Édition du 14 mai 2024

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Arts culture et société

« Le Déserteur » de Dani Rosenberg

Réalisé avant le massacre perpétré en Israël par le Hamas le 7 octobre 2023 et la sale guerre toujours en cours en particulier dans l’enclave palestinienne à Gaza, « riposte militaire » interminable aux conséquences terrifiantes pour les populations civiles ( des deux côtés, palestiniennes au premier chef ), « Le Déserteur » du jeune cinéaste israélien Dani Rosenberg est percuté de plein fouet par l’ampleur de la tragédie qui se déroule sous nos yeux.

Tiré de Le café pédagogique.

Par Samra Bonvoisin

Voir la bande-annonce

Au départ, le réalisateur s’inspire de sa propre expérience : jeune soldat, il a osé une échappée de quelques heures avant de retourner au front. Aussi imagine-t-il la course folle d’un soldat de 18 ans, son héros saisi d’une impulsion irréversible, tournant le dos au champ de bataille – un village palestinien en ruines – pour rejoindre à toutes jambes, par tous les moyens de locomotion à sa disposition, Tel-Aviv. Sa ville, là où vivent son amoureuse et sa famille. La cavalcade sans frein, burlesque et drôle, la fuite éperdue et angoissée d’un jeune héros solitaire opposant sa fureur de vivre au chaos du monde et à la logique de guerre sans fin donnent au film audacieux et sensible de Dani Rosenberg une dimension politique inestimable.

*Un jeune soldat plus rêveur que déserteur*

Pris dans le mouvement incessant et l’énergie débridée d’un corps qui va plus vite que son esprit, Shlomi ( Ido Tako, visage impassible, corps de gymnaste virtuose ) risque à tout moment d’être rattrapé par la gravité de son acte de « désertion ». Il a beau se démener comme un beau diable, pédaler sur son vélo à en perdre haleine d’un « refuge » momentané à un autre, le contexte social et politique ( une ville en état d’alertes répétées, des habitants tendus entre patriotisme exacerbé et jouissance du présent, des militaires en patrouilles visibles… ), la situation violente et tragique lui saute à la figure.

Comment notre héros, bien plus rêveur que déserteur, pourrait-il concilier ses aspirations romanesques avec les impératifs guerriers de son pays ?

*De la nuit du combat aux lumières dangereuses de la ville*

Immersion immédiate dans le noir complet zébré d’éclairs, traversé par le bruit des armes. Shlomi et son petit groupe couchés dans un abri attendent la fin du repli pour reprendre le combat. La pause finie, notre jeune homme laisse le chef et son bataillon s’avancer tandis qu’il prend la direction opposée. Avec d’infinies précautions, son arme pointée devant lui, il s’éloigne à pas de loup avec une lenteur calculée d’un village palestinien ravagé et croise quelques enfants fuyant à sa vue. Puis il presse le pas jusqu’à prendre le rythme inouï de grandes enjambées accompagnées à un train d’enfer par des travellings latéraux dévoilant les paysages désolés qu’il traverse à en perdre le souffle, échappée modulée par la musique originale ( composition : Yoval Semo ) aux accents free jazz.

En atteignant Tel-Aviv, métropole affairée et trépidante, il paraît en épouser le quotidien agité et se fondre dans les dédales urbains.

Il n’en est rien, sa folle fuite ne peut s’arrêter. D’un endroit à l’autre, les problèmes existentiels se posent et, à demi-résolus, d’autres surgissent : comment se débarrasser de la tenue militaire et revêtir des habits civils ? Comment échapper aux patrouilles et aux différentes autorités militaires, services secrets compris, qui s’interrogent sur sa disparition ? Comment prendre le temps d’esquisser quelques pas de danse avec une grand-mère songeuse et trouver là un grand lit pour y dormir du sommeil profond d’un enfant épuisé de fatigue ? Comme convaincre l’amoureuse retrouvée de renoncer à son projet de départ pour l’Étranger ? Et la retrouver dans un lieu sûr pour la prendre dans ses bras sans être interrompu en plein élan ?

Comment s’y prendre pour trouver de l’argent alors que de naïfs touristes juifs français lui confient leurs affaires ( et leurs cartes de crédit ) pour un bain de mer d’où lui-même sort en maillot après un plongeon sous-marin ? Bref moment de jouissance et de répit avant un nouvel épisode qui se transforme en course-poursuite contre le voleur retrouvé en slip et détalant comme un dératé dans les rues de la cité.

*Solitude du coureur de fond : la mort aux trousses, le goût de la liberté*

En vérité, Shlomi voudrait bien prendre le temps de vivre, de dévorer à pleines dents le premier repas de plats savoureux étalés devant lui dans un bar avant qu’un nouveau danger ne le fasse quitter les lieux à bride abattue. Il faut dire que sa fuite inconsidérée s’est transformée en « affaire d’État ». Ses parents interrogés par les différents services ne savent rien, redoutent une mort annoncée. Sa mère, très contrariée, promet de ne rien dire lorsque son fils inquiet se confie puis repart sans demander son reste. En bref, lorsque la médiatisation est telle que l’hypothèse d’un kidnapping par des terroristes ( très vraisemblable, cela s’est déjà produit ) est reprise à la télévision et entraîne des représailles militaires…, l’aventure rocambolesque bascule encore et prend une tournure tragique aux prolongements insoupçonnés.

Mu par une logique de l’inachèvement, notre jeune homme fiévreux, en personnage très « premier degré », placide face aux situations les plus abracadabrantesques, à la façon de Buster Keaton ou de Jacques Tati ( tous deux chers au cinéaste ), se retrouve dans une impasse terrible.

Devenu l’acteur involontaire d’un événement national, il est filmé dans sa détresse et sa solitude assoiffées de liberté comme « un enfant qui chante dans le noir pour chasser sa peur », selon les mots du réalisateur. Même si l’arrière-plan, celui d’un film noir, laisse poindre « la réalité refoulée de l’occupation et du fanatisme religieux qui ne cesse de gagner du terrain en Israël et en Palestine », Dani Rosenberg ne lâche pas son héros aventureux et intrépide, incarnation d’une nouvelle génération que figure à sa façon le protagoniste du « Déserteur » dans « la volonté à tout prix de fuir notre existence sanglante ».

Samra Bonvoisin, Le Café pédagogique, 2024-03-24

*« Le Déserteur », film de Dani Rosenberg – sortie le 24 avril 2024 (en France)*

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*Sélections : Prix de la critique, prix de la meilleure musique, festival de Montpellier, Compétition officielle, festival de Locarno 2023.*

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