Édition du 14 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

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Cette semaine à Ottawa et à Halifax, des camarades canadiens et québécois se rencontrent pour continuer des discussions amorcées l’été passé au Forum social des peuples. Pouvons-nous travailler ensemble ? Comment ? Sur quelles bases ? C’est un effort louable qui a été impulsé surtout par André Frappier et Andrea Levy (merci à eux !).

Un long malentendu

Pendant longtemps, la gauche canadienne a été confinée à une vision tronquée où la question québécoise n’existait pas ou était même une créature de la droite nationaliste. La forme caricaturée par laquelle cette vision a été exprimée par Pierre-Elliot Trudeau était en substance la même que celle qu’on rencontrait dans le Parti communiste et la social-démocratie (le CCF, l’ancêtre du NPD). Pour ces militants de gauche, la discrimination contre le peuple québécois était une sorte d’épiphénomène qui serait réglé quand le grand Canada socialiste viendrait au monde. Les socialistes canadiens (comme les socialistes anglais ou français) ne pouvaient pas concevoir que l’État capitaliste était structuré non seulement autour de l’exploitation des classes populaires, mais par la subjugation des peuples. Pour eux, la revendication nationale était un piège qu’il fallait éviter, malgré ce qu’en avaient dit leurs ancêtres Marx et Lénine qui avaient bien vu que cette domination des peuples confortait le pouvoir de la classe dominante et empêchait l’articulation d’un projet d’émancipation sociale. Il faut dire que du côté québécois, du moins jusque dans les années 1960, il y avait peu d’interlocuteurs, tant la gauche ici était restreinte.

Cela a commencé à changer dans les années 1960 sous l’égide de la « nouvelle » gauche. Au Québec, cette gauche estimait que l’avenir du socialisme passait par un arrimage avec la lutte nationale. Au-delà des désaccords sur la façon d’avancer dans ce projet, il y avait un consensus qui continue jusqu’à aujourd’hui que l’État canadien n’était pas réformable, qu’il faut une rupture de laquelle émergerait un État indépendant, et que cet État indépendant et progressiste pour survivre devrait reconstruire des liens de solidarité avec le « reste du Canada » (le ROC).

Du côté du ROC, des formations et des intellectuels de gauche en sont venus à des conclusions similaires. Des militants du « Waffle » par exemple (actifs dans le NPD) ont tenté de faire reconnaître le droit à l’autodétermination du Québec, avant d’en être expulsés comme de dangereux extrémistes « pro-séparatistes ». Plus tard, les syndicats canadiens sous l’influence de la FTQ principalement ont évolué pour reconnaître, dans les mots en tous cas, que le Québec existait. Cependant lors des grands affrontements entre l’État canadien et le Québec, notamment en 1980 et en 1995, les mouvements progressistes canadiens n’ont rien fait, endossant le plus souvent, en ne disant rien, la propagande réactionnaire à l’effet que le projet souverainiste était un sinistre danger pour briser ce beau pays qui s’appelle le Canada. Thank you.

Dialogue de sourds

Par après, alors que le PQ a mené le Québec aux défaites que l’on sait, la question québécoise est un peu disparue des écrans-radar au Canada, y compris dans la gauche. C’est un sujet dont personne ne parle, pratiquement. Les manœuvres de l’État fédéral sous Jean Chrétien pour verrouiller le droit du Québec à l’autodétermination (la loi dite de la « clarté ») n’ont pas été combattues par les mouvements canadiens. Entre temps dans la culture politique canadienne « mainstream » prévaut ce sentiment la plupart du temps inavoué que les Québécois sont une gang de chialeurs. Le sport préféré après le hockey est devenu le Quebec-bashing, et malheureusement, cela a été repris par certains éléments de gauche.

Mais pas tous. Un peu contre mers et marées, des personnalités comme Judy Rebick (l’ancienne présidente du réseau des groupes de femmes du Canada), Bob White (l’ancien président du Congrès du travail du Canada) et quelques éléments de gauche du NPD (comme Sven Robinson) se sont opposés à cet aveuglement. Des syndicats comme le STTP et le SCFP également. Néanmoins, cela ne se traduit pas par des pratiques de solidarité effectives. Par exemple, lors de la grève étudiante et le mouvement des Carrés rouges du printemps 2012, très peu d’étudiants canadiens ont répondu aux appels de certains militants étudiants, alors que pourtant, cette lutte était bien pertinente au Canada. Dans les médias canadiens, les Carrés rouges étaient présentés comme une bande d’extrémistes voulant mener la société au désastre.
Il faut dire par ailleurs que les mouvements québécois doivent assumer une partie de ce dialogue de sourds, ayant porté peu d’attention à ce qui se passait de l’autre côté de la rivière Outaouais. Comme si le Québec était déjà un État indépendant et comme si la politique fédérale était quelque chose d’ennuyeux.

Bifurcation

C’est cela qui a commencé à changer depuis peu et qui s’est manifesté par la tenue du Forum social des peuples (FSP, à Ottawa l’été dernier. L’initiative avait été mise de l’avant au Québec et elle a finalement été rejointe par plusieurs mouvements et syndicats canadiens, de sorte que 5000 personnes se sont parlés pendant trois jours, intellectuels, étudiants, syndicalistes, militants autochtones, écologistes, etc. Ce premier pas un peu timide a généré d’autres intérêts et travaux dont les groupes qui se réunissent cette semaine à Ottawa et Halifax.

Il faudra un peu de temps pour démêler tout cela et faire en sorte que cela débouche sur d’autres choses que de belles paroles. Il y a à mon avis deux grands défis.

Au Québec, l’expérience des coalitions de mouvements sociaux accompagnée par l’essor de Québec Solidaire traduit nos avancées, en même temps que nos limites. Il y a là un réel effort de réinventer la gauche au-delà des vieilles formules et de petits cercles animés par de sympathiques profs d’université d’un certain âge, pour ne pas dire d’un âge certain ! Au Canada par contre, il n’y a pas cette réalité. On a encore une gauche très dispersée où l’influence de groupes bien intentionnés mais enfermés dans une tradition sectaire est disproportionnée par rapport à celle de mouvements populaires enracinés à la base. L’idée de créer des plateformes larges, inclusives, comme QS (mais aussi comme d’autres expériences en Europe et en Amérique latine) n’est pas encore arrivée à maturité, même si on peut sentir qu’elle est un peu présente. Il y aussi le rapport conflictuel avec le NDP, ce qui fait que des militants et des mouvements populaires hésitent à organiser une plateforme indépendante, de peur de faire le jeu de la droite (c’est un argument qui est encore présent au Québec, mais moins).

Il y a donc entre le Québec et le Canada une asymétrie des expériences politiques qui rend les choses compliquées.

Autre facteur, la question dite nationale, a été évacuée au Canada, en partie par la consolidation du projet de l’État canadien et l’affaiblissement du nationalisme québécois, en partie par l’héritage tordu de la vieille gauche canadienne. Encore pour plusieurs militants canadiens, la question québécoise est un « irritant ». On va jusqu’à dire que le Québec est une nation (les conservateurs disent cela aussi) et qu’à la limite, ils ont droit à l’autodétermination, mais on le dit sans conviction et surtout sans volonté manifeste de se battre avec les Québécois pour le respect de ce droit.

En ce moment il y a une sorte de projet pour constituer un parti de gauche « pancanadien », une sorte de NPD « de gauche », ce qui ne me semble pas aller dans une mauvaise direction. Dans les partis de gauche « pancanadiens » du passé, la question nationale a toujours été refoulée, quitte à en parler un peu, les derniers quinze minutes du congrès. Le fait qu’au Québec, la lutte pour l’émancipation nationale et celle pour l’émancipation sociale semble échapper encore à plusieurs militants canadiens.

Construire une alliance

L’idée d’une alliance par contre est une alternative : une alliance entre deux peuples, entre deux organisations, à laquelle il faudrait ajouter les Premiers peuples, qui pourrait lutter ensemble et séparément, contre un État canadien construit sur l’exploitation des classes populaires et l’oppression des peuples. À mon avis, les Canadiens devraient donc construire le plus tôt possible un « Canada solidaire », qui serait un partenaire nécessaire et bienvenu de Québec Solidaire, dans la longue bataille qui nous attend.

Du point de vue québécois et de QS, il est nécessaire d’avoir un partenaire canadien : on est en Amérique du Nord après tout ! Également, notre projet n’est pas seulement l’indépendance, ce qui veut dire qu’on aura besoin de travailler avec les mouvements populaires canadiens pour résister aux pipelines et aux autres projets pervers du gouvernement néolibéral et néoconservateur actuel. Éventuellement aussi, les mouvements populaires canadiens seraient bien avisés de nous appuyer dans la lutte pour l’indépendance. À l’époque, Marx avait bien compris que les mouvements socialistes anglais n’avaient aucun avenir s’ils ne se mettaient pas à se battre avec le mouvement de libération irlandais. L’identification du peuple anglais à « son » État et à « son Empire », succombant au discours haineux et raciste anti-irlandais, était un obstacle insurmontable pour que se lève un mouvement socialiste en Angleterre. Malheureusement, Marx a eu raison, malheureusement cela n’est pas survenu et malheureusement cet État britannique se perpétue aujourd’hui en jouant la division entre les peuples.

Mais nous, on fera autrement ! Et c’est ainsi que des discussions à venir émergera probablement deux projets « frères », solidaires et courageux…

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