Édition du 30 avril 2024

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Au Canada, le “temps du feu” est arrivé

Des dizaines de milliers d’évacués, des installations pétrolières à l’arrêt, l’état d’urgence déclaré. Au début de mai, la province de l’Alberta a connu des incendies dévastateurs qui s’étendent désormais à d’autres provinces. Une situation dramatique mais loin d’être “sans précédent”, rappelle cet écrivain établi à Vancouver, qui pointe du doigt le rôle des activités humaines dans le dérèglement climatique. Nous étions à peine en mai que près de 30 000 personnes avaient déjà dû être évacuées à cause de dizaines d’incendies ravageurs dans la province de l’Alberta. Le bilan des destructions ne cessait de s’alourdir et, dans la bouche des responsables politiques, on entendait des termes comme “sans précédent”,

31 mai 2023 | traduit du Globe and Mail par Courrier international | Photo : Incendie dans les environs de Lodgepole, dans la province de l’Alberta, au Canada, ravagée par des centaines de feux de forêt, le 6 mai 2023. ALBERTA WILDFIRE/THE NEW YORK TIMES
https://www.courrierinternational.com/article/climat-au-canada-le-temps-du-feu-est-arrive

Sans précédent ? Mais où étaient-ils en 2017, quand la Colombie-Britannique a connu la pire saison d’incendies jamais enregistrée, qui a causé quatre tempêtes de pyrocumulonimbus simultanées ? Où étaient-ils en 2016, quand la ville de Fort McMurray a brûlé des jours durant en même temps que 6 000 km2 de forêt ?

Le “bruit” des fluctuations climatiques

Non, la situation actuelle n’est pas sans précédent. Suis-je en colère ? Oui. À la fin des années 1970, les experts d’Exxon eux-mêmes prédisaient que l’augmentation du CO2 d’origine industrielle ne se fondrait bientôt plus dans le “bruit” des fluctuations climatiques imprévues et serait mesurable à travers la hausse des températures mondiales, tout particulièrement dans les latitudes élevées comme celles du Canada.

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J’ai commencé l’écriture de mon dernier livre, Fire Weather, en 2016, quelques jours seulement après que Fort McMurray a disparu dans un pyrocumulonimbus de 14 kilomètres de hauteur provoqué par les incendies.

Déjà à l’époque j’avais compris que si un incendie pouvait causer de tels ravages dans une ville prospère de la région subarctique, alors que les lacs étaient encore gelés et la rivière Athabasca bordée de blocs de glace, il était facile d’imaginer les dégâts qu’un feu de ce genre pourrait causer dans des villes plus au sud où les constructions en bois abondent, comme Vancouver, ou dans les zones périurbaines où vivent actuellement la moitié des Canadiens et un tiers des Américains.

Une menace annoncée

Cela fait plus d’un demi-siècle que la menace est connue, et elle s’abat aujourd’hui sur nous avec une fureur redoublée. La saison des grands incendies est de plus en plus longue, et les feux de plus en plus destructeurs. C’est ce que j’appelle “les feux du XXIe siècle”, parce que c’est avec le nouveau siècle que les incendies sont devenus hors norme. Avant l’an 2000, les tempêtes de feu des pyrocumulonimbus étaient des phénomènes extrêmement rares. Aujourd’hui, elles sont monnaie courante. L’Alberta en a connu plusieurs durant la seule première semaine de mai.

Au Canada et ailleurs, les incendies étaient généralement associés aux régions rurales. Mais comme on a pu le voir ces dernières années en Australie, aux États-Unis et ailleurs, les villes sont de moins en moins à l’abri.

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Les feux du XXIe siècle présentent une autre particularité : le 3 mai 2016, à Fort McMurray, le mercure affichait 6 degrés de plus que le dernier record de température, et le taux d’humidité relative n’était plus que de 12 % – un niveau inférieur à celui de la Vallée de la Mort, aux États-Unis. Il n’y avait plus qu’à allumer la mèche. À Fort McMurray, les flammes sont devenues si hautes si vite, qu’elles ont dévoré la ville en un après-midi. Les habitants ont fui en toute hâte dans des conditions apocalyptiques.

Une civilisation assise sur un volcan

L’exode du 3 mai 2016 a été le plus grand déplacement de population jamais provoqué par un incendie à l’époque moderne. Le feu a résisté si longtemps et provoqué un tel niveau de dévastation que la ville a été fermée aux habitants pendant un mois entier.

À l’aube des temps, seuls les volcans, les séismes ou la colère des dieux étaient capables d’engendrer un déchaînement d’énergie aussi apocalyptique. Aujourd’hui, après deux cents ans de combustion continue, notre civilisation carburant à l’énergie fossile est devenue son propre volcan.

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Qu’est-ce que cela veut dire ?

On comprend mieux le poids de notre civilisation pyromane quand on se débarrasse des euphémismes comme “énergies fossiles”, “charbon”, “pétrole et gaz” pour désigner l’énergie fondamentale de nos sociétés par son vrai nom : le feu.

“Le feu est notre moteur”

À l’heure actuelle, le feu est notre moteur, celui qui nous libère, qui nous enrichit, et qui pose cette question brûlante : qui est le maître aujourd’hui ?

Des incendies apparaissent là où il n’y en avait jamais eu : au Groenland, dans le Haut-Arctique et dans les forêts humides de Colombie-Britannique, jusqu’au Brésil. En 2021, même l’Agence internationale de l’énergie (AIE) – pourtant amie des industries fossiles – a dit stop ! Si nous voulons maintenir un semblant de stabilité climatique, il est impératif d’arrêter tout projet d’exploitation d’énergies fossiles immédiatement.

Si l’AIE se met à paniquer, c’est que l’heure est grave.

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Avec nos voitures, nos cuisinières et nos chauffages, nous sommes des centaines de millions d’êtres humains à vivre plus confortablement que les empereurs de naguère. Sauf qu’aujourd’hui ce ne sont pas des esclaves ou des animaux qui travaillent pour nous, mais des machines alimentées par le feu. La plupart des Canadiens commandent ainsi une armée d’esclaves invisibles. Imaginez combien de chevaux il faudrait pour tracter à près de 100 km/h un minivan de 2 tonnes de Toronto à Ottawa. Des prouesses d’ingénierie nous permettent d’ignorer la tempête d’explosions qui se déchaîne sous notre capot. De même que nous n’avons pas conscience des 100 kilos de CO2 que nous laissons derrière nous au cours d’un simple trajet comme celui-là.

L’origine anthropique

Nous sommes des milliards à pratiquer ces activités. Près de 3 milliards d’êtres humains se chauffent et cuisinent encore à la flamme. Dans les pays riches, on compte des centaines de millions de cuisinières, de bouilloires et de chaudières. La liste des activités s’appuyant sur le feu est longue : les guerres et les ordures sont sources de nombreux incendies ; de même que l’agriculture sur brûlis et les raffineries de pétrole.

Dans l’Alberta, l’industrie du pétrole bitumineux brûle plus de 57 millions de mètres cubes de gaz naturel par jour dans le seul but de séparer le bitume du sable. Le Canada est le cinquième producteur mondial de gaz naturel ; en 2017, près d’un tiers de la production nationale de gaz a servi à faire du pétrole bitumineux. Et même après cette dissipation colossale d’énergie, le produit obtenu doit encore être traité à grand renfort de procédés énergivores pour être utilisable. Pour rappel, le gaz naturel est à 80 % constitué de méthane, un gaz à effet de serre 50 fois plus nocif que le CO2.

THE NEW YORK TIMES 20/05/23 : Reportage. En Californie, le changement climatique provoque une nouvelle ruée vers l’or

Nous en sommes déjà à plusieurs milliards de feux quotidiens d’origine anthropique. Mais c’est quand je me suis penché sur le nombre de moteurs que les chiffres sont vraiment devenus vertigineux. On dénombre à l’échelle planétaire plus de 1 milliard de voitures, 250 millions de camions, 200 millions de motos, 25 000 avions de passagers et 50 000 bateaux cargos (dont un tiers sert à transporter du carburant). En tout, plusieurs centaines de milliards de combustions individuelles – aussi innombrables que les étoiles dans le ciel.

Chacune produit du CO2 qui reste sur Terre (et non, les techniques de stockage du carbone n’y changeront rien). Une partie est absorbée dans les roches calcaires par un processus d’altération chimique, mais l’essentiel du CO2 d’origine anthropique est absorbé par les océans ou libéré dans l’atmosphère, où il reste actif pendant des décennies, voire des siècles.

Le temps des “nouveaux extrêmes”

Résultat, si vous extrayez, raffinez et brûlez des substances toxiques comme le charbon, les sables bitumineux, le pétrole ou le gaz au rythme où nous le faisons, décennie après décennie, préparez-vous à voir votre environnement changer. Le taux de CO2 dans l’atmosphère est désormais 50 % plus élevé qu’à l’époque préindustrielle, et il affecte absolument tout.

Fire weather n’est pas seulement devenu le titre de mon livre, c’est aussi un terme technique. Le ministère des Ressources naturelles du Canada utilise cet “indice forêt météo” pour évaluer le risque d’incendie. À Fort McMurray, cet indice a grimpé à 42, un record, bien au-dessus du niveau “extrême”. En Colombie-Britannique, pendant le dôme de chaleur de 2021, il est monté encore plus haut. Voilà qui était vraiment “sans précédent”.

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Le Canada n’est pas un cas isolé. Dans le monde entier, les services météorologiques s’échinent à trouver de nouveaux adjectifs et de nouvelles couleurs pour désigner ces nouveaux extrêmes de températures, d’inflammabilité, de précipitations et de montées des eaux. C’est le climat inflammable d’une nouvelle planète – celle que nous avons faite.

Le Canada malade de ses émissions

Dans cet environnement combustible que les pays riches ont imposé au monde entier, le Canada a des responsabilités à assumer. Les émissions de CO2 du Canada continuent d’augmenter, alors que celles des autres pays du G7 déclinent. Le pays se place toujours sur le podium mondial en matière d’émissions par habitant.

Il est incontestable que nos compagnies pétrolières et nombre de nos responsables politiques ont activement œuvré pour retarder tout progrès vers la transition énergétique.

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Nous devons réduire nos émissions aussi vite que possible si nous voulons limiter les dégâts déjà considérables causés par le dérèglement climatique. Faute de quoi, voilà ce qui se passera : pendant le dôme de chaleur qui s’est abattu sur la côte ouest du Canada en juin 2021, plus de 600 personnes sont mortes à cause de la canicule – le phénomène climatique le plus meurtrier de l’histoire du Canada. Dans le même temps, le village de Lytton, en Colombie-Britannique, a battu le record national de chaleur pendant trois jours d’affilée. Le lendemain, un incendie provoqué par des étincelles au passage d’un train, a réduit la commune en cendres en seulement trente minutes. Plus de 500 bâtiments ont été détruits, et 2 personnes sont mortes. À l’époque, Jan Polderman, alors maire de Lytton, a déclaré : “J’ai 60 ans, et je pensais que le réchauffement climatique était le problème des générations futures. Aujourd’hui, je suis le maire d’une commune qui n’existe plus.”

Voilà l’avenir. Trop de Canadiens ont déjà subi les ravages de ces incendies dont nous sommes responsables.

John Vaillant

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