Édition du 7 mai 2024

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Syndicalisme

Front commun : Que faire pour vaincre le gouvernement ?

Critique syndicaliste d’une stratégie syndicale

Arnaud Theurillat-Cloutier, enseignant en philosophie au Cégep de Rimouski

Lors de notre dernière assemblée syndicale, j’apprenais que les négociations du Front commun étaient au point mort. Pour préparer la riposte syndicale, il semblerait qu’à la tête du Front commun, on commence à parler de l’éventualité de demander des mandats de grève aux syndicats locaux, à déclencher au « moment opportun », soit aux alentours du mois d’octobre. Surprenante timidité pour un Front commun qui annonçait, en décembre, un « printemps chaud » contre l’austérité... « Ah, mais ce n’est pas la même lutte ! », prétendent certains, et « il faut préserver nos munitions pour l’automne ! », ajoute-t-on parfois. En tant que syndiqué profondément syndicaliste, je crois qu’il faut remettre en question cette perspective politique étroite si nous voulons encore avoir un maigre avenir.

Une stratégie douteuse

Depuis le début des pourparlers, il semble que la stratégie du Front commun, décidée en hautes sphères, consiste à se draper de blanc pour mieux dépeindre notre ennemi en noir, cherchant par là à rallier l’« opinion publique » naturellement portée, nous dit-on, à donner plus de crédit à l’acteur le plus « raisonnable ». Il faudrait ainsi montrer sur toutes les tribunes notre « bonne foi », laissant le gouvernement porter l’odieux d’une éventuelle rupture. Nous pouvons bien tenter de nous faire les chevaliers de la vertu, mais la politique est un art de la guerre où la sainteté – feinte ou réelle – des intentions est peut-être la garantie d’un honorable souvenir dans les livres d’histoire, mais pas nécessairement d’une victoire.

Il est vrai que les syndicats n’ont pas bonne presse, mais l’option stratégique empruntée actuellement semble non seulement peu prometteuse pour redorer leur image, mais également funeste pour bâtir l’opposition réelle face à ce gouvernement autoritaire. Si les syndicats peuvent encore espérer être des moteurs de la transformation sociale globale, ils ne le feront qu’en articulant leurs revendications dans une perspective non corporatiste et en agissant véritablement pour les plus vulnérables de la société, les précaires très souvent non syndiqués. La journée d’actions du 1er mai contre les politiques d’austérité était un premier pas en ce sens, grâce à une large mobilisation de la base, en particulier dans les cégeps. Il en faudra beaucoup plus, et cette fois-ci avec un véritable leadership national, ce qui a cruellement manqué le 1er mai...

À une époque où la polarisation de classes semble reprendre une actualité inédite, il paraît surprenant que des syndicalistes se fassent les apôtres de la paix sociale : « la négociation... pas la confrontation ! », faisait valoir la Coalition pour la libre négo. Ce vœu pieux est d’un autre temps : les hostilités sont déjà ouvertes depuis bien longtemps. Alors que nous subissons le saccage « austéritaire » depuis des années et que les « demandes » patronales planifient notre appauvrissement collectif, comment est-il encore possible de parler de négocier de bonne foi ? Pire que cela, que pense-t-on réellement obtenir en allant négocier sans même avoir un seul mandat de grève à mettre dans la balance, tandis que le gouvernement a, quant à lui, déjà scellé notre sort dans son budget d’austérité ?

Il faudra un jour arrêter de penser que l’opinion publique sera notre seul salut. Accepter de rentrer dans une opposition franche et ouverte avec le gouvernement, surtout lorsqu’il porte le poids politique de mesures antisociales historiques, semble, dans les circonstances, être le seul pari possible. Évidemment, cela diviserait cette fameuse nébuleuse qu’est l’opinion publique. Mais, comme nous l’a enseigné la grève étudiante de 2012, il peut parfois valoir la peine de jouer la confrontation, si l’on peut compter sur une base militante convaincue et l’appui d’une fraction non négligeable de la population elle-même armée de casseroles. Dans tous les cas, la stratégie actuelle du Front commun n’a permis d’obtenir aucun des deux : dans la société, les syndicats sont isolés et taxés de corporatisme ; à l’intérieur des centrales, les membres sont d’emblée considérés comme « aliénés et démobilisés » par des exécutifs qui se déchargent ainsi de tout militantisme de terrain, tandis que les membres se sentent étrangers à ces monstres bureaucratiques aux stratégies qu’ils jugent souvent désuètes.

L’épée de Damoclès

C’est un secret de polichinelle : la loi spéciale qui dictera nos conditions de travail est déjà écrite. La seule et unique question qui devrait maintenant nous obséder devrait être celle-ci : comment bâtir une résistance victorieuse face à la loi spéciale qui tentera de nous museler ? Certains parlent déjà de la braver. Le 1er mai, plusieurs syndicats d’enseignants de cégeps, comme à Rimouski, ont montré qu’il est possible et nécessaire de vaincre la peur du châtiment et de risquer l’illégalité lorsque l’histoire l’exige. Cette même audace pourrait-elle s’emparer d’autres franges du Front commun ? Il faut aussi prévoir que la loi spéciale imposera des amendes et des sanctions bien plus sévères que celles que nous avions à affronter. Serons-nous en mesure d’y faire face ? Et si oui, combien de temps ? Sur quoi reposeront alors nos espoirs ?

Il est difficile de répondre à ces questions. Face à un employeur qui est en même temps le législateur et qui a donc la toute-puissance de redéfinir les règles du jeu social à sa guise, je ne vois pas d’autre manière de vaincre que de faire en sorte que ce conflit syndical se transforme en conflit social généralisé. Pour cela, il faudra que le Front commun comprenne enfin qu’on ne peut séparer les revendications de la fonction publique de la lutte générale à l’austérité.

Le fossé qui nous sépare de cette caste du 1 % dont l’enrichissement ne repose plus que sur notre dépossession « austéritaire » semble insurmontable. La lutte qui s’annonce semble être une lutte décisive, une lutte à mort : soit le gouvernement du 1 % nous abattra par la force de sa loi spéciale et tuera le syndicalisme tel qu’on le connaît, déjà plongé dans une crise profonde, soit le mouvement syndical, à la suite d’un important virage stratégique, osera ouvrir les possibilités de l’histoire en bravant la loi spéciale, espérant par là que l’opposition populaire s’engouffre dans la brèche ainsi ouverte. Ce pari peut sembler radical et irresponsable, mais face au nihilisme radical de ce gouvernement, il me paraît être notre seul légitime espoir.

Arnaud Theurillat-Cloutier

membre de l’ASSÉ

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