Édition du 30 avril 2024

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"Les femmes du coin de la rue" : La vie en miettes

Nous voilà plongé·es dans un journal d’enquête de longue haleine. On ne le lit pas pour se donner un air curieux envers le 18e arrondissement, au nord de Paris, ou par un vague souci de la pauvreté qui ronge quelques trottoirs. On ne le lit pas plus pour se payer un voyage au pays des « brebis noires », histoire de clore ses lectures de fin de vacances et pour quelques conversations de salon. Car le lire, c’est se ramasser un coup dans le bas-ventre, se courber en montant un escalier, entendre crier une douleur dans l’enfer quotidien de ces femmes, toutes des damnées de la terre, et enfin écouter leurs voix nous susurrer quelques mots… jusqu’à nous.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Postface de Jean-François Laé au livre de Patricia Bouhnik : Les femmes du coin de la rue. Corps à corps avec la précarité

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

Ce journal est gros de narration, traversé d’un fort désir de voir, d’entendre et de savoir.

Pendant combien d’années Patricia Bouhnik a-t-elle bourlingué dans le triangle Stalingrad – porte de la Villette – porte de la Chapelle, à observer cette mise en marge contre le périphérique ? Dans cette zone hybride, les marqueurs de la grande pauvreté sont là : vieux, jeunes, migrant·es ou non, et ces vieilles femmes invisibles parce que vieilles.

Combien d’années lui aura-t-il fallu pour s’approcher de leurs lèvres, en s’interdisant délibérément tout sentimentalisme, restant des heures sans broncher et en toute sagesse pour s’avancer encore lentement vers leurs déambulations hésitantes ? Ce que Patricia Bouhnik tente de restituer avec une vaillance qui force le respect, c’est la réalité du monde de celles qui n’ont plus rien, dépossédées de chaque jour, mais qui parviennent à porter de l’énergie plus avant et composer quelques aires de repos. Les désaffiliées oubliées, dirait Robert Castel ; « l’être-frontière qui n’a pas de frontière », répondrait Georg Simmel ; une vie en reste, ajouterait Zygmunt Bauman1 !

La réussite de cette proximité affectueuse tient à son talent à « explorer de près » – depuis des décennies – ces expériences sombres, des vies cachées et blessées. Déjà en 1990, avec ces enfants atteints d’un cancer venus d’Algérie pour se faire soigner et auprès de qui elle était institutrice, son attention vivement grandie envers leurs appels était frappante ; suivie par son engagement d’enseignante à la cité de transit du Port, à Gennevilliers, avec tant de liens qui perdureront ; puis les usages de drogues dans les quartiers populaires du « 93 », les petits « usagers-revendeurs », devenant des hommes-frontières entre des milieux qui s’ignorent : consommateurs, vendeurs, proches, pairs et des parents morts de trouille ; puis par un saut de mur, cette fois au parloir d’une prison, où certains échouaient quand ils avaient rompu leurs derniers ancrages, pour décrypter leur réflexivité biographique.

Quel incroyable continuum dans ce puzzle en morceaux ! Car toutes ces enquêtes s’adossent les unes aux autres et se parlent entre elles.

Et que de temps consacré à se familiariser, à se glisser dans le bon endroit au bon moment, à faire signe d’une disponibilité, se créditer d’une proximité biographique, se dédoubler férocement pour ne pas créer d’embrouille, à braver les soupçons de subjectivité ou de position partisane !

Produire de la confiance est un immense travail de conviction. Ne pas céder, suivre celles et ceux qui ont rompu avec leurs derniers ancrages, faire signe d’amitié, gagner des morceaux de confidence, s’ajuster à leur tempo, sentir les frontières de respectabilité, mettre en jeu des affects pour atteindre l’autre rive, cette zone si fragile de survie : le métier d’enquêtrice se révèle. Il consiste à faire éprouver aux lecteur·trices la coprésence, l’attention réciproque, les détails des cheminements. Éprouver des situations pour délier des événements, les comprendre. Les comprendre avant d’expliquer, cette méthode compréhensive nous ouvre des vues étonnantes de précision.

À bout d’oubli, ces femmes

Les femmes – dans ce paysage – complètement oubliées ? Comment s’en étonner tant on leur a appris à souffrir en silence. Savoir s’effacer est un art. Disparaître, un formidable exploit. Se masquer, éteindre l’incendie, retenir et se réconcilier. Se couvrir, s’éclipser pour un rien, adoucir l’eau bouillante, bercer les enfants, refouler l’accusation, s’enfermer en cas de danger : la menace subie, le chantage, le trafic, l’argent si rare, les excès. Rien n’y fait. S’incliner est un apprentissage de genre ; se retirer sur la pointe de pied, le sacrifice ultime.

C’est de ça que nous parle cet ouvrage. Ces filles, ces femmes, ces mères, ces grands-mères répètent ce qu’on leur a dit de répéter. À bout d’oubli, d’endurance et de survie, invisible et monotone comme la prison ou la prostitution, ces femmes échangent avec Patricia Bouhnik comme nul·le autre pareil·le. Le miroir narratif tendu est coupant comme un rasoir.

Ces femmes expliquent comment faire profil bas, comment circuler pour rester invisibles. Il s’agit de marcher sur les frontières des zones de passage – chambres d’hôtel, compagnons de fortune –, des points de replis sur des recoins – embrasures, bancs, friches, stations de métro, gares –, ou de rejoindre des regroupements discrets en squats ou chambres proposées dans des foyers, hôtels sociaux, centres d’hébergement d’urgence ou associatifs, appartements vétustes ou précaires ; avec parfois un passage en prison ou aux urgences psychiatriques. La tournée de ces lieux éclaire les nuits de dépendance et de pénitence. Ne jamais s’arrêter de circuler. Passer de lieu en lieu en courant, c’est le prix à payer pour gagner une petite sécurité sans agression, en attendant un pli de rue, un recoin ou un bout de chambre pour se réfugier.

Imperceptibles, incapables, incompétents, indigents, indignes, infâmes, infirmes. La liste est longue de ces forces négatives, de ces dominations souterraines, de ces mots mi-juridiques mi-psychiatriques qui peuplent le langage institutionnel jusqu’à contaminer l’ordinaire de ces femmes. Cette série des « in- » marque les gestes, les actes moteurs autant que les actes mentaux. Dans ces interstices, le droit n’agit qu’en « négatif sur » les modes de repos, les circulations, les recoins, les manières de se laver, d’aimer même. Femme vieille, seule, sans attache, pauvre de surcroît, mal née et mal aimée, chaos humain comme autant de cicatrices, dans ce sous-sol strié de menace existentielle imminente, nous sommes bien au bord du féminicide. Et pourtant, elles résistent à tous ces vents contraires, « elles résistent tant qu’elles le peuvent pour éviter de se voir imprimer des marques d’infamie à même la peau ».

Jean-François Laé2

Rappel :
Préface de Coline Cardi : « Jusqu’à l’os » au livre de Patricia Bouhnik : Les femmes du coin de la rue. Corps à corps avec la précarité
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/03/29/preface-de-coline-cardi-jusqua-los/

1. Zygmunt Bauman, La vie en miettes : expérience postmoderne et moralité, Paris, Fayard, Pluriel, 2010.

2. Sociologue, professeur émérite à l’Université de Paris 8, chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa), il a notamment publié Une fille en correction op. cit et Parole donnée : entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis en temps de pandémie, Paris, Syllepe, 2022.

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Patricia Bouhnik : Les femmes du coin de la rue. Corps à corps avec la précarité

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