Édition du 23 avril 2024

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Arts culture et société

« Zone d'intérêt » entre la Palestine, la Syrie et la condition humaine

« Zone d’intérêt » est un film glaçant par son réalisme, et par son extraordinaire capacité à incarner le sens de la « déshumanisation » et ce qu’elle peut engendrer en termes d’atrocités. Glazer a déclaré que la compréhension de son film ne se réduit pas seulement au traitement du passé ou des atrocités historiques, mais s’inscrit aussi dans le contexte de ce qui se passe à Gaza aujourd’hui.

Tiré du blogue de l’auteur.

Le film Zone d’intérêt du réalisateur britannique Jonathan Glazer, lauréat de l’Oscar de cette année, a suscité une vive controverse parmi les écrivains et les professionnels de la culture et du cinéma en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Non en raison de son contenu, de sa cinématographie ou de la construction de ses personnages, mais à cause des propos tenus par son réalisateur dans son discours à la cérémonie des Oscars.

Glazer a déclaré que la compréhension de son film ne se réduit pas seulement au traitement du passé ou des atrocités historiques, mais s’inscrit aussi dans le contexte de ce qui se passe à Gaza aujourd’hui. Il a exprimé son rejet de l’instrumentalisation de l’ « Holocauste » pour justifier les guerres en cours, la déshumanisation et la perpétration de crimes.

En réponse à son discours, plus d’un millier de personnalités du cinéma s’identifiant comme juives ont rejeté l’analogie qu’il aurait – selon elles - faite entre l’Holocauste et la guerre en Palestine depuis le 7 octobre 2023.

Par ailleurs, des intellectuels et des organisations juives progressistes ont défendu Glazer, estimant que le refus de confronter le passé au présent et la confiscation de la mémoire de l’« Holocauste » ne sont rien d’autre que des tentatives de dissimulation des crimes et de la « guerre génocidaire » menée par Israël contre les Palestiniens.

Naomi Klein, journaliste et universitaire féministe canadienne, a écrit un article percutant dans The Guardian dans lequel elle évoque l’habituation des gens à vivre près du génocide dont ils savent qu’il est en train de se produire. Comme le montre le film, seul un mur les sépare de son horreur. Elle interpelle sur le fait qu’aujourd’hui, nous soyons à quelques murs de Gaza, où des actes de génocide se produisent depuis près de six mois, sans que personne n’intervienne pour les faire cesser.

Entre la banalité du mal et l’amour des roses

L’histoire de Zone d’intérêt décrit les détails quotidiens de la vie de la famille d’un officier nazi allemand qui dirigeait le camp d’Auschwitz, où, sur ses ordres, les nazis ont brûlé des milliers de prisonniers juifs, après les avoir réduits à l’esclavage, torturés et pillé leurs biens.

Elle renvoie d’emblée à l’idée de « la banalité du mal », ou sa normalité telle qu’évoquée par Hanna Arendt dans son livre sur Eichmann.

La famille vit dans une maison située à quelques mètres des usines de la mort, d’où s’élève parfois une fumée indiquant que l’incinération des cadavres est en cours. Ils dorment, se réveillent, font des fêtes aux buffets garnis, s’offrent des vêtements et cadeaux (ainsi que des biens volés), tandis que leurs enfants jouent dans une piscine au milieu des bruits, des cris, des coups et des tirs d’exécution provenant du camp voisin.

Le père - l’officier - semble doux et affectueux avec sa femme et ses enfants, en particulier ses filles, auxquelles il lit des histoires pour les border après une longue journée de travail routinier. Des journées à recevoir des instructions, à les exécuter avec diligence, à discuter avec ses supérieurs et ses subordonnés de l’« efficacité » des performances et de l’importance d’augmenter les chiffres (c’est-à-dire le nombre de personnes tuées), et de la meilleure stratégie d’organisation de la « solution finale » par l’usage des fours et leur refroidissement afin de les vider des cendres et les remplir de nouveau de cadavres dans un temps optimal.

Nous le voyons ensuite furieux, donner des ordres pour sanctionner les soldats allemands et les membres de la SS qui cueillent sans ménagement des fleurs dans les jardins, alors qu’ils sont sensés les entretenir pour embellir le camp [de la mort] et ses alentours.

Dans le même temps, nous apercevons l’épouse cultiver avec sérénité son jardin au pied du mur qui sépare leur maison d’Auschwitz, s’émerveiller de ses belles couleurs et initier son bébé à toucher et à sentir le parfum des fleurs.

Ainsi va la vie d’une famille allemande installée dans la Pologne occupée, vivant à côté du lieu de « travail » du père.

Son œuvre n’est rien d’autre que le « mal absolu », à savoir l’extermination de « l’autre », transformé en numéro ou en objet ou en matière dépourvue de tout attribut ou relation humaine. Les choses atteignent le paroxysme de la « banalité du mal » au moment où l’officier-père est sur le point de vomir, pour des raisons que le réalisateur nous laisse deviner, puis la caméra bascule soudainement dans l’instant présent.

On voit ce qu’est devenu Auschwitz aujourd’hui, l’on aperçoit des employées balayer des salles qui ont été témoins de massacres quotidiens il y a des décennies, et d’autres lustrer ce qui reste des fours crématoires, ou essuyer la vitre transparente qui sépare les visiteurs des milliers de chaussures appartenant à ceux qui sont morts dans l’une des tragédies les plus atroces de l’histoire contemporaine.

Les murs de Palmyre et le champ de bataille de Gaza

Mais la « banalité du mal », ou la complicité avec le mal pour ensuite en faire un sanctuaire ou un musée qui risque d’être coupé du monde contemporain et des crimes en cours, est ce contre quoi le brillant réalisateur Glazer s’élève.

Il a surtout insisté sur l’effet miroir entre l’horreur décrite dans son film et la guerre de Gaza d’aujourd’hui. Une guerre avec laquelle non seulement nous coexistons, mais qui conduit certains à évoquer le passé pour rendre acceptable l’extermination de l’humanité d’autrui.

Ce film, dans lequel le réalisateur a réussi à restituer l’intensité de la violence sans la moindre scène « sanglante », nous rappelle ce qu’écrivait Franz Fanon à propos d’un officier français chargé de torturer les prisonniers algériens pendant la guerre de libération, et de son quotidien bureaucratique dans les prisons, avant de rentrer chez lui pour retrouver normalement sa famille. Il sera plus tard hanté par des cauchemars.

On peut aussi imaginer comment les années ont passé et continuent de s’écouler dans la « Syrie d’Assad », où la vie se poursuit non loin des murs des prisons de Palmyre depuis les années 1980 ou de Saidnaya aujourd’hui-même. Ces usines de la mort où des dizaines de milliers de Syriens sont tués ou continuent d’y mourir sous la torture, transforment des êtres en chiffres ou en images insoutenables que l’on regarde parfois avec effroi sur Facebook, avant de poursuivre notre vie quotidienne et vaquer à nos occupations malgré l’horreur et la conscience des événements récurrents.

Bien sûr, nous pouvons comparer la roseraie du film, méticuleusement entretenue à côté du lieu de torture et d’extermination des prisonniers, avec tous nos jardins, ou les jardins des villes et villages où nous vivons, géographiquement proches du champ de bataille de Gaza, ou visuellement en contact avec ses événements, que nous suivons depuis des mois directement à travers les médias et les réseaux sociaux. Nous les suivons avec stupéfaction, colère, avec un excès de haine pour les auteurs et pour le monde qui leur permet de continuer. Nous les suivons avec tristesse et chagrin, tandis que notre impuissance nous demande d’essayer de d’oublier le matin ou le soir l’horreur, afin de pouvoir respirer et continuer à accomplir nos tâches quotidiennes.

En ce sens, on peut dire que Zone d’intérêt est un film qui échappe au cadrage, à la classification exclusive, à la géographie et au temps. Il s’agit sans aucun doute de l’Holocauste et d’Auschwitz, mais aussi, et dans la même mesure, des relations humaines quotidiennes et routinières qui se déroulent parallèlement au meurtre de masse et dans son ombre, de la trahison, du trouble, de l’ambition, de l’exploitation, de l’accoutumance au « mal » et de l’adaptation à ses scènes, comme s’il s’agissait d’un décor ou d’un bruit de fond toujours présent, dérangeant jusqu’à l’insomnie et pour autant domestiqué.

Zone d’intérêt est un film glaçant par son réalisme, par la froideur de ses personnages (à l’exception de la belle-mère de l’officier) et par son extraordinaire capacité à incarner le sens de la « déshumanisation » et ce qu’elle peut engendrer en termes d’atrocités et de cadavres brûlés.

Puis, une « jeune polonaise inconnue » s’invite et s’infiltre de nuit dans les événements du film. Le réalisateur la présente en « négatif », circulant secrètement et courageusement à bicyclette entre les champs autour d’Auschwitz, où les prisonniers sont contraints de travailler durement pendant la journée avant d’être tués. Elle y disperse des fruits et un brin de vie parmi les roses et les arbres, pour leur signifier que des gens ne consentent pas à les abandonner à leurs bourreaux sans rien faire et aux spectateurs silencieux qui assistent à la combustion de leurs os. Elle essaie de leur dire qu’à sa façon, elle refuse de les exclure de l’humanité commune.

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