Édition du 23 avril 2024

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Revue Relations - Nouveau numéro

« Danger : impasse du progrès »

Ce texte est tiré du nouveau dossier de la revue Relations intitulé « Danger : impasse du progrès » (no 780, octobre 2015). En kiosques le 25 septembre, une soirée-lancement intitulée Sortir des impasses du progrès aura lieu le 14 octobre à Québec et le 22 octobre à Montréal.

Presse-toi à gauche poursuit une collaboration avec la revue Relations de façon à élargir les débats qui y sont présentés et les partager à son lectorat. Nous accueillons cette fois un texte de son rédacteur en chef, Jean-Claude Ravet, qui ouvre le dossier.

REVUE RELATIONS - Nouveau dossier - Danger : impasse du progrès
Le site de Relations : www.revuerelations.qc.ca

Au nom de l’égalité et de la liberté, les luttes sociales pour la justice en Occident ont longtemps brandi le progrès comme étendard de ralliement. Les forces de la domination étaient identifiées aux forces de la réaction qui cherchaient à préserver leurs privilèges en maintenant le peuple en état de soumission et dans des conditions de vie misérables. Ainsi, depuis le siècle des Lumières jusqu’au début du siècle dernier, l’innovation scientifique et technologique pouvait être vue comme une alliée privilégiée de la révolution sociale et politique en permettant de soulager le poids du labeur et de la vie quotidienne des pauvres. Le XXe siècle nous a fortement désillusionnés.

Percevant avec effroi l’essor de la technique comme force aveugle au service du conformisme « des maîtres d’aujourd’hui », le philosophe allemand Walter Benjamin – mort en 1940, sans connaître ni Auschwitz ni Hiroshima – a été l’un des premiers à dénoncer la barbarie qui accompagnait la marche triomphale du « progrès ». Au point d’écrire dans ses notes préparatoires à ses fameuses thèses Sur le concept d’histoire : « Marx dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire. Mais peut-être en va-t-il tout autrement. Il se peut que les révolutions soient plutôt le geste par lequel l’humanité qui voyage dans ce train tire le frein d’urgence. »

Nous ne savons que trop bien aujourd’hui que le progrès peut effectivement être source d’effroyables catastrophes et d’inhumanité. On n’a qu’à penser à la panoplie de bombes nucléaires capables de détruire plusieurs fois la planète, à la sophistication de la guerre à travers les drones et la robotisation, aux multiples dispositifs de contrôle social et de manipulation de masse, à la marchandisation de la vie, à la financiarisation de l’économie. De l’ordre de la maîtrise et de la prouesse technique, ce progrès pave plutôt la voie à une déshumanisation croissante de la société, à une destruction des biens communs, à la mainmise sur le vivant et à la dévastation de la Terre, en plus d’enrichir, de manière scandaleuse et même obscène, une infime minorité affairée à étendre toujours plus son pouvoir aux dépens de populations confinées à l’impuissance et au désarroi.

« Le désert croît ». C’est ainsi qu’Hannah Arendt décrivait cette infiltration insidieuse dans toutes les sphères de la société d’une logique instrumentale et marchande, où les questions du sens et de la liberté politique sont radicalement évacuées au profit de considérations purement techniques d’efficacité, de rentabilité, de productivité… Le monde humain en vient ainsi à être aplati, uniformisé, réduit à un simple champ d’intérêts privés, d’énergies et de ressources – si ce n’est pas à un champ de bataille –, corrodant les espaces politiques et sociaux, témoins de la profondeur du sens, de la centralité de la parole partagée, de l’action concertée et solidaire dans l’existence humaine. Progressent ainsi l’insignifiance, la désolation, l’aliénation. Et la démesure… puisque toute limite est de plus en plus perçue comme une contrainte inacceptable à la liberté de l’individu, délié de toute responsabilité individuelle et collective.

Beaucoup sont à ce point éblouis par les exploits techniques incessants qu’ils refusent de voir les ravages écologiques, sociaux, politiques, moraux et spirituels qu’ils provoquent. Le mot d’ordre du début de la modernité, « Dominez la nature », s’est transformé, dans la postmodernité, en « Soyez soumis ».

Cette face hideuse du progrès est représentée sans fard par le capitalisme néolibéral, libéré désormais de ses scrupules puritains, qui prêtaient encore à la main invisible du marché le souci de solidarité et de partage – les vices privés et les intérêts mesquins étant le « matériau » idéal des vertus publiques. Maintenant, il ne s’encombre plus de cette finalité éthique, jouissance sans limite oblige. Le marquis de Sade rejoint l’économiste Adam Smith au Panthéon du capitalisme. La réduction de tout en objet de jouissance va de pair avec la réduction de tout en marchandises. Dans les deux cas, le monde de la vie n’a pas d’intérêt, et les êtres humains peuvent devenir superflus et jetables.

Le geste révolutionnaire de notre époque est bien d’empoigner le frein d’urgence du train emballé de la production déchaînée, de la surconsommation sans borne et de la démesure technoscientifique. Les mythes grecs et l’Évangile, entre autres trésors spirituels de l’humanité, nous avaient pourtant déjà mis en garde contre les fantasmes de la démesure – de plus en plus à même d’être réalisés techniquement – comme source des pires calamités et barbaries. Les vaincus d’aujourd’hui – ceux et celles qui refusent de se soumettre à l’idole d’un tel « progrès », de vivre comme si nous n’appartenions pas à la Terre – doivent faire front et organiser la résistance, au nom de la Terre-patrie, selon le beau mot d’Edgar Morin. Les paroles de Camus sont aussi plus que jamais d’actualité : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse » (Discours de Stockholm, 1957). À la technicisation à outrance de la vie, il faut opposer l’accueil de notre fragilité, le respect des conditions humaines et terrestres d’existence, et l’éloge de la solidarité, particulièrement envers les plus pauvres, au nom de la dignité humaine. Au règne de la fatalité, il faut opposer l’exigence démocratique fondamentale : celle de décider collectivement notre destin, et ce, en imposant s’il le faut des limites, de telle manière que l’inhumain dont nous sommes malheureusement tous capables soit contenu, afin de permettre à la liberté de s’épanouir pleinement en responsabilité.

Il ne s’agit évidemment pas d’être bêtement technophobes, mais d’appréhender de manière critique la technique pour qu’elle ne se développe pas au profit de quelques-uns ni dans l’esquive, voire le mépris de notre humanité. « La science sans conscience n’est que ruine de l’âme », nous a avertis Rabelais, il y a déjà un demi-millénaire.

Nous comprenons dès lors que la toute-puissance technicienne actuelle exige un surcroît de vie éthique, de conscience morale, de jugement politique, d’action démocratique, de bonté, de beauté, bref, un approfondissement de notre humanité. Le véritable progrès, celui qui doit revenir au cœur des luttes sociales, est indissociable d’une dimension politique, éthique et spirituelle. Il consiste à grandir intérieurement et collectivement, en savoir, en sagesse, en intelligence de la vie, en partage, en agir responsable. Celui-là ne mène pas à un cul-de-sac invivable, mais ouvre à la joie de vivre.

Jean-Claude Ravet

Auteur de la revue Relations.

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