Édition du 30 avril 2024

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Europe

Comment l’extrême droite en France et en Allemagne instrumentalise la guerre à Gaza

Avec la guerre Israël-Hamas, l’extrême droite européenne a saisi une occasion pour se positionner en meilleure amie de la communauté juive pour mieux dénoncer le danger de l’immigration musulmane. “Ha’Aretz” observe, en analysant le phénomène en France et en Allemagne, que cette posture ne durera pas.

Tiré de Courrier international. Article paru à l’origine dans Haaretz. Légende de la photo : Marine Le Pen à la Marche contre l’antisémitisme à Paris. le 12 novembre 2023. Photo Claire Serie/Hans Lucas/AFP

Alors qu’il parcourait les couloirs de l’Union européenne (UE) lors du sommet de Bruxelles le mois dernier [en octobre], Viktor Orban s’est probablement senti conforté dans ses positions.

À l’est, les forces du “bien” et du “mal” se livraient à un “choc des civilisations” en Israël et sur la bande de Gaza. Et à l’ouest, où les Européens “éclairés” ne se privent pas de le critiquer, les violences antisémites avaient nettement augmenté en écho, semble-t-il, au soutien apporté au Hamas par des mouvements d’extrême gauche.

À la veille du sommet, le premier pourfendeur de l’immigration en Europe confiait espérer que “de plus en plus de gens voient, ici à Bruxelles, qu’il existe un lien évident entre terrorisme et immigration”. Avant d’ajouter : “Ceux qui soutiennent l’immigration soutiennent aussi le terrorisme.”

De fait, le discours de Viktor Orban “ne paraît plus aussi extrême dans les circonstances extrêmes que nous connaissons”, souligne Peter Kreko, directeur de Political Capital, un groupe de réflexion indépendant qui a son siège à Budapest. Le Premier ministre illibéral “a l’habitude d’être dans le rôle du méchant qui dit la vérité”, ajoute-t-il.

L’AfD se met sous silencieux

L’actuelle guerre entre Israël et le Hamas est une aubaine pour les populistes d’extrême droite européens qui, comme Viktor Orban, présentent leur pays comme des sanctuaires ouverts aux Juifs et aux chrétiens.

En France, le conflit permet à Marine Le Pen, probable candidate à l’élection présidentielle de 2027, de poursuivre la mue du parti extrémiste et antisémite hérité de son père, Jean-Marie Le Pen. En Allemagne, le second parti d’opposition, l’AfD, profite de ce moment pour mettre son antisémitisme en sourdine, du moins publiquement, et pour laisser libre cours à son islamophobie.

Les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre dernier sont une occasion à saisir pour les partis d’extrême droite européens, analyse Rafaela Dancygier, politologue à l’université de Princeton. “Cela leur permet de diaboliser les musulmans en Europe et de prôner de nouvelles restrictions à l’immigration, ce qui n’est pas nouveau pour eux, mais le contexte actuel donne plus de poids à leurs arguments”, explique-t-elle.

Ce qui est nouveau, en revanche, c’est que “l’extrême droite semble aujourd’hui plus respectable que l’extrême gauche”. Certains représentants de gauche ont en effet salué les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre ou les ont assimilés à une forme de résistance légitime, poursuit-elle. La gauche, “qui est plus souvent dans le rôle du protecteur des droits des minorités”, a laissé l’extrême droite se poser en protectrice des communautés juives, ce qui renforce sa légitimité, indique Rafaela Dancygier.

Sauf que cette soudaine compassion à l’égard des Juifs n’a rien de sincère, affirme Peter Kreko. Le positionnement prosioniste de l’extrême droite européenne relève plus d’une volonté “d’exploiter [le sentiment anti]musulman que d’une véritable empathie pour les Israéliens”, explique le chercheur hongrois.

Antisémites notables

À l’approche des élections européennes de juin, Orban a désormais beau jeu de dire : “Regardez les pauvres pays d’Europe de l’Ouest qui n’ont pas assez surveillé leurs flux migratoires et sont à présent dévorés par l’antisémitisme – contrairement à la Hongrie, qui est une terre d’accueil pour les Juifs et les chrétiens”, prédit le politologue.

“L’histoire montre que les partis d’extrême droite instrumentalisent la question juive et l’antisémitisme pour leur propre intérêt”, renchérit Rafaela Dancygier.

La Shoah est, selon elle, un bon indicateur. “Lorsque l’extrême droite veut paraître plus modérée dans l’opinion publique, elle prend ses distances vis-à-vis des révisionnistes et négationnistes de l’Holocauste.” Mais seulement quand elle le veut, insiste-t-elle.

Quelques jours après l’attaque du Hamas, le président d’honneur de l’AfD, Alexander Gauland – qui s’est illustré par le passé en comparant le rôle des nazis à une “fiente d’oiseau” sur le grand livre d’histoire de l’Allemagne –, a déclaré que “cette attaque ne vis[ait] pas seulement l’État hébreu, elle [était] également dirigée contre nous”. Tous ses camarades de parti ne se sont néanmoins pas précipités pour défendre Israël avec autant de vigueur.

Trois jours après les massacres du Hamas, l’actuel codirigeant du parti, Tino Chrupalla, postait sur X qu’il “condamn[ait]” l’organisation islamiste mais appelait également à la désescalade, affirmant que “l’heure est à la diplomatie” et sans faire la moindre allusion au droit d’Israël à se défendre.

Cette ambivalence de l’AfD tient au fait que plusieurs de ses responsables sont des antisémites notables. “C’est aussi une des raisons de leur popularité”, rappelle Dancygier.

Manque de mémoire politique

Actuellement en seconde position dans les sondages avec 21 % d’électeurs allemands se disant prêts à voter pour eux aux prochaines élections, les responsables de l’AfD risquent la division. À moins qu’ils n’aient même pas besoin de se positionner clairement sur la question de l’antisémitisme. Pour l’heure, le sentiment anti-immigration et l’hostilité envers l’establishment incarné par l’actuelle coalition de centre gauche semblent en effet suffire à faire leurs affaires.

Dans une étonnante vidéo de neuf minutes qui a beaucoup tourné sur les réseaux, le vice-chancelier et codirigeant des Verts allemands, Robert Habeck, a lancé un avertissement aux extrémistes des deux camps qui voudraient profiter de cette guerre pour semer le trouble en Allemagne : abstenez-vous, leur a-t-il dit en substance.

Dans cette vidéo, Habeck reconnaît que “l’antisémitisme islamiste ne doit pas nous faire oublier qu’il existe un antisémitisme profondément ancré en Allemagne”. Avant de dénoncer les personnalités d’extrême droite qui “se retiennent pour le moment, pour des raisons purement tactiques, afin d’attiser l’hostilité contre les musulmans”.

Contrairement à l’AfD, l’accession au pouvoir passe pour Marine Le Pen par le cœur et surtout le manque de mémoire politique des électeurs français. La dirigeante d’extrême droite, qui a rebaptisé son parti “Rassemblement national” en 2018, est confrontée à un problème évident qu’un simple changement de nom ne suffit pas à régler : l’ombre funeste de son antisémite et négationniste de père.

“Rempart contre l’idéologie islamiste”

Depuis que le Hamas a tué 40 ressortissants français dans des communautés israéliennes à la frontière de la bande de Gaza, Marine Le Pen se pose ouvertement en défenseur des Juifs de France. Elle a même qualifié l’attaque du 7 octobre de “pogrom”.

Cette prise de position intervient alors que le ministère de l’Intérieur a relevé près de 1 250 incidents antisémites en France depuis le 7 octobre [1 518 actes ou propos antisémites ont été recensés entre le 7 octobre et le 14 novembre 2023] – soit trois fois plus que durant toute l’année 2022.

La France abrite la plus grande communauté juive d’Europe, et [le 12 novembre] plus de 100 000 personnes ont participé à une grande marche contre l’antisémitisme dans la capitale. Interviewé à la radio, le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, a affirmé que pour de nombreux Juifs de France son parti apparaissait comme un “rempart contre l’idéologie islamiste”.

Si tous les Juifs de France et les chercheurs n’adhèrent pas à cette proposition, le changement d’image entrepris par Marine Le Pen semble porter ses fruits. À en croire le politologue Jean-Yves Camus, alors qu’elle ne pouvait pas être élue il y a cinq ans, ses chances se sont nettement accrues aujourd’hui.

Un nombre croissant de Français ne la considèrent plus comme une représentante de l’extrême droite, souligne le chercheur, et la majorité d’entre eux ne la voit pas comme une menace pour la démocratie – contrairement à l’extrême gauche. Tandis que Marine Le Pen participait à la marche de dimanche contre l’antisémitisme, Jean-Luc Mélenchon s’est abstenu, déclarant que l’évènement était le rendez-vous “des amis du soutien inconditionnel au massacre” à Gaza. Le politologue rappelle toutefois que “la conversion pro-Israël [de certains membres du RN] n’est pas sincère, ce n’est qu’une manœuvre pour récupérer des voix et faire table rase du passé”.

Qui haïr le plus ? Les Juifs ou les musulmans ?

Même si Marine Le Pen n’est pas elle-même antisémite, poursuit-il, on ne saurait faire confiance à ses partisans, car leur soutien à Israël tient uniquement au fait qu’ils assimilent les combattants du Hamas à des islamistes – leur pire fléau. Le discours de Marine Le Pen consiste à “lier la guerre à l’immigration, et le Hamas à un mouvement islamiste qui serait entré en France avec le soutien de la gauche et des ONG musulmanes”.

Reste que ses électeurs “ne se soucient pas vraiment des questions de politique étrangère, seulement de l’ordre public” – qu’ils jugent menacé par les musulmans.

Selon Michael Colborne, journaliste d’investigation pour le site Bellingcat et spécialiste des mouvements d’extrême droite transfrontaliers, depuis le déclenchement de la guerre au Moyen-Orient les électeurs d’extrême droite “ne savent pas qui ils haïssent le plus : les Juifs ou les musulmans.”

Ce qui n’est pas sans poser de problème à Marine Le Pen et à ses camarades soucieux de renvoyer une image de respectabilité tout en ménageant leurs militants les plus endurcis.

Reste maintenant à savoir dans quelle mesure le gouvernement d’Israël, lui-même extrémiste, s’emploiera à amplifier cette islamophobie et la droitisation du paysage politique européen. Pour les observateurs, le gouvernement israélien doit s’interroger sur les conséquences que pourrait avoir sa légitimation de partis nationalistes dont l’antisémitisme n’est que temporairement mis au second plan.

Dans l’immédiat, il semble évident que l’essor de l’extrême droite menace les formations démocratiques et libérales de gauche sur le continent.

Cela faisait plusieurs décennies que les extrêmes politiques n’avaient pas présenté cette formation “en fer à cheval”, où l’extrême gauche et l’extrême droite se retrouvent plus près l’une de l’autre que du centre, souligne Rafaela Dancygier. Surpris par cette acceptation présumée par la gauche de la terreur et des violences, certains électeurs pourraient croire que la gauche est aussi radicale que l’extrême droite, si ce n’est plus. “Ce qui affaiblit la gauche, y compris le centre gauche, conclut-elle, et bien sûr la démocratie en général.”

David Issacharoff

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David Issacharoff

Journaliste pour Haaretz (Israël).

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