dictature de Franco en Espagne et dictature des bolcheviks en Russie.

Démocratie directe et démocratie représentative

La lutte de la CLASSE, solidairement avec la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) et la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), a démontré la capacité de mobilisation d’une pratique démocratique qui repose sur l’adhésion consciente de chaque individu. Contrairement à ma génération et à la majorité des baby-boomers qui ont été disciplinées à la « strappe » et au respect de l’autorité dépositaire de la vérité, les jeunes ont été éduqués à la liberté : seule l’argumentation peut les convaincre d’adhérer à telle ou telle idée, à telle ou telle action. Les syndicats devraient se mettre à l’écoute de ces jeunes, apprendre d’eux des manières plus démocratiques de fonctionner. Ou plutôt, j’espère que ces jeunes militants investiront les syndicats, les bousculeront, en les initiant à la démocratie directe.

Mais les étudiants pourraient également apprendre des syndicats qui distinguent, dans leurs pratiques, la mobilisation de la négociation. Les instances de la mobilisation sont chargées de créer le rapport de force le plus favorable au changement, tandis que les responsables de négociation, car il faut des responsables, doivent chercher la meilleure entente possible, compte tenu de ce rapport. La négociation, contrairement à la mobilisation, requiert que les représentants aient une certaine marge de manœuvre pour négocier avec le pouvoir un arrangement satisfaisant. Face aux négociateurs patronaux, les négociateurs syndicaux offrent trois options : appeler l’assemblée générale à refuser la proposition patronale, ne rien lui proposer ou, encore, si la partie patronale bonifie sa proposition, la défendre. En l’absence d’un comité de négociation autonome par rapport à l’instance de mobilisation, les mobilisés n’ont aucun moyen d’influencer directement l’issue du conflit, devant se contenter d’une position stérile de refus de principe.

La démocratie directe est le meilleur instrument de lutte, mais elle doit servir à renforcer la démocratie représentative, et non se perdre dans l’illusion de son institutionnalisation.

Jean-Marc Piotte


[1Alain Saulnier, entre autres président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) de 1992 à 1997, Le Devoir, 6 juillet 2012.

[2Je développe cette analyse dans Les neuf clés de la modernité, Québec Améri que, 2001 et 2007.

Jean-Marc Piotte

Professeur émérite du département de science politique de l’UQAM

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