Édition du 30 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Après Mandela

Avec le décès de Mandela, une page a été tournée en Afrique du Sud. Ou devrait-on dire, la dernière page du dernier chapitre. En effet, 20 ans après l’élection de l’ANC (1994), l’Afrique du Sud est résolument entrée dans une autre phase de son histoire.

Les mouvements de libération nationale devant l’histoire

L’ANC comme d’autres mouvements de libération en Afrique et ailleurs dans le monde a joué un rôle important dans la confrontation avec le colonialisme. Il ne faut pas sous-estimer la difficulté que cela représentait, devant des régimes archi militarisés, appuyés par des masses de colons, agissant en toute complicité avec les puissances impérialistes. D’emblée cependant, les mouvements de libération devaient prendre une décision : ou bien construire une très large alliance anticoloniale de manière à avoir une base d’appui plus large, ou bien réconcilier l’objectif de la libération nationale avec la question sociale, quitte à s’appuyer davantage sur les couches paysannes et prolétariennes. Dans le cas de l’Afrique du Sud, c’est le premier choix qui a été pris, notamment sous l’influence d’un mouvement communiste assez orthodoxe. Dans la plupart des pays africains (Angola, Mozambique, Algérie, etc.) et au Moyen-Orient (Palestine), cela a également la voie. En Asie cependant, la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme est devenue une lutte pour la transformation sociale, notamment pour la réforme agraire, et le démantèlement du système colonial en général. C’est ainsi que la libération anticoloniale est devenue une révolution sociale en Chine et au Vietnam. Disant cela, il ne faut pas penser d’une manière simpliste que les uns (la « voie africaine) ont eu tort et que les autres (la « voie asiatique ») ont eu raison, car il y avait des contextes historiques fort différents. Quelques décennies plus tard, il faut cependant constater que la libération nationale sans la lutte pour la justice n’a pas débouché sur autre chose que sur la reconduction du système colonial-impérialiste, sous d’autres formes.

Comment l’ANC a laissé tout tomber

Royaume de l’exclusion et de la surexploitation, l’Afrique du sud de l’apartheid avait érigé un système assez cohérent et organisé pour transformer la population en une « main d’œuvre » corvéable à merci. Les grandes entreprises nationales et étrangères ont beaucoup profité de ce système répugnant et répressif. Durant la lutte, le capitalisme et pas seulement l’apartheid a été mis sur la sellette. La Charte de la liberté, ce programme-phare de l’ANC et du Parti communiste promettait de restituer la richesse à la majorité africaine. Vers la fin des années 1980 toutefois, les patrons des grandes firmes ont changé leur fusil d’épaule. Ce sont eux avant le gouvernement sud-africain qui ont négocié avec l’ANC, essentiellement pour demander au mouvement de libération des « garanties » qu’après la fin de l’apartheid, tout changerait, mais rien ne changerait non plus ! Mandela et le Parti communiste ont accepté ce « deal » et c’est ainsi qu’on a laissé tomber la nationalisation des mégapoles (une seule entreprise, l’Anglo-American, possède 50% des actifs dans l’industrie et les mines), et la réforme agraire (50 000 fermiers blancs disposent des terres qu’on a volées aux ancêtres de 10 millions d’Africains sans terre). Les puissances impérialistes, relayées par leurs institutions comme le FMI et la Banque mondiale, ont adouci la pilule en proposant une « aide » pour faire entrer l’Afrique du Sud dans le club sélect des pays « émergents ». Les résultats, en gros, ont été catastrophiques. C’est triste à pleurer, mais il faut dire que pour la majorité des Sud-Africains aujourd’hui, la situation sociale et économique est pire qu’elle ne l’était à la fin de l’apartheid. C’est bien sûr une autre histoire au niveau politique et culturel, car l’apartheid, ce n’était pas seulement l’exploitation, mais une domination abjecte pour imposer aux Africains un statut de semi-humains. Au moins ça s’est cassé…

Le spectre du néo-apartheid

Durant la lutte contre l’apartheid, la grande majorité des mouvements populaires, des syndicats, des groupes de jeunes se sont ralliés à l’ANC. Certains, du côté syndical, étaient un peu sceptiques, car ils connaissaient les négociations plus ou moins secrètes avec les grands patrons. Mais pensaient-ils, il fallait être réaliste et aider l’ANC à renverser l’apartheid. On se disait, « Après on verra … » En réalité, aussitôt le nouveau gouvernement démocratique en place, la transformation est survenue, mais pour le pire. L’économie a été rapidement néolibéralisée (elle ne l’était pas sous l’apartheid) et ouverte à la concurrence mondiale, ce qui a contribué à démanteler une grande partie de l’industrie. Le chômage qui était élevé est devenu astronomique. Quant à la réhabilitation sociale, le nouveau gouvernement a dû renoncer à ses grandes promesses pour adopter les politiques d’« austérité » préconisées par les institutions financières pour essentiellement préserver le statu quo. Une petite minorité de Noirs s’est enrichie en étant souvent cooptée par les grandes entreprises qui non seulement demeurent dans les mains des Blancs, mais qui, pire encore, ont déménagé leurs sièges sociaux en dehors de l’Afrique du Sud au cas où le gouvernement sud-africain voudrait les nationaliser. On peut comprendre la déception et l’amertume du plus grand nombre.

Recherché : un nouveau projet

Durant la lutte contre l’apartheid, ce sont les mouvements populaires, souvent plus que l’ANC, qui ont été au premier plan. Cette expérience de luttes est ranimée aujourd’hui. La résistance est forte dans les milieux de travail et les townships (bidonvilles). Des réseaux sont en place, ce qui nuit énormément au travail et aux espoirs des élites qui voudraient consolider leur emprise. En réalité, du point de vue des capitalistes, l’Afrique du Sud n’est pas « émergente », car les taux de profits ne sont pas sécurisés. Le gouvernement actuel a perdu la gloire du passé ainsi que son chef charismatique. On a à la place des petits « entrepreneurs politiques » sans envergure ni crédibilité. Il reste quand même à l’ANC des appuis importants, si ce n’est celui d’un Parti communiste enfoncé dans ses mythes et le confort d’avoir quelques parcelles de pouvoir. Mais de plus en plus, une nouvelle génération de mouvements prend forme. L’édifice étatique est devenu très fragile.

La libération sans la transformation : mission impossible

En Afrique du Sud mais aussi ailleurs, il est devenu clair pour la majorité des gens qu’il ne suffit pas de brandir l’étendard de la libération. Ce qui ne veut pas dire que la transformation doive être totale et immédiate. Il y a des étapes, et aussi de la prudence et du calcul, lorsque des gouvernements issus des mouvements de libération essaient de changer les choses. C’est une leçon qui doit être étudiée, pas seulement en Afrique du Sud.

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