Édition du 14 mai 2024

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Livres et revues

L’intelligence artificielle, ou le mirage du progrès social propulsé par la technologie

Jonathan Martineau, professeur adjoint au Liberal Arts College de l’Université Concordia et Jonathan Folco, professeur agrégé à l’Université Saint-Paul

Tiré du Fractures, Bulletin des membres de l’IRIS, no.3, vol. 9, printemps 2024

L’ouvrage (Le capital algorithmique, Écosociété, 2023) est le résultat d’un projet de recherche multidisciplinaire sur les développements des nouvelles technologies et du capitalisme mené dans les dernières décennies. Le livre permet d’abord de mieux comprendre les changements technologiques et sociaux qui ont bouleversé nos manières de vivre, de travail¬ler, d’être et d’interagir dans les dernières années. Il propose ensuite des pistes pour réorienter collectivement le cours de ces développements historiques vers un monde plus juste, plus démocratique et plus écologique.

Notre hypothèse de départ est que nous ne pouvons com¬prendre les vagues actuelles de transformations technolo-giques sans aborder également les changements récents du système capitaliste, tout comme nous ne pouvons comprendre le fonctionnement actuel du capitalisme sans tenir compte des nouvelles technologies algorithmiques et de l’intelligence arti¬ficielle (IA). Notre objectif initial est donc double : d’une part, développer un cadre théorique critique, une vision d’ensemble, pour étudier l’IA non pas comme une simple technologie, mais comme un phénomène sociohistorique complexe, et, d’autre part, mettre à jour la théorie critique du capitalisme à la lumière du développement accéléré des algorithmes et de l’IA.

L’une de nos thèses centrales est que le système capitaliste a subi une transformation historique majeure au cours des 15 à 20 dernières années, menant le capitalisme algorithmique à un nouveau stade, après s’être appuyé sur le capitalisme néo¬libéral pour finalement le dépasser. Ce changement historique se produit dans une conjoncture marquée par l’émergence des « données massives » et le déploiement rapide de l’IA, engen¬drée par les progrès de l’apprentissage automatique et de l’ap¬prentissage profond, la mise en place d’un nouveau modèle commercial d’extraction et de valorisation des données, et l’essoufflement du modèle néolibéral, notamment lors de la crise mondiale de 2007-2008. Le concept de « capital algorith¬mique » guide ainsi notre enquête sur la transformation rapide du monde à laquelle nous avons assisté ces dernières années. Comme Nancy Fraser, nous concevons le système capitaliste non seulement comme un système de production économique, mais comme un « ordre social institutionnalisé », qui comprend la sphère politique, la reproduction sociale et le rapport à la nature. Dès lors, le capital algorithmique est un phénomène multidimensionnel : une logique d’accumulation économique, une organisation des relations sociales, une forme de pouvoir social et un rapport à la nature caractérisé par une industrie extractive. Ce cadre nous permet d’étendre notre analyse du nouvel ordre social institutionnalisé à différents secteurs et sphères d’activités, comme le travail ménager et le travail du care (qui consiste à répondre aux besoins de soins, d ’éducation, de soutien ou d’assistance), l’environnement, l’État, la politique et les relations internationales, les formes d’expérience, de subjectivité et d’interactions sociales, l’éthique et les pratiques de résistance.

Le livre est divisé en 20 chapitres, organisés sous forme de thèses. Les deux premiers chapitres détaillent le projet de recherche, la méthodologie et le cadre théorique. Les chapitres 3 à 6 explorent la transformation du travail et de nos emplois du temps dans le capitalisme algorithmique. Nous y soutenons que les algorithmes accélèrent le temps et dégradent les loi¬sirs, et que, loin de conduire à la « fin du travail », l’automation exerce plutôt de la pression sur le travail et tend à le précariser. Le capital algorithmique fonctionne selon un mode d’exploi¬tation et d’extraction qui reconfigure les activités productives mondiales ainsi que les marchés du travail, notamment par l’extraction et la valorisation des données et la montée du « travail digital ». Nous proposons donc un concept de « tra¬vail algorithmique », qui comprend quatre types d’activités productives reproduisant le capital algorithmique : le travail digital, le travail industriel/logistique, le travail extractif et le travail domestique. Nous consacrons une thèse distincte à la reproduction sociale et au travail domestique, dans laquelle nous analysons les conséquences de la colonisation accrue des espaces-temps de la reproduction sociale par les objets connec¬tés, les technologies algorithmiques et les assistants d’IA.

Les chapitres 7 et 8 traitent quant à eux de la transition du capitalisme néolibéral au capitalisme algorithmique en expo-sant la nouvelle logique d’accumulation du capital. Nous y exa¬minons les modifications actuelles de l’accumulation du capital liées à l’émergence des modes d’exploitation et d’extraction et nous proposons une théorie de l’accumulation algorithmique du capital. En conceptualisant le capitalisme algorithmique en tant que nouvelle étape du développement capitaliste, nous dressons un bilan des ruptures et des continuités entre le régime d’accumulation capitaliste néolibéral et le régime d’accumulation algorithmique. Nous soupesons également certains concepts proposés par d’autres auteurs et autrices qui entrevoient dans les changements actuels la montée d’un « capitalisme cognitif », ou encore, plus récemment, comme un passage vers un « techno-féodalisme », ou un « néo-féoda¬lisme ». Nous déconstruisons ces interprétations pour faire voir ce qu’elles nous aident à comprendre, mais préférons les lire comme des métaphores en soulignant leurs importantes limites. Loin d’un « retour vers le futur » néo-féodal, nous avons atteint une nouvelle étape du développement capitaliste.

Les chapitres 9 à 12sont consacrés à la politique, au pouvoir, à l’État et aux relations internationales. Ils établissent que le capital algorithmique renforce les systèmes d’oppression exis¬tants, tels que le racisme et le patriarcat, notamment en les automatisant, et qu’il crée des formes inédites de domination, de concentration du pouvoir et de « gouvernementalité ». Sont explorées la diffusion rapide des technologies algorithmiques dans l’appareil d’État et les tensions géopolitiques qui se manifestent non seulement : dans les relations internationales, notamment entre les États-Unis et la Chine, mais également dans la reconfiguration d’une nouvelle division internationale du travail et d’une nouvelle forme de colonialisme des données, qui, elles, reproduisent les inégalités entre le Nord et le Sud.

Les chapitres 13 à 17 analysent ensuite les articulations idéo¬logiques, culturelles et environnementales de ce nouvel ordre institutionnalisé du capitalisme. Notre thèse sur l’idéologie, la culture et la « siliconisation » du monde explore la culture du solutionnisme technologique promue par les principaux acteurs de Silicon Valley et scrute les nouvelles idéologies issues d’un étrange partenariat entre des philosophes de l’Université d’Oxford et les milliardaires de la technologie, telles que le long-termisme, l’altruisme efficace et les théories des « risques existentiels ». Nous soutenons également que, contrairement aux discours techno-optimistes les plus en vogue, les algo¬rithmes ne nous sauveront pas d’un désastre écologique, puisqu’ils accélèrent plutôt la crise écologique. Notre analyse documente les empreintes écologiques et énergétiques du capital algorithmique en tant qu’industrie extractive et pré¬sente les limites des applications d’IA quant à la gestion environnementale.

Les chapitres 18 à 20 explorent enfin les voies de réforme, de dépassement et de sortie du capitalisme algorithmique. Sur le plan éthique, nous développons une théorie philosophique de la vertu, qui favorise la résistance individuelle et collective, ainsi que le dépassement du capitalisme algorithmique. Nous examinons différents scénarios de descente énergétique, de démocratisation du développement technologique, puis de sobriété numérique individuelle et collective. Nous actuali¬sons également le débat sur la planification économique à la lumière des potentialités et des limites de la planification par les algorithmes. En dernier lieu, nous posons les jalons d’une transition esquissant : une piste vers un monde postcapitaliste, « technosobre », écologique, juste et démocratique.

FRACTURES 11
Numéro 03. Volume 09

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