Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Ce qui se cache derrière la guerre que la Turquie mène contre les Kurdes

Tony Iltis, Canadian Dimensions, premier février 2016,
Traduction, Alexandra Cyr

La Turquie se dirige rapidement vers une guerre civile. Le gouvernement approfondit toujours son offensive contre la population kurde, les opposants-es de gauche, les journalistes et les universitaires.

Il soutient qu’il combat les forces armées du Parti de gauche, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), avec lequel il avait conclut des pourparlers de paix l’année passée. Mais l’essentiel de ses attaques a été dirigé contre les civils-es. La majorité des villes et villages à majorité kurde sont sous siège et sujettes à des bombardements et des attaques de l’artillerie. Des tireurs embusqués abattent quiconque sort dans les rues y compris ceux et celles qui vont secourir les personnes abattues. Cela a mené à une accumulation de cadavres dans les rues pendant des semaines. Certaines familles ont perdu plusieurs de leurs membres alors qu’ils étaient sortis porter secours à leurs proches ou retirer leurs cadavres.

Ces attaques dans les régions à majorité kurde ont été accompagnées d’arrestations partout dans le pays ; des arrestations de masse et des assassinats. Les journalistes et le Parti d’origine kurde de gauche, le HDP (Parti démocratique du peuple) qui a connu des succès lors des dernières élections générales de l’an dernier, ont été particulièrement ciblés.

Environ 1000 universitaires qui ont signé et fait circuler une pétition contre la violence ont subit ensuite des destructions de biens, des arrestations et des assassinats. Le 12 janvier, M. Erdogan s’en est pris aux universitaires étrangers-ères qui avaient également signé la pétition. Il s’est surtout attaqué au linguiste et critique social américain, Noam Chomsky qu’il a sarcastiquement invité à : « venir voir ce qui se passe en Turquie de ses propres yeux, pas à travers ceux de la cinquième colonne ».

M. Chomsky lui a répondu dans les colonnes du Gardian le 14 janvier : « Si je décide de me rendre en Turquie ça ne sera pas pour répondre à son invitation mais, comme ce fut souvent le cas dans le passé, à celle de plusieurs courageux dissidents dont les Kurdes qui ont été sévèrement attaqués-es depuis plusieurs années ». Il a aussi accusé M. Erdogan de soutenir les terroristes islamistes dans la guerre civile qui sévit dans la Syrie voisine : « La Turquie blâme le groupe armé État islamique (pour une avalanche de récentes attaques) alors que M. Erdogan l’a aidé de multiples façons et qu’il a soutenu le groupe Al-Nosra qui n’est guère différent. Et il se lance dans une tirade contre ceux et celles qui condamnent ses crimes contre les Kurdes qui sont le principal groupe combattant les terroristes islamiques au sol en Syrie et en Irak. Il n’y a rien à ajouter ».

Le combat des Kurdes

Même s’ils représentent une des plus importantes nations du Proche-Orient, ils se sont vu refuser un État-nation au début du 20ième siècle lorsque la France et l’Angleterre en ont fixé les frontières. Le Kurdistan est ainsi divisé entre la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran. La plus grande partie de ces minorités kurdes se retrouve en Turquie, soit environ 20 millions de personnes.

La République de Turquie a été créée en 1920 par Mustafa Kemal Ataturk. Les Britanniques s’y sont opposé et les Français ont tenté de s’en défaire et d’occuper le territoire turc comme ils l’ont fait dans les territoires arabes de l’ancien empire ottoman. La République de M. Kemal s’est donc forgée dans sa guerre d’indépendance contre la France et l’Angleterre. Elle était engagée à se moderniser selon les conceptions occidentales. Son idéologie fondamentale était le nationalisme ethnique.

La population arménienne avait été exterminée lors du génocide commis par l’Empire ottoman à la fin de son parcours. La population grecque a été extradée au cours de la guerre d’indépendance. Les Kurdes sont ainsi devenus la plus grande minorité de la Turquie. Les politiques d’assimilation imposées par la République furent extrêmes.

Non seulement l’État a-t-il interdit la culture kurde mais même les lettres q, w et x parce qu’elles sont présentes dans l’alphabet kurde mais pas dans le turc. Des milliers de personnes ont été déplacées vers les villes dans une tentative d’effacer leur identité ethnique. La partie kurde de la Turquie a passé la majorité du temps sous régime militaire depuis le début de la République.

Le PKK a été fondé en 1978 par Abdullah Ocalan. C’est en réponse à l’augmentation de la répression qu’il a commencé sa lutte armée en 1984. La réponse de l’État a été brutale. L’armée, l’aviation et des escadrons de la mort ont été lâchés. Plus des trois quarts des 40,000 personnes tuées étaient des Kurdes et principalement des civils-es. En 2004, le Projet pour des lois humanitaires déclaraient que 18,000 civils-es kurdes avaient été exécutés sans procès par l’État turc. En 1999, M. Ocalan a été arrêté au Kénya par la CIA, reconduit en Turquie où il a été condamné à mort.

La sentence a été commuée en emprisonnement à vie quand la Turquie a abolit la peine de mort dans le cadre de ses efforts pour intégrer l’Union européenne. Depuis sa prison, M. Ocalan a imprimé une réorientation fondamentale à la politique de son groupe. C’était une organisation de libération nationale, de gauche. Cette réorientation visait la place des femmes et les mettaient au centre des politiques du mouvement. Des quotas ont été établis dans toutes les directions du parti dont l’obligation d’avoir une double direction homme-femme à tous les échelons. Cela fait maintenant parti de la structure de tous les groupes révolutionnaires kurdes.

La réorientation a aussi signifié de passer d’une stratégie principalement militaire à une autre basée sur l’établissement de structures démocratiques locales pour arriver à construire une alternative à l’État.

Cela voulait dire abandonner le but de créer un État nation kurde indépendant pour l’ensemble des populations de la nation en Turquie, en Syrie, en Irak et en Iran. L’existence du Kurdistan autonome, quasi État au nord de l’Irak a été déterminant dans cet abandon.

Ce quasi État existe depuis la guerre de 1991 entre les États-Unis et l’Irak. Il est protégé par les États-Unis et dirigé par deux partis rivaux, conservateurs et nationalistes : l’Union patriotique du Kurdistan et le Parti démocratique du Kurdistan. Chacun à sa base dans des clans féodaux rivaux. Pour M. Ocalan il représentait les travers et défauts de tous les autres états-nations.

Un des effets de sa réorientation a été le développement de groupes révolutionnaires kurdes dans chacun des quatre pays. S’ils restent liés au PKK idéologiquement, ces groupes sont indépendants les uns des autres pour ce qui est de leur organisation. Cela rend compte du fait que si l’objectif ultime est le même pour tous, la lutte dans chacun des pays est différente. Cela permet également à ce que la lutte pour la liberté des Kurdes soit plus directement liée à celles d’autres progressistes dans chacun des pays.

En Turquie il existait un nombre important de groupes idéologiques non lié au PKK de manière organisationnelle. Cela comprenait des groupes de citoyens-nes et des partis politiques. Le PKK militait pour une fin de conflit pacifique et a initié de nombreux cessez-le-feu. Pendant un certain temps il a semblé que la réorientation pourrait solidifier des changements dans la République turque.

Le Parti justice et développement (AKP) de M. Erdogan est islamiste mais à ses débuts il avait une orientation plutôt libérale. L’idéologie de la modernisation de l’État turc, en particulier de ses forces armées, comportait un volet de laïcisation à la française. Cela voulait dire le bannissement des signes religieux, dont le hijab, dans les universités et les établissements gouvernementaux.

Durant les premières années de son gouvernement, l’AKP a gagné du soutient populaire en mettant fin à ces restrictions non démocratiques et en faisant cesser les interférences des militaires dans la politique. En plus, le nationalisme islamiste de l’AKP qui est inspiré de l’Empire ottoman multinational, l’a aidé à rendre le nationalisme ethnique de la République plus acceptable.

En 2002, le gouvernement a mis fin à certaines restrictions sur la langue kurdes. En 2010, des pourparlers de paix entre le PKK et le gouvernement ont commencé et en 2013, un cessez-le-feu bilatéral a été signé. Mais la conjoncture interne et internationale a poussé M. Erdogan à prendre des mesures plus autoritaires et à repartir en guerre contre les Kurdes.

D’abord et avant tout, l’AKP a introduit le néolibéralisme économique dans son programme libéral. Le chômage a augmenté, les conditions de vie se sont dégradées et la privatisation des infrastructures et des propriétés publiques ont déclenché un mécontentement grandissant particulièrement chez les jeunes travailleurs.

Ce mécontentement a explosé lors de la protestation au parc Gezi et de l’occupation d’autres parcs publics en 2013. D’autres mouvements sociaux se sont joint aux protestataires dont les mouvements féministes et LGBT. M. Erdogan a répliqué par des arrestations intempestives.

En Syrie, où en 2011 le soulèvement démocratique a été fragmenté en de multiples guerres civiles, les forces kurdes idéologiquement alignées sur le PKK ont établi des zones libérées au Kurdistan syrien (Rojava) à la frontière turque en 2012. Pour M. Erdogan il s’agit là d’un dangereux exemple d’autonomie kurde. Ça n’a pas tellement à voir avec le quasi État dirigé par les conservateurs au nord de l’Irak, mais bien au fait qu’il s’agisse d’un mouvement de la base, démocratique, multiethnique, d’orientation socialiste et féministe.

L’appui de M. Erdogan au groupe armé État islamique, à son affilié le Front Al-Nusra et à d’autres organisations islamiques visait principalement la défaite de Rojava plus que celle du régime syrien. À la fin de 2014, 30 personnes qui protestaient contre l’appui du gouvernement turc au groupe armé État islamique en matière de logistique et de matériel, ont été tuées par la police. Cet appui survenait alors que la ville de Kobané était attaquée par le groupe, dans l’enclave Rojava.

Lors des élections nationales de juin dernier, M. Erdogan espérait que son parti, l’AKP gagne la majorité des deux tiers. Cela lui aurait permis de modifier la constitution et de renforcer son pouvoir présidentiel. Cela a été contrecarré par un appui populaire sans précédent au parti HDP. Il a gagné plus de 13% du vote après avoir rallié le mouvement kurde, le mouvement du parc Gezi, divers mouvements sociaux, la gauche traditionnelle et des minorités religieuses et ethniques.

Dans la foulée, la violence a vite augmenté. Des attaques suicides de groupe armé État islamique ont été menées contre les opposants à M. Erdogan. Le gouvernement pour sa part, a répliqué avec des arrestations « anti-terroristes » contre le HDP et d’autres militants-es kurdes de gauche. Mais, même dans cette atmosphère de terreur et d’intimidation, le HDP a encore gagné plus de 10% des votes lors des élections parlementaires de novembre 2015.

Les attaques contre les communautés kurdes n’ont cessé d’augmenter jusqu’à des assauts de l’armée. Devant cette terreur, le PKK a mis fin à son cessez-le-feu. La Turquie est membre de l’Otan et une alliée essentielle des pouvoirs occidentaux dans la région. L’Australie a d’ailleurs mis le PKK sur sa liste de « groupes terroristes » ce qui renforce encore les capacités criminelles de M. Erdogan.

Le combat progressiste et démocratique des Kurdes révolutionnaires de la région mérite l’appui et la solidarité internationale.

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