Édition du 23 avril 2024

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États-Unis

USA : Les documents Snowden révèlent les vrais objectifs de la NSA

Jacques Follorou et Martin Untersinger, journalistes au Monde chargés du suivi de l’Agence nationale de sécurité américaine (National Security Agency, NSA), ont répondu aux questions des internautes., le jeudi 31 octobre 2013.

Antoine : Comment la NSA justifie-t-elle la surveillance d’outils utilisés quasiment exclusivement par la population occidentale ? Depuis quand les terroristes s’envoient-ils des courriels par Gmail et stockent-ils leurs documents sur Google Documents ?

Martin Untersinger : Dans un document de présentation, la NSA explique qu’en 2007 80 % des comptes courriels de terroristes connus utilisent Yahoo ! ou Hotmail. C’est pour cela que la NSA a conclu des partenariats avec des grandes firmes, parce que dans un premier temps ce sont vers elles que se tournaient les individus que la NSA voulait surveiller.

A ce type de partenariat s’ajoutent d’autres types de surveillance, comme celles qui sont effectuées sur les câbles sous-marins ou les infrastructures d’Internet, ce qui permet d’intercepter bien plus d’informations que grâce aux partenariats avec les principales entreprises du Web.

Le programme Prism auquel vous faites allusion n’est qu’une pièce de la gigantesque toile de la surveillance de la NSA. La NSA ne surveille pas uniquement à des fins de contre-terrorisme ; une large partie de ses activités concerne également les espionnages économique et diplomatique, qui consistent en l’interception de données qui transitent par les géants du Web.

Jacques Follorou  : C’est la philosophie même du renseignement aux Etats-Unis qui transparaît. En effet, les réseaux terroristes aujourd’hui sont parfaitement au courant des risques encourus en utilisant les moyens de communication classiques.

Un des objectifs du renseignement américain est de constituer une base de données quasi exhaustive de l’ensemble des communications téléphoniques et numériques dans le monde, avec l’idée que si ça ne sert pas aujourd’hui, ça peut servir à l’avenir, dans cinq, dix ou trente ans.

Arnaud : Est-ce que la NSA garde en mémoire les données ? Ou « simplement » les métadonnées ? Mes documents sur Dropbox ou mes photos sur iCloud, la NSA les a-t-elle aussi ?

Martin Untersinger : De manière générale, les interceptions menées par la NSA peuvent concerner à la fois le contenu des communications et les métadonnées. Cependant, tout dépend de l’urgence de la situation, de la nature des communications, du lieu ainsi que des modalités techniques de l’interception.

Par exemple, la NSA stocke de vastes quantités de métadonnées concernant des internautes du monde entier. Mais, dans le cadre de son espionnage diplomatique ou de ses actions de contre-terrorisme, elle peut pirater des ordinateurs, y soustraire des documents, des vidéos, le contenu de courriels, etc.

Les Valseuses : Cette affaire n’illustre-t-elle pas avant tout l’incroyable faillite de la France et de l’Europe au niveau de l’industrie de l’Internet, dont les géants (logiciels, réseaux, infrastructures…) sont américains ?

Martin Untersinger  : L’immense majorité des services principaux d’Internet aujourd’hui – Google, Facebook, Yahoo !, etc. – sont des entreprises américaines, qui sont donc soumises à la loi de leur pays, qui, depuis le 11-Septembre, a considérablement élargi les pouvoirs des services de renseignement.

Ensuite, une partie significative des données circulant chaque jour sur Internet transite vers ou depuis les Etats-Unis, permettant ainsi d’y effectuer une surveillance importante. Ce luxe lié à l’« avantage du terrain » n’est pas accessible pour les pays européens, qui n’ont pas sur leur sol de grandes entreprises qu’ils pourraient embrigader dans leur appareil de renseignement. Cependant, comme l’ont montré les informations du Monde ainsi que celles du Guardian, les services européens – français et britanniques en particulier – sont capables de placer leurs oreilles là où atterrissent les câbles sous-marins.

Enfin, l’avantage acquis par les Etats-Unis l’est aussi grâce à une débauche de moyens, le budget de la NSA étant sans commune mesure avec celui des services similaires en France et en Grande-Bretagne, ces deux pays étant pourtant dans le top 5 mondial en termes de capacités d’interception des communications.

Rod : Avec toutes ces révélations, les technologies dites « cloud » sont-elles à redouter ?

Martin Untersinger : Précisons d’abord ce que recouvre le terme « cloud ». Il s’agit de services permettant de disposer de ses contenus (musique, photos, courriels, par exemple) où que l’on soit et quel que soit l’appareil utilisé.

Gmail, Facebook et la plupart des grandes entreprises du Web ont recours à ce mode de fonctionnement. Pour permettre à leurs utilisateurs de profiter de leurs services, ces entreprises manipulent partout dans le monde de grandes quantités de données personnelles.

Elles deviennent donc, indépendamment des mesures de protection qui peuvent être mises en œuvre, davantage vulnérables aux grandes oreilles américaines, pointées vers les portes des serveurs des entreprises ou directement sur l’infrastructure d’Internet.

Des moyens de s’en prémunir existent, certains services encore peu utilisés font de la protection des données de leurs utilisateurs un argument commercial ou éthique, et des technologies de chiffrement peuvent aussi être utilisées, même si l’on soupçonne fortement la NSA d’être capable de les contourner.

Lionel J. : Que sait-on réellement aujourd’hui concernant les capacités informatiques de la NSA ? Ses matériels, ses logiciels ? Rien en fait, non ?

Martin Untersinger  : La NSA est, avec la CIA, un des deux mastodontes du système de renseignement américain. Il s’agit, concernant la NSA, du deuxième plus important budget, dépassant de loin tous ses homologues occidentaux. La plupart des agissements, des outils et des technologies utilisés par la NSA sont en effet frappés du sceau du secret défense.

Mais les révélations des documents Snowden contribuent à mettre au jour cette réalité nouvelle, d’une surveillance qui devient de plus en plus systématique et massive contre le terrorisme, mais aussi à des fins d’espionnage diplomatique, économique, n’épargnant pas le simple citoyen.

Pierre : Comment expliquer l’attitude contradictoire du gouvernement français, qui d’un coté s’offusque en public en convoquant l’ambassadeur des Etats-Unis le 21 octobre, et de l’autre interdit le survol du territoire par l’avion présidentiel bolivien, sur la base de la rumeur de la présence à son bord d’Edward Snowden ?

Jacques Follorou  : Selon moi, il y a deux niveaux de réponse de la part du gouvernement français. Lorsque François Hollande téléphone à Barack Obama ou quand le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius convoque l’ambassadeur des Etats-Unis, ils réagissent à une vraie découverte, qui est celle de l’ampleur de la surveillance américaine sur l’ensemble des communications en France.

Quant à l’interdiction de survol d’un avion dans lequel était supposé être l’ex-consultant de la NSA Edward Snowden, il s’agit à mon avis d’une réaction typique d’un Etat dans lequel existe un exécutif fort. C’est la raison d’Etat dans tout son sens qui s’exprime au travers de cette décision. Le pouvoir régalien, celui qui concentre le cœur du pouvoir d’un pays, considère a priori qu’il est inacceptable qu’un détenteur d’informations confidentielles ayant trait justement au fonctionnement interne de l’Etat puisse, d’une manière ou d’une autre, faire état de cette connaissance.

Robert : N’est-il pas surprenant de lire dans les colonnes du Monde à quelques semaines d’intervalle d’une part la reproduction de la correspondance diplomatique américaine (par WikiLeaks) et d’autre part une condamnation des écoutes du Quai d’Orsay par la NSA ? N’y aurait-il pas comme une vague hypocrisie de votre part ?

Jacques Follorou : La démarche journalistique n’est pas un positionnement moral, mais la recherche de l’intérêt et de la pertinence d’informations qui permettent à chaque citoyen de se forger une opinion.

Lorsque WikiLeaks lève le voile sur l’analyse par la diplomatie américaine d’enjeux politiques ou autres dans le monde entier, nous considérons en effet que, au regard de la puissance américaine, cela constitue un éclairage important.

Lorsque nous décrivons les systèmes d’interception américains à l’encontre de la diplomatie française aux Etats-Unis, ce n’est en aucun cas pour nous indigner de cette pratique, c’est pour décrire le monde tel qu’il est.

Luc : La France a-t-elle bénéficié d’informations fournies par la NSA concernant des opérations terroristes visant nos intérêts ? Peut-on se priver de la collaboration américaine ?

Jacques Follorou  : La mise en place depuis en gros dix ans d’outils technologiques d’interception très puissants par les Etats-Unis, mais aussi par la France, a officiellement été justifiée par la lutte contre le terrorisme.
D’ailleurs, dans ce domaine, la France et les Etats-Unis notamment ont mis en place des procédures de coopération et d’échanges d’informations quasi quotidiens et qui sont décrits de part et d’autre comme essentiels. A titre d’exemple, la présence de Mohammed Merah dans les zones tribales à Miranshah a été signalée aux Français grâce aux moyens de la NSA.

La France peut être conduite, par exemple, à transmettre des blocs entiers de données sur la région du Sahel aux services américains, et, en contrepartie – on l’a déjà rapidement dit –, les Américains peuvent donner des informations aux Français sur d’autres régions du monde.

Donc la question de fond derrière cette affaire NSA n’est pas tant la capacité ou le droit des pays de se doter d’outils d’interception, que la question de l’absence totale de débat préalable, notamment au sein des Parlements, sur la justification de tels systèmes, le périmètre qui doit être le leur, et, en fin de compte, la question des atteintes aux libertés.

Martin : Que risquent réellement les Etats-Unis ? une dégradation de leur image ? On a beau les dénoncer, je ne vois pas de quelle manière ils pourront être punis.

Martin Untersinger : Le risque couru par les Américains peut être double. Le premier, c’est lorsque leurs alliés – et ça a été le cas récemment – apprennent que leurs dirigeants, parfois au plus haut sommet de leur Etat, ont été surveillés. C’est le cas du Brésil et de l’Allemagne, deux pays où les relations diplomatiques avec les Etats-Unis se sont tendues.

Un autre effet peut être lui plus économique : de plus en plus d’entreprises européennes ou sud-américaines rechignent, à la lumière des révélations, à confier leurs données confidentielles à des prestataires américains soumis aux lois américaines, et donc à l’emprise de la NSA.

Dernier élément : le vaste mouvement de révélations engagé par des médias du monde entier, qui contribue à enclencher un débat sur les pratiques de surveillance des services de renseignement jusqu’alors quasiment inexistant, pourrait pousser les législateurs, y compris américains, à reconsidérer les pouvoirs qu’ils ont donnés à leurs services de renseignement.

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